Rapport d'étonnement

Tous les rapports d'étonnement


"UNE CARTE DIGITALE DE LA ROUTE À CERISY"

PAR ANGÈLE LE PRIGENT, EMMA-SOPHIE MOURET, ROMAN SOLÉ-POMIES ET JEAN-CLÉMENT ULLÈS


Du 8 au 14 septembre 2023, s'est tenu à Cerisy le colloque Comprendre la route : entre imaginaires, sens et innovations, sous la direction de Mathieu Flonneau et Frédéric Monlouis-Félicité. Le dernier jour, quatre jeunes chercheurs ont présenté leur rapport d'étonnement.

Mathieu Flonneau, Abel Girard, Agathe Daniel, Manon Espinasse,
Jean-Clément Ullès, Angèle Le Prigent, Roman Solé-Pomies,
Emma-Sophie Mouret, Frédéric Monlouis-Félicité


Angèle Le Prigent est doctorante en science politique au Laboratoire Arènes à l'université de Rennes dont la thèse porte sur la trajectoire d'évolution différenciée du réseau routier national non concédé à partir d'une comparaison entre la Bretagne et l'Occitanie ;
Emma-Sophie Mouret est docteure en histoire de l'aménagement du territoire et de l'environnement, LARHRA, Université Grenoble Alpes ;
Roman Solé-Pomies, est en thèse de doctorat au Centre de sociologie de l'innovation (Mines Paris-PSL), après un diplôme d'ingénieur de l'École des mines de Paris et un master de l’EHESS, ses recherches portent sur la mise en problème public de la gestion patrimoniale des infrastructures routières et sur les pratiques de maintenance de la voirie dans les petites collectivités de France métropolitaine ;
Jean-Clément Ullès est doctorant au Laboratoire de Géographie et d'Aménagement de Montpellier (LAGAM) à l'université Paul Valéry Montpellier 3 dont la thèse porte sur l'adaptation de l'offre intermodale de transport du bassin de mobilité montpelliérain aux nouveaux rythmes urbains dans un contexte de forte dépendance à l'automobile.


Jean-Clément ULLÈS : Pour commencer, nous tenons à remercier les organisateurs du colloque, Mathieu, Frédéric et Alphonse. Nous souhaitons également remercier le Centre culturel international de Cerisy qui ne serait pas ce qu'il est sans Edith, la famille et l'équipe du château, ainsi que l'ensemble des partenaires du colloque.

Emma-Sophie MOURET : En guise d'amorce, nous vous proposons de reprendre l'illustration de ce colloque : la carte digitale. En rouge, le cheminement que nous avons parcouru durant cette rencontre. En plus de ce chemin principal, nous souhaitons vous proposer plusieurs chemins de traverse, déviations ou voies parallèles.

Illustration du colloque "Comprendre la route : entre imaginaires, sens et innovations" (2023)

Avant cela, je souhaite revenir sur l'enthousiasme qui m'a parcourue à l'idée de participer à ce colloque sur la route. C'était important pour moi, car l'infrastructure route est encore peu étudiée par l'histoire des mobilités en France. Cerisy apparaissait alors comme une promesse de pouvoir discuter pendant plusieurs jours, avec des spécialistes, de mon objet de recherche. C'est chose faite, j'en suis ravie.

Angèle LE PRIGENT : J'ai également remarqué ce manque dans le domaine de la science politique. En effet, la dernière étude approfondie de la question routière remonte à la thèse de Florent Clément en 2013, portant sur les politiques autoroutières françaises après le Grenelle. Un constat édifiant et partagé a donc servi de point de départ à notre colloque. La route est la grande oubliée des débats publics et des travaux en sciences humaines et sociales. Je rejoins Emma-Sophie et je pense que nous avons relevé avec succès ce défi en faisant de ce colloque un espace dédié et foisonnant pour l'exploration de la route.
L'interaction entre différentes disciplines et expertises a permis de rassembler une multitude d'imaginaires liés à la route, qu'ils soient d'ordre patrimonial, esthétique, émotionnel (comme la sacralisation de la route dans les voyages, par exemple), économique, environnemental, etc. Cet apport collectif, à mon avis, est tout aussi important sur le plan individuel. Au-delà de la découverte de nombreuses recherches dans le domaine des mobilités routières et des acteurs de ce secteur, cet événement m'a également offert l'opportunité de partager mes propres travaux et de constater leur réception. Je pense notamment à la question de la réduction des ressources de l'État et de son rôle dans la décentralisation, une problématique soulevée par un des participants, qui vient corroborer mes observations sur le terrain. Les discussions suscitées par ma présentation m'ont également ouvert de nouvelles pistes de recherche. Aussi, nous avons pu découvrir ou redécouvrir ensemble un lieu riche en histoire et accueillant. Comme cela nous a été rappelé le jour de notre arrivée : "Il n'y a pas de verrous aux portes, c'est une maison de famille". Et, je suis convaincu que l'état d'esprit de ce château, caractérisé par son ouverture, a véritablement favorisé le dialogue et les échanges entre les participants.

Jean-Clément ULLÈS : Je rejoins en tous points l'enthousiasme de mes deux collègues. Assurément, ce colloque m'a permis d'approfondir mes connaissances sur la route, en tant qu'objet et infrastructure de mobilité. Nombre d'interventions m'ont permis de nourrir mes travaux de thèse. J'ai particulièrement apprécié découvrir les travaux sur la valeur du temps et la question des vitesses, et qui font écho à plusieurs points de réflexion de ma thèse.

Roman SOLÉ-POMIES : Je voudrais à mon tour commencer par remercier les organisateurs pour leur invitation, et par vous remercier tous et toutes pour votre ouverture dans nos conversations. J'ai découvert des approches très différentes de celles qui me sont familières, et il me semble que, dans chaque discussion, nous avons cherché à traduire nos analyses pour formuler une question commune. Je pense par exemple à des échanges que nous avons eus en séance hier après-midi encore sur l'utilité, l'esthétique et la sécurité, où nous avons vu comment des approches historiennes, industrielles et artistiques pouvaient se rejoindre pour interroger les politiques infrastructurelles sur un point très précis, celui de la perception visuelle de l'ordre routier en situation de conduite – mais aussi à des échanges plus informels.
Pour moi, ces rencontres et toutes les autres ont été particulièrement enthousiasmantes parce qu'elles ont en commun de se démarquer d'autres formes de savoir, plus autoritaires. Je pense à certaines pratiques des sciences de l'ingénieur, qui prétendent pouvoir énoncer des vérités générales sur la marche du monde sans les démontrer, sans expliciter leur contenu politique et moral, parfois au titre d'arguments d'autorité. Au contraire, notre démarche collective a montré que nous prenions au sérieux la difficulté de nos questions, et l'impossibilité évidente de prétendre à une solution routière définitive en un seul colloque.

Emma-Sophie MOURET : Ces quelques jours nous ont offert un espace de réflexion sur la route que nous avons investis au moyen d'une démarche interdisciplinaire. La richesse d'une telle approche est manifeste. Se sont ajoutées à cela des réflexions et interventions émanant de différents échelons décisionnels et parfois techniques. Nous disposions donc d'un formidable logiciel afin de penser la route. Pour accroître la pertinence de cette approche, nous aurions pu insister davantage sur la définition de nos outils conceptuels, à commencer par exemple par la notion de transition. Des précisions sur les personnes utilisant ce concept et leur bagages disciplinaires auraient permis de clarifier, voire de baliser, certaines approches de ce concept qui est omniprésent. Il en va de même pour celui de territoire ou d'acteurs.
Les discussions, interventions et questions qui ont fusé durant ces quelques jours constituent un apport précieux. Ces matériaux me permettent d'avoir un regard sur des points que j'aurais pu approfondir dans ma thèse, mais surtout sur de nouvelles perspectives de recherches. Parmi toutes les choses qui m'ont interpellées et auxquelles je serais plus attentive, je retiendrais tout particulièrement la force des imaginaires liés aux routes et la part non négligeable des rapports parfois intimes à la route. Cet aspect est en effet apparu en filigrane de nombreux échanges. Ces imaginaires et intimes de la route seront par exemple très utiles pour interroger les routes fermées, ou celles qui ne sont plus ce pour quoi elles ont été construites ou qui mènent vers ce qui n'est plus.
Cela m'a conforté que considérer la route comme un objet d'étude revient à choisir un point d'observation des plus pertinents pour observer les sociétés. Étudier la route et ses systèmes permet véritablement de prendre le pouls d'un territoire. La route est un équilibre où beaucoup de choses s'articulent, dont des imaginaires, ce qui fait que certains tropismes s'inversent par et depuis la route. C'est l'outil idéal pour une historienne qui cherche à comprendre les changements d'une société.

Roman SOLÉ-POMIES : Ce qui me frappe dans cette question des routes qui ont été, sont ou ne sont plus, c'est que c'est un problème pour les acteurs eux-mêmes. Dans ma recherche, j'ai tendance à partir du principe que l'expérience des personnes qui fabriquent les politiques routières dans leur travail quotidien doit être à la base de l'analyse. J'ai pu regretter que ces personnes, que ce soient les agentes et agents d'entretien, les élues et élus, ou encore les techniciennes et techniciens dans différentes administrations, ne soient pas plus représentées dans le colloque. Presque du début à la fin, nous avions cependant parmi nous Caroline Briand, de la direction des routes du département de Seine-et-Marne. Nous avons discuté à quelques reprises, y compris lors d'une soirée très chaleureuse comme j'ai découvert avec bonheur qu'on en vivait ici.
Au-delà des moments où elle souriait de certaines de nos approximations, de nos décalages avec la pratique des gestionnaires, Caroline Briand nous disait qu'elle aimerait que les gestionnaires de voirie puissent entendre des discussions comme celles que nous avons partagées, parce qu'elles valorisent les infrastructures comme un patrimoine, alors que l'activité des gestionnaires elle-même est généralement peu valorisée et doit composer avec des exigences contradictoires. La complexité de cette activité nous renseigne sur la temporalité des routes : celles-ci sont installées de longue date, leur histoire matérielle est souvent mal connue faute d'archives systématiques, alors que cette connaissance est nécessaire au travail qui se consacre à les faire durer.
Je vois dans ces difficultés que rencontrent les gestionnaires de voirie un lien de parenté étroit avec les questionnements que nous avons partagés pendant ces six jours. Bien sûr, les infrastructures routières représentent une source d'opportunités multiples, dans la continuité des siècles pendant lesquelles elles ont été transformées pour permettre une certaine organisation sociale. Cependant, elles sont aussi vécues aujourd'hui comme un encombrement. Cela peut paraître très péjoratif au premier abord, mais je crois qu'il faut l'assumer dans la mesure où c'est la source des préoccupations qui nous rassemblent.

Angèle LE PRIGENT : Je partage l'avis de Roman concernant les acteurs. Il a abordé la question des opérateurs, et je souhaite ajouter à cela le rôle du stratège, voire du législateur. Notre discussion a porté sur la gouvernance et l'adaptation aux différentes échelles. Ainsi, le retour des services de l'État chargés des routes ou celui de sénateurs et de députés aurait pu constituer une clé de lecture stimulante. Nous avons aussi interrogé les modèles de transition, qu'ils soient orientés vers des approches technicistes ou démocratiques. Nous avons exploré les contradictions inhérentes à la route, ses externalités négatives, mais il est intéressant de noter que nous n'avons que rarement évoqué les angoisses ou les colères suscitées par les questions liées aux infrastructures routières. À cet égard, la présence de militants, Gilets Jaunes ou écologistes, aurait pu être une source de controverse, mais aurait également pu apporter un éclairage précieux sur les limites et l'acceptabilité des modèles de transition proposés et discutés.

Emma-Sophie MOURET : Nous aurions aimé évoquer davantage certains acteurs. Par exemple, nous avons énormément apprécié la visite des carrières de granulat d'Eurovia et nous aurions beaucoup aimé enrichir cette lecture de la route avec une approche "au ras du bitume" en évoquant plus les agents de voirie qui posent et entretiennent ce même enrobé.
Les marges de la route auraient également pu être approfondies. On pense à tous les acteurs ne rentrant pas dans l'ordre et dans l'organisation créés par la route et dont la route est le lieu de l'expression de leur décalage social. Nous pensons aux prostituées, aux sans-abris vivant sous les ponts, aux migrants ou encore aux gens du voyage. En miroir, les gendarmes et agents sont chargés de surveiller ces personnes. Les routes sont à la charnière par et sur laquelle l'ensemble de ces acteurs se situent par rapport au reste de la société. C'est d'autant plus intéressant que ces marges sont très présentes dans les récits de la route, les imaginaires et représentations.

Angèle LE PRIGENT : La question de la marginalité me semble également être une caractéristique essentielle de la route contemporaine, perçue comme une infrastructure qui ordonne et donne un sens au monde, comme nous l'avons discuté hier après-midi. Cette question touche de plein fouet la notion de liberté que permet la route comme vecteur de reliance dans la vie quotidienne ou lors des voyages. Comme l'a souligné Jacques Levy mardi, l'automobile est souvent considérée comme une extension de l'espace privé. Bien qu'il soit important de distinguer le véhicule motorisé de son support, l'infrastructure routière, la route demeure un objet profondément paradoxal. Elle représente un espace de liberté pour certains et un espace marginal pour d'autres.

Roman SOLÉ-POMIES : Avec toutes ces ambivalences, les routes se présentent donc comme un encombrement parce que nous ne croyons plus vraiment aux promesses de la modernisation. Bien sûr, on peut toujours avoir une affection pour les récits futuristes qui font la part belle à de multiples fantasmes technologiques, mais ils ont paradoxalement le charme de l'ancien. Les infrastructures routières sont une trace matérielle laissée dans notre environnement par ces rêves. Au passage, il serait utile d'intégrer un peu plus à la suite de nos échanges l'histoire de violences coloniales, écologiques et de genre dont ces infrastructures sont un héritage.
Cette semaine, je crois que nous avons senti ensemble que nous vivions dans un monde plein de ces grandes choses encombrantes, auxquelles nous sommes malgré tout attachés. Les infrastructures routières en font partie, parmi beaucoup d'autres dont nous avons parlé aussi. Il n'est peut-être pas nécessaire de séparer dans ces attachements le rationnel et l'affectif. La discussion d'hier sur l'utilité et l'esthétique laisse plutôt pressentir que, quand on revient à l'expérience matérielle des infrastructures, ces dimensions sont étroitement entremêlées. Nous n'avons pas résolu ces questions théoriques, nous n'avons pas non plus dégagé différentes réponses possibles et clairement formulées, mais nous avons ouvert une certaine forme de réflexion.
Ces choses encombrantes et attachantes nous obligent, à tous les sens du terme. Elles nous obligent à engager une réflexion interdisciplinaire pour travailler ce souci que nous partageons. En nous efforçant presque systématiquement de spéculer sur l'action collective possible pour le futur, même dans nos réactions à la présentation de Dominique Bourg qui aurait pu être désarmante, nous avons montré que nous n'avions pas à vivre ce souci comme un enfermement. Je pense que cet effort spéculatif répondait à ces questions d'encombrement et d'attachement, et il appelle selon moi un travail de recherche sur les formes narratives, dans la suite également de nos discussions sur la littérature, le cinéma ou le théâtre. Peut-être pourrait-on imaginer un futur colloque de Cerisy sur les récits d'infrastructures, pour nous concentrer davantage sur le détail des techniques narratives qui travaillent nos attachements à ces grands réseaux techniques.

Jean-Clément ULLÈS : Nous avons eu l'opportunité d'explorer de nombreuses facettes de la route, mobilisant une diversité de disciplines dans le domaine scientifique. Cependant, il semble avoir manqué une analyse plus approfondie sur la relation entre le numérique et la route, un autre chemin de traverse qui aurait pu être mobilisé lors de ce colloque. À première vue, plusieurs éléments retiennent notre attention. Tout d'abord, il convient de caractériser la nature de la relation, entre la route et les principaux fournisseurs de services de navigation, accessibles sur les smartphones. Il ne fait aucun doute que des applications telles que Google Maps et Waze occupent une position prépondérante dans le paysage de la mobilité actuelle. À titre d'exemple, Waze compte plus de 100 millions d'utilisateurs aujourd'hui et a été acheté par Google en 2013 pour plus d'un milliard de dollars, témoignant de son importance stratégique dans l'orientation des usagers sur les routes. D'autre part, les utilisateurs de ces applications de navigation transmettent un grand nombre de données de déplacement, et sont cruciales pour mieux comprendre nos modes de vie. Ces données englobent les origines et les destinations des déplacements, les vitesses des véhicules, les points de congestion, les rythmes de vie urbains, etc. De plus, les collectivités territoriales (gestionnaires de l'infrastructure et autorités organisatrices de la mobilité) ont la possibilité d'acquérir ces nouvelles données de mobilité dans le cadre de leurs diagnostics. Enfin, le concept de la Mobilité as a Service (MaaS) se situe à l'intersection des pratiques de mobilité, du changement modal et de l'utilisation du numérique. Finalement, nous aurions pu poser la question, non sans provocation : qui, aujourd'hui, connaît mieux la route que Google ? Cette question renvoie également à l'importance des données dans la gouvernance des mobilités aujourd'hui.

Emma-Sophie MOURET : Nous souhaitons de nouveau remercier l'ensemble des participants car nous avons construit ces réflexions ensemble. Cerisy est une expérience formatrice pour les jeunes chercheurs et à ce titre, la mission de Mathieu, Frédéric et Alphonse est très réussie. En effet, durant ces quelques jours et surtout ces dernières heures, les échanges que nous avons eus, nos envolées, nos rires et parfois nos nuances, ont été, en plus d'un réel plaisir propre à l'esprit de Cerisy, un exercice scientifique des plus stimulants. Nous vous en remercions.

Témoignage

Tous les témoignages


"UNE SECONDE FOIS SUR LA ROUTE MENANT À CERISY"

RENCONTRE AVEC MARIE DÉGREMONT


C'est la deuxième fois que nous la rencontrions à Cerisy. La fois précédente, c'était en 2019 à l'occasion du colloque La pensée aménagiste en France : rénovation complète ?. Cette fois, c'était à l'occasion du colloque Comprendre la route : entre imaginaires, sens et innovations, codirigé par Mathieu Flonneau et Frédéric Monlouis-Félicité du 8 au 14 septembre 2023, à l'initiative de la Fabrique de la Cité, qu'elle a rejointe en mai dernier au titre de directrice adjointe des études. Elle témoigne ici de son plaisir à retrouver Cerisy, un cadre qu'elle trouve propice au croisement de regards d'experts de différents horizons professionnels et disciplinaires.

Photo de groupe du colloque


C'est le deuxième entretien que vous m'accordez à Cerisy [entretien en ligne sur le site L'EPA Paris-Saclay]. La première fois, c'était à l'occasion du colloque La pensée aménagiste en France : rénovation complète ? auquel vous aviez participé au titre de cheffe de projet au Département Développement durable et numérique de France Stratégie. Cette fois, c'est à l'occasion du colloque Comprendre la route : entre imaginaires, sens et innovations, au titre de directrice adjointe des études à La Fabrique de la Cité, membre du Cercle des partenaires de Cerisy et à l'initiative de ce colloque…

Marie Dégremont : En effet. J'ai rejoint la Fabrique de la Cité en mai dernier au terme d'un cheminement fait de méandres tout autant que de lignes droites ! Ce qui rend d'ailleurs l'expérience cerisyenne d'autant plus savoureuse : on a beau avoir fait beaucoup de route (au sens figuré comme au sens propre) entre deux colloques, on retrouve ce lieu tel qu'on l'avait quitté.

Quel a été votre parcours depuis votre précédente intervention à Cerisy ?

Marie Dégremont : J'ai quitté France Stratégie pour rejoindre le Haut-commissariat au Plan au titre de conseillère auprès de François Bayrou sur des sujets variés — l'énergie, mon terrain d'expertise initial, mais aussi la démographie et la réindustrialisation. Travailler auprès d'une telle personnalité politique a été une expérience enrichissante. Dans la foulée de l'élection présidentielle de 2022, j'ai intégré le cabinet de la ministre de la Transition écologique et de la Cohésion des Territoires, Amélie de Montchalin puis de son successeur, Christophe Béchu. Ironie de l'histoire : en 2013-2014, je m'étais lancée dans un projet de thèse, mais sans parvenir à disposer d'un financement. Or, il portait sur les rapports entre écologie et territorialisation, qui se trouvent désormais, dix ans plus tard, au cœur de l'action d'un ministère et non des moindres. C'est dire si cela avait du sens pour moi de rejoindre ce ministère — en tant que plume et chargée de la prospective. Une autre expérience d'autant plus stimulante qu'elle a permis à la spécialiste des politiques publiques que je suis de vivre de l'intérieur le processus de décision qui préside à leur élaboration, de surcroît sur des enjeux majeurs. Je n'ai pas souvenir d'avoir vécu une expérience professionnelle aussi intense ! Au bout de huit mois, j'ai eu envie de disposer de plus de profondeur de champ dans mon analyse des sujets. Le temps de me soumettre aux procédures de prévention des conflits d'intérêts, j'ai pu rejoindre la Fabrique de la Cité en tant que directrice adjointe des études. Tout en continuant à suivre mes sujets de prédilection, l'énergie et les mobilités, j'ai l'opportunité d'en investiguer d'autres. Au cours de ce colloque, vous avez pu apprécier l'engagement de l'équipe de la Fabrique de la Cité, pour imaginer le plaisir que j'ai à écrire cette nouvelle page de mon parcours professionnel.

Sans avoir su que cette nouvelle page vous donnerait l'occasion de revenir à Cerisy…

Marie Dégremont : Non, en effet ! J'ignorais, au moment de poser ma candidature, que la Fabrique de la Cité avait programmé ce colloque. La surprise n'en fut que plus agréable. Sans que nous le sachions, nos esprits s'étaient déjà rencontrés autour de cet intérêt commun pour Cerisy !

Nous réalisons l'entretien à l'issue de ce colloque que vous avez rejoint "en cours de route" en y étant restée cependant assez de temps pour en avoir un large aperçu. Quel enseignement principal en tirerez-vous sur le fond, la route, ses enjeux et ses défis ? Qu'a-t-il permis de dire d'original sur cet "objet" qu'on croit connaître pour l'emprunter tous les jours, d'une façon ou d'une autre ?

Marie Dégremont : Ce que j'en retiens, c'est d'abord la richesse des éclairages apportés par le croisement des regards : ici, les intervenants viennent d'horizons très divers, tant au plan disciplinaire que professionnel. De prime abord, on a tendance à voir la route comme une question d'ingénieurs — au prétexte qu'elle serait une affaire d'enrobés, d'infrastructures… En réalité, c'est l'affaire de bien d'autres professionnels et de chercheurs, y compris en sciences humaines et sociales, qui n'en partagent pas tous la même vision, y compris au sein d'une même discipline. Ce qui rend les discussions d'autant plus intéressantes.
C'est que la route revêt de multiples dimensions, aussi bien techniques, économiques et sociétales qu'esthétiques. Invitation au voyage, elle est une source d'inspiration pour les écrivains, les poètes et d'autres artistes. Autant de facettes que le colloque a su donner à voir au fil des communications en explorant jusqu'à son imaginaire. Si on croyait tout savoir de la route, force est d'admettre qu'on avait encore beaucoup à en apprendre. Forcément, les visions des uns et des autres sont loin d'être toujours convergentes. Pour autant, les désaccords n'ont pas empêché la discussion de se poursuivre. Ici, à Cerisy, les gens font preuve de beaucoup de tolérance, d'un réel esprit d'ouverture et c'est aussi pour cela qu'on ne demande qu'à y revenir.

Un mot sur le cadre : le château, son parc, la durée du colloque…

Marie Dégremont : A priori, ce cadre paraît à des années-lumière de notre sujet : nous sommes dans un château comme posé au milieu des pâtures. Pour autant, la route n'est pas totalement absente. On l'emprunte d'ailleurs pour venir jusqu'ici depuis Paris ou d'une gare des environs, pour aller au village ou se promener tout simplement. De sorte qu'on peut éprouver concrètement les difficultés de la cohabitation entre usagers de la route. À l'image du chemin qu'il nous reste à parcourir pour la décarbonation des mobilités !

La cloche sonne ! Vous savez ce que cela signifie…

Marie Dégremont : (Rire) Oui, bien sûr ! Que les communications vont reprendre et que nous devons regagner la bibliothèque toute affaire cessante !

Propos recueillis par Sylvain ALLEMAND
Secrétaire général de l'AAPC

Rapport d'étonnement

Tous les rapports d'étonnement


"CERISY FACE AUX TECHNOLOGIES "ZOMBIES""

PAR PHILIPPINE COUTAU ET CYRIL MONETTE


Du mercredi 30 août au mardi 6 septembre, s'est tenu le colloque Où sont les technologies d'avenir ? De Simondon à la science-fiction sous la direction de Vincent Bontems, Christian Fauré et Roland Lehoucq. Deux étudiants de la Fondation suisse d'études avec laquelle le CCIC a engagé un partenariat, Philippine Coutau (Bachelor d'arts et sciences tourné vers les sciences environnementales et les beaux-arts) et Cyril Monette (doctorant en biorobotique), nous ont adressé leurs impressions et interprétations à la fois sur les travaux du colloque et sur les modalités de vivre et de penser à Cerisy.

Dai Li, Vincent Bontems, Pierre-Marie Pouget, Philippine Coutau,
Jacques Jacot, Cyril Monette, Cléo Collomb, Élie Chevignard


Philippine COUTAU : Une autre façon de comprendre notre relation au monde

Cette semaine passée à Cerisy a démontré avant toute chose les bienfaits d'imaginer d'autres réalités potentielles. Dans un monde fragmenté, où tout va à une vitesse folle, où la précarité croît en parallèle avec la croissance économique, où le "progrès" repose sur de gigantesques émissions de CO2, quand trouvons-nous le temps de ralentir ? C'est pourquoi j'ai adoré toutes ces présentations et débats qui m'ont fait entrevoir une autre façon de comprendre notre relation au monde, malgré des termes techniques parfois difficiles à suivre.

Se rapprocher de la science-fiction, redéfinir les méthodologies philosophiques et les appliquer sur le terrain, retracer les généalogies d'objets techniques, interroger l'héritage, le terroir, pour réactualiser le présent, "déprojetiser", sont des idées qui permettent d'élargir nos imaginaires. À Cerisy, je n'ai plus eu l'impression que le progrès était exponentiel, mais qu'il grouillait dans plusieurs domaines se recoupant pour former une vision d'un monde rempli de technologies à "soutenabilité forte", prenant en compte des ontologies diverses.

Face au changement climatique et à un monde qui se "zombifie", l'envie de se terrer dans un bunker semble plus forte que celle d'agir. Cependant, il souffle un joli vent d'espoir quand on est encouragé à s'affranchir des normes en place et à créer une nouvelle diversité de valeurs épistémiques et d'actions, inscrites dans des réalités potentielles. Alors, je me dis en écoutant les différents participants que peut être nous ne fonçons pas droit dans le mur et qu'il reste une chance d'articuler de nouveaux futurs.

Les comportements émergents résultent d'actions collectives, et je quitte Cerisy en pensant qu'il faudrait enseigner dès le plus jeune âge à penser différemment, ensemble, avec, et que tous les obstacles des situations limites peuvent être surmontés. Si l'on parvient à combiner éducation et imaginations débridées, à déconstruire la compétitivité pour apprendre à écouter et dialoguer, peut-être parviendrons-nous à construire collectivement les technologies d'une humanité résiliente.

Enfin, ce furent de très belles journées passées à échanger et à apprendre, à prendre le temps de comprendre grâce à de longues conversations hors de la bibliothèque (et grâce à la gentillesse des intervenants qui prenaient le temps de m'expliquer certaines de leurs idées !). Je vous remercie donc encore mille fois pour ces heures passées à réfléchir à d'autres futurs !


Cyril MONETTE : Du tissage intime de la technologie aux sociétés…

Ce colloque a su pertinemment traiter de la question technologique et de son tissage intime aux questions de société sous-jacentes. C'est donc ce tissage que je vais mettre en lumière en synthétisant les propositions faites en ajoutant quelques pistes de réflexion peu abordées.

Comme l'a présenté José Halloy, le problème est assez simple : comment équilibrer un système Terre dont l'entrée est l'énergie solaire et la sortie la somme d'autres flux (matériels, thermiques, etc.) qui régissent nos environnements, mais aussi nos existences (il faut bien manger…). Autrement dit, à quel point voulons-nous altérer l'entropie de notre environnement avec une quantité finie d'énergie (énergie fossile ou nucléaire pour en nommer deux) et l'apport constant dont nous jouissons grâce au soleil ?

À mesure que le stock s'épuise, on se rend compte de notre dépendance à cette abondance énergétique, dont la meilleure traduction est la traduction démographique (+300% dans ce dernier siècle). Nous sommes donc face à un problème de sevrage. C'est précisément cette question qui a été traitée par Jean-Hugues Barthélémy et Ludovic Duhem avec le concept d'écotechnologies, ou par les “Right techs” de Vincent Bontems, ou encore les "Middle techs" de Victor Petit. Leur point commun est le dépassement des oppositions faciles entre high tech et low tech, technique et nature, technosolutionnisme et écologisme technophobe. Ce sont des approches analytiquement pertinentes dans le sens où elles prennent en compte notre dépendance aux énergies fossiles tout en étant conscient de l'aspect transitoire de ces réserves. Il s'agit en effet de mettre en place des technologies à soutenabilité faible (c'est à dire non-utilisables à très long terme) qui nous permettront de concevoir des technologies à soutenabilité forte développées entre temps.

Cependant, comme l'a rappelé Anaïs Nony, le savoir seul ne suffira pas à résoudre tous nos maux et une implémentation relève d'autres compétences que de la technique. Il est clair qu'un changement de trajectoire technologique doit s'accompagner d'une "réforme" de la culture technique sous-jacente, par une approche patrimoniale comme l'a proposé Florence Hachez-Leroy ou encore par la valorisation de la notion de terroir technique, comme Élie Chevignard l'a illustré au travers de l'industrie horlogère jurassienne. Il me semble possible d'élargir cette notion de terroir technique pour non seulement relater des arcs technologiques du passé, mais aussi envisager ceux qui sont à venir et, notamment, avec les idées de Philippe Bihouix de redistribution de certaines industries technologiques directement au sein des territoires.

Ce changement de culture doit s'ancrer autour d'une réappropriation des technologies : si on ne comprend pas facilement une technologie, alors il y a de grandes chances qu'elle soit "zombie", c'est à dire qu'elle repose sur des sources d'énergie qui n'existeront plus dans 100 ans. Ce regard critique me semble être une priorité : il s'agit d'une pièce de Mikado qui ne fait pas s'effondrer les autres (le système) et permet de préparer le paysage socio-culturel à une transition des pratiques et habitudes. Et ce sont des lieux de réparations, comme des Hackerspaces, FabLabs ou encore des Repairs Cafés qui joueront un rôle majeur.

Je terminerai par mentionner une approche qui n'a que très peu été considérée, si ce n'est par Edith Heurgon en mentionnant le colloque Le renouveau du sauvage de fin juin 2023, qui consiste à considérer les questions spirituelles pour ancrer cette culture éco-technologique. Le concept d'écotechnologies vise à dépasser l'opposition nature/culture, mais il est difficile de parler d'ancrage culturel des technologies — en interaction obligatoire avec l'environnement naturel — en balayant de la main la question de la spiritualité, quelle qu'elle soit d'ailleurs. Un colloque sur nos horizons de "spiritualités éco-technologiques” n'aurait-il pas tout son sens pour combler ce manque de sens dont souffrent les jeunes ingénieurs ?

Témoignage

Tous les témoignages


"CERISY À L'HEURE D'UNE EUROPE POLYGLOTTE"

RENCONTRE AVEC KRISTIN ENGELHARDT, JAN FISCHER, FREDERIKE LIEVEN,
MARIUS MASSON, JONAS NICKEL, NATALIE SCHWABL, MARIIA SHEPSHELEVITCH ET FRIEDER SMOLNY


Étudiantes et étudiants français, allemands, croate et russe, ils sont venus à Cerisy, dans le cadre de l'école d'été de l'université franco-européenne, portée par Wolfgang ASHOLT, professeur émérite de Littératures romanes à l'université d'Osnabrück, et Johann CHAPOUTOT, professeur d'histoire contemporaine à la Sorbonne, pour contribuer au colloque L'Europe : héritages, défis et perspectives, codirigé par le premier et Corine PELLUCHON, du 19 au 27 août 2023. C'est la première fois qu'ils se rendaient à Cerisy. Comment s'y sont-ils retrouvés ? Connaissaient-ils ce lieu avant d'y venir ? Comment caractériseraient-ils cette expérience cerisyenne ? Éléments de réponse à travers cet entretien choral auquel ils ont bien voulu se livrer.

Frieder Smolny, Jan Fischer, Wolfgang Asholt, Corine Pelluchon,
Jonas Nickel, Frederike Lieven, Natalie Schwabl,
Mariia Shepshelevich, Kristin Engelhardt, Marius Masson


Comment vous êtes-vous retrouvés à participer à ce colloque ? Connaissiez-vous Cerisy avant d'y venir ?

Natalie Schwabl : Allemande d'origine croate par ma mère, je suis étudiante en thèse à Sorbonne Université, sous la direction du professeur Johann Chapoutot. C'est la première fois que je me rends à Cerisy. C'est aussi la première fois que je participe activement à un colloque à travers une communication, en l'occurrence sur "Le rôle des Églises dans les luttes pour l'indépendance" en Croatie et d'autres pays de l'Europe des Balkans. J'ai été très heureuse des réactions suscitées par mon intervention, des échanges qui s'en sont suivis. Je ne suis encore que doctorante et ne pensais donc pas qu'on prendrait autant au sérieux mes propos !

Jonas Nickel : Doctorant à l'université Humboldt de Berlin, j'avais déjà entendu parler de Cerisy dans le cadre de l'école d’été et d'autres programmes universitaires portés par le professeur Asholt ou des collègues de l'Institut für Romanistik. J'étais donc très enthousiaste à l'idée de pouvoir m'y rendre à mon tour et pour une durée aussi longue (huit jours) une durée atypique par rapport aux colloques universitaires qui, en principe, ne durent que deux, trois jours au plus. Et d'être en plus invité à y faire une communication — sur les "Enjeux de la réédition critique d'écrits antisémites".

Jan Fischer : Comme Jonas, je suis doctorant à l'université Humboldt. J'ai beau m'appeler Jan Fischer, ici on me prénomme François Rabelais au prétexte que je fais une thèse sur son œuvre [rire]. Jusqu'alors, Cerisy était pour moi comme un mythe : un de mes professeurs, Helmut Pfeiffer, y était venu il y a quelques années. Il m'avait parlé de l'histoire du lieu, de l'ambiance qui y régnait. Naturellement, je n'ai demandé qu'à pouvoir y venir à mon tour. J'y suis enfin, à l'invitation du professeur Asholt, pour y faire moi aussi une communication sur "Nous, les Lumières et l'autre". La thématique du colloque est éloignée de mon sujet de thèse mais, après tout, je suis tout autant concerné par l'Europe. Ce n'est pas mon premier colloque, mais ici, cela n'a rien à voir. Les communications se succèdent du matin au soir ; les échanges se prolongent durant les repas et au-delà. Bref cela ne s'arrête pas ! Les discussions sont passionnantes et passionnées.

Marius Masson : Je ne connaissais pas Cerisy avant d'y venir. Je me suis donc renseigné en allant voir sur le site. J'ai vu que cela se passait dans un château. Je me suis dit qu'aller passer quelques jours dans un tel cadre, ce ne devait pas être déplaisant [rire]. Je me suis dit aussi qu'un colloque sur l'Europe était un moment pertinent pour revenir sur l'historiographie du fascisme, objet de ma communication. Certes, ce n'est pas la face la plus glorieuse de l'Europe, mais on ne peut escamoter cette part d'ombre de notre histoire européenne. Il nous faut pouvoir y revenir en y posant un regard critique.

Frederike Lieven : Pour ma part, je suis arrivée ici sur un malentendu ! Il y a cinq mois, j'ai reçu un email d'une personne que je ne connaissais pas, mais qui m'a informée de la tenue d'un colloque qui se tiendrait à Cerisy — un lieu dont je n'avais jamais entendu parler avant —, et que j'étais invitée à y participer ! Sur l'instant, je n'avais pas réagi, pensant que ce devait être une erreur, jusqu'à ce que l'invitation me soit confirmée à l'approche du colloque, avec en plus celle d'y faire une communication. Pourtant, l'Europe n'est pas à proprement parler mon sujet de recherche. Mais, bon, si cela me permettait de passer quelques jours dans un château, pourquoi pas… J'ai donc réfléchi à ce que je pourrais bien dire. Finalement, ma communication porte sur les "Mathématiques modernes et [l']esprit des Lumières". Les participants pourront juger de la pertinence du propos [Frédérik devait intervenir le surlendemain de l'entretien qu'elle nous a accordé]. C'est ainsi que j'ai appris que la personne qui m'avait donné l'opportunité de me rendre à Cerisy n'était autre que Wolfgang Asholt, qui s'était rapproché de mon directeur de thèse, lequel lui avait communiqué mon email.

Frieder Smolny : Je poursuis des études à Berlin en littératures européennes. Comme beaucoup, j'ai été invité à venir ici par le professeur Asholt pour une communication sur le thème "Littérature et décolonisation". Une invitation dans laquelle j'ai vu d'abord la possibilité d'améliorer mon français, de le pratiquer et de l'entendre. J'apprécie beaucoup les discussions qui se déroulent ici : des discussions très vivantes, qui peuvent être assez vives, les participants donnant parfois l'impression de se disputer. Ce à quoi nous ne sommes pas forcément habitués en Allemagne. Mais, personnellement, j'aime bien ça, d'autant que ces disputes ne vont jamais très loin : les gens savent aussi s'écouter. Je précise que je ne connaissais pas Cerisy avant d'y venir.

Mariia Shepshelevich : Je poursuis un master en arts, cultures romanes, à l'université Humboldt de Berlin. J'ai été invitée par le professeur Asholt. Étant Russe, je ne suis bien évidemment pas indifférente à ce qui se passe en Europe et dans mon pays en particulier. En parallèle à mes études, je suis engagée politiquement. Ma communication portera d'ailleurs sur les "Formes de résistance en Russie". J'aime le format de ce colloque car il m'offre l'occasion d'écouter des hommes et des femmes qui ont une réelle expertise sur les sujets dont ils parlent. Cela change tant avec ces personnes qui passent leur temps à donner leur opinion mais sans la moindre expertise [rire].

Kristin Engelhardt : Avant de me lancer dans une thèse, j'ai, dans le cadre du Master Européen en Études Françaises et Francophones à l'université Humboldt de Berlin fait un mémoire sur le surréalisme en RDA, donc, oui, j'avais entendu parler de Cerisy : je connaissais Karl-Heinz Barck l'éditeur d'une anthologie en langue allemande sur le surréalisme français, qui avait assisté ici à plusieurs colloques. Depuis, je me faisais de Cerisy l'idée d'un lieu magique, imprégné de l'esprit de grands penseurs et intellectuels. Naturellement, je ne demandais qu'à y venir à mon tour. Un vœu qui a été exaucé par mon professeur Wolfgang Asholt, ce dont je lui suis reconnaissante. D'autant qu'il m'a aussi offert l'occasion d'y faire une communication, "Mode et politique — Politique de la mode. La mode européenne entre refus et adaptation".

Comment caractériseriez-vous votre expérience cerisyenne ?

Jonas Nickel : Ce colloque nous a donné une chance unique de pouvoir échanger avec des politiques ou d'autres intervenants expérimentés (je pense à Pierre Vimont), qu'on n'a pas l'occasion de fréquenter dans la vie de tous les jours. J'apprécie aussi la dimension multidisciplinaire des points de vue, ce qui peut aussi faire parfois question : cela nous expose à des fractures épistémologiques et, donc, à des risques de malentendus, certains allant jusqu'à voir l'histoire comme une puissance politique qui suivrait son cours indépendamment des volontés humaines. J'observe aussi que les participants sont de toutes les générations, ce qui est un plus, mais aussi source possible d'autres fractures, plus générationnelles celles-là.

La durée du colloque ne permet-elle pas de donner le temps de dissiper des malentendus à défaut de surmonter les fractures ?

Jonas Nickel : C'est ce que l'on espère ! Il nous reste encore plusieurs jours pour nous en assurer [rire].

Jan Fischer : Ce qui m'a le plus surpris, c'est d'abord la beauté du cadre, la possibilité de me lever le matin au son de la cloche et de l'entendre de nouveau à l'approche des repas ou pour la reprise des communications… Tiens la voilà qui sonne ! Comme c'est drôle ! Il me suffit maintenant d'en parler pour qu'elle se fasse entendre [rire]. Ce que j'apprécie également, ici, c'est l'importance qu'on accorde aussi bien aux nourritures intellectuelles qu'aux nourritures terrestres. Nul doute que ce lieu aurait plu à Pantagruel ! J'apprécie aussi la qualité des discussions. C'est si différent de mes expériences de colloques, en Allemagne comme en France. Cela étant dit, la vie ici est si intense qu'hier, au bout du deuxième jour donc, j'ai eu comme des troubles cognitifs ne sachant plus si ce que je vivais était vrai ou si c'était un rêve !

Natalie Schwabl : Ce que j'apprécie beaucoup, c'est la structuration du colloque autour de communications réparties entre le matin et l'après-midi avec des débats ou interventions artistiques le soir. Alors oui, cela fait des journées bien chargées, mais le fait de partager les repas, de se côtoyer toute la journée, rend l'expérience unique. Cela tranche avec les colloques auxquels j'ai assistés jusqu'alors : non seulement je n'y intervenais qu'au titre d'auditrice, mais encore ils se déroulaient sur un laps de temps trop court pour faire plus ample connaissance.

Marius Masson : Ici, la moindre conversation est intense car on n'hésite pas à confronter ses points de vue en toute cordialité, mais aussi en toute franchise. Et cela me va très bien. Je ne suis pas sûr d'ailleurs de vouloir me donner la priorité d'essayer de dépasser les conflits. Après tout, le dissensus, c'est bien aussi !

Au moins, la durée du colloque laisse-t-elle le temps d'expliciter ce dissensus sinon de s'assurer qu'on a de réels motifs d'être en désaccord…

Marius Masson : Tout à fait, même si on reste à la merci de malentendus — je doute en effet qu'on puisse toujours les dissiper, y compris au cours d'un colloque de huit jours [durée du présent colloque]. Cela étant dit, dans un premier temps, je l'ai appréhendé comme un colloque scientifique. Mais très vite, je me suis rendu compte qu'il n'en était rien. Ce qui est tout sauf une mauvaise surprise. Cela permet de sortir des carcans disciplinaires et d'éviter l'excès de formalisme des colloques universitaires.

Jan Fischer : Comme l'indique son étymologie, le colloque recouvre une diversité de formes. Voyez ceux de la tradition grecque au cours desquels on mangeait, on buvait ensemble, on discutait sans se restreindre dans le temps.

Kristin Engelhardt : Ce qui me frappe, c'est la variété des points de vue disciplinaires qu'on peut y entendre, avec un réel souci des participants de nourrir le débat. Quelque chose d'assez exceptionnel, à laquelle je n'avais encore jamais assisté que ce soit au sein de l'université ou ailleurs. Rien à voir non plus avec les débats intellectuels ou politiques que j'ai pu suivre et où on échange mais sans avoir toujours un vrai débat. Certes, il y a des divergences, des malentendus mais, comme cela été dit, la durée du colloque laisse le temps de les surmonter, si besoin. Mais un colloque de Cerisy, c'est aussi une épreuve physique ! Le programme est dense et rester assis aussi longtemps à écouter des communications, ce n'est pas simple, ce peut même être fatiguant [rire]. La prochaine fois, je songerai à prendre le temps d'aller marcher davantage lors des pauses. d'autant plus qu'ici la nature est idyllique et propice au ressourcement.

Mariia Shepshelevich : Je me retrouve dans les propos de Kristin ! Cela étant dit, j'apprécie le fait de pouvoir écouter des personnes maîtrisant bien leur sujet. Encore une fois, cela change avec les débats qu'on peut entendre dans lesquels chacun livre son opinion, mais sans expertise ni s'écouter.

Frieder Smolny : Comme Kristin, j'insisterai sur la multidisciplinarité, mais aussi sur la densité du programme. Suivre des interventions aussi nombreuses, dans une langue qui n'est pas la sienne, forcément, cela finit pas fatiguer ! D'autant que, comme cela a été dit, les échanges se poursuivent jusqu'à tard le soir. Mais ce que j'apprécie, c'est qu'on puisse aborder aussi facilement les intervenants, qu'il n'y ait pas de barrière entre eux et nous, les étudiants ; que nous soyons considérés comme des participants à part entière — tous ont d'ailleurs été invités à faire une communication.

Frederike Lieven : Pour moi, le colloque, c'est comme une chambre de résonance : les exposés sont tous intéressants en eux-mêmes et, en même temps, ils se font écho, résonnent les uns avec les autres. En en écoutant un, on fait aussitôt le lien avec ce qu'on a entendu précédemment, lors d'un autre exposé, ou avec ouvrage ou un article qu'on a lu... C'est cette accumulation de liens, de références que je trouve intéressante. Une autre image me vient à l'esprit, c'est celle de Loft Story

Pardon ???

Frederike Lieven : Oui, Loft Story, vous avez bien entendu, cette émission de téléréalité du début des années 2000 — elle s'appelait Big Brother en Allemagne. Elle consistait à réunir en un même lieu, durant un certain temps, des personnes qui ne se connaissent pas et on regarde pour voir ce qui se passe ! À Cerisy, il y a un peu de cela : la plupart des participants ne se connaissaient pas, y compris, nous, les étudiants qui venons pourtant pour plusieurs d'entre nous de la même université. Finalement, les échanges les plus intéressants qu'on peut avoir sont ceux que l'on a pendant les repas. On retrouve une sociabilité dont on avait été privés suite à la crise sanitaire liée à la Covid-19 et au recours de plus en plus fréquent aux visioconférences. Je suis reconnaissante à Cerisy de préserver cette possibilité de pouvoir échanger, en vrai, "en présentiel" comme on dit aujourd'hui. De permettre aussi à des jeunes de s'exprimer, de donner leur avis, bien que nous ne soyons encore qu'étudiants et, donc, a priori sans réelle expérience. C'est, comment dire ?… gratifiant !

Propos recueillis par Sylvain ALLEMAND
Secrétaire général de l'AAPC

Rapport d'étonnement

Tous les rapports d'étonnement


"LE RETOUR DE L'OULIPO À CERISY"

PAR CINDY GERVOLINO


Après un Master sur "L'imagination mathématique, la littérature comme expérience de pensée visuelle" à l'École normale supérieure de Lyon, Cindy Gervolino prépare une thèse à l'université de Besançon intitulée "Figure, forme, lettre : la pensée diagrammatique à l'œuvre dans le texte littéraire (Abbott, Cortázar, Gatti, Guillevic, Roubaud)". Voici le rapport d'étonnement qu'elle a présenté lors de la dernière séance du colloque L’Oulipo : générations, qui s'est tenu à Cerisy du 24 au 30 juillet 2023.

Hermes Salceda, Isabelle Dessommes, Éric Beaumatin,
Rebecca Tural, Cindy Gervolino, Léa Champagnac De Narkevitch


Étaient présents

Quelqu'un qui a un frère qu'il appelle Ernest mais qui ne s'appelle pas Ernest, quelqu'un qui était là il y a vingt ans et qui a trouvé son poste d'enseignante à Amsterdam grâce à Cerisy, quelqu'un qui aime la petite méditerranée du Japon, quelqu'un qui vient de se voir octroyer cette semaine un prêt pour s'installer dans une nouvelle vie, quelqu'un qui a monté les instruments du groupe Motörhead dans sa jeunesse, quelqu'un qui a une fille qui fait des pins chauve-souris, quelqu'un qui en a marre qu'on lui demande "cuál es la fecha de hoy", quelqu'un qui se transforme en hôtesse de l'air ou en cafard pour danser, quelqu'un qui a visité soixante villes en France, quelqu'un qui a tatoué un appel de pied de page sur son pied, quelqu'un qui a ré-appris le madison pendant ce colloque, quelqu'un qui a reçu une photo d'un étudiant qui a fait un voyage en Europe pour la remercier d'avoir été son enseignante, quelqu'un qui a une secrétaire qui travaille quinze minutes par semaine, quelqu'un qui a une boucle d'oreille verte qui se retourne systématiquement et c'est pénible, quelqu'un qui joue au ping-pong sans décoller de la table, quelqu'un qui a inauguré une plaque commémorative en soutane, quelqu'un qui s'intéresse désormais à l'école mais qui a détesté l'école, quelqu'un qui s'est portée garante des œstrogènes, quelqu'un qui a été demandé en mariage à Venise récemment, quelqu'un qui a comme ville préférée, Paris, et comme ville la plus haïe, Paris, quelqu'un qui manque secrètement tous les petits déjeuner pour dormir mais qui mange des Lus en douce dans sa chambre, quelqu'un qui rencontre bientôt sa troisième colocataire dans une copropriété de femmes sympas, quelqu'un qui a modéré Jean Ricardou et qui s'en souvient encore, quelqu'un a reproduit avec moi et d'autres la grande ourse où chaque étoile était une cigarette qui brûle dans le noir, quelqu'un a dit qu'il n'était "pas du tout quelqu'un d'important", quelqu'un qui rêve de tenir un PMU, et Alain Schaffner.

Tentative de restée inépuisée au Château de Cerisy

Mettre mon réveil à 7h10, fait grincer ma porte à 4 reprises pour ma toilette du matin, dire bonjour à mon voisin, tartiner des biscottes, ignorer la confiture de courgette, dire le nom de ma thèse en entier, consulter le programme et me diriger vers la salle, écouter les communications du matin, rire à la mention d'une prière oulipienne réécrite "ne nous soumets pas à la Convention", prendre un café et une cigarette, aller manger, parler, faire passer le plat, manger, parler, faire passer le plat, manger, parler, parler, parler, pardon le plat, se diriger pour fumer une cigarette, parler, parler, entendre la cloche, ranger la cigarette, poser ses fesses, écouter, écouter, écrire, écouter, écrire, découvrir la cave, boire de la Cristalline dans la cave, dire le nom de ma thèse en entier, rire, parler, rire, rentrer dans le noir, se prendre le lit dans les tibias, faire grincer ma porte à 6 reprises, dormir.

Mettre mon réveil à 7h30, fait grincer ma porte à 2 reprises pour ma toilette du matin, dire bonjour à mon voisin, tartiner des biscottes, tenter la confiture de courgettes, aimer la confiture de courgettes, dire le nom de ma thèse en entier, noter le nom d'un livre, écouter une blague d'Éric, rire à une blague d'Éric, entendre parler du tatouage d'Hermes, se demander où il est, noter "Lire Nouvelles impressions d'Afrique", écrire une remarque d'Éric : "Le Tellier dans sa thèse en 2002 page 11 écrit : contrainte (ce terme est encore un peu flou)", échanger sur l'opposition contrainte dure/molle, entendre la cloche, manger, manger, parler, manger, écouter la même blague d'Éric, suivre les communications de l'après-midi, noter l'alexandrin le plus court " " glosé en "Tout signe a disparu, l'espace seul demeure", dire la première partie du nom de ma thèse pour l'abréger, échanger autour du 3ème café de la journée, manger, se diriger vers la cave enfin pourvue des substantifiques liqueurs, rejoindre l'équipe gin tonic, tenter de composer une playlist avec NRJ hits 2010 200%, aller dormir.

Mettre mon réveil à 8h15, huiler ma porte avec du WD 40 à effet immédiat sur la recommandation de mon voisin, parler de genoux avec Christelle, écouter, noter d'Hermes "La contrainte apparaît comme le négatif de la langue", rire parce que quelqu'un avoue avoir lu La liseuse sur une liseuse, trouver laquelle de mes deux fesses est la plus confortable pour rester assise très longtemps : la droite, noter "La petite fille qui mord dans le coin de son petit-beurre Lu", mais sans explication, consulter la liste des lapsus établie par Margaux : "avec circonscription", "in extremiste", "une frontière étanche", "le grand incendie de l'autre", "éruditcion", plus tard, remarquer que si Margaux sait dire "vilisibilité" en une fois, elle peut aussi parler des "forme sein" et d'"Henri Le Tellier". Manger, parler, trouver le gin, perdre le verre, trouver le Schweppes, retrouver le verre, perdre le gin, trouver le citron, perdre le verre, ping, pong, ping, pong, pardon, elle est passée sous vos jambes, excusez-moi, ping, pong, ping, pong. Aller dormir.

Mettre mon réveil à 8h55, écouter la porte : elle ne grince plus, courir au petit déjeuner en ignorant les commentaires désopilants, faire un gros tas de confiture à la courgette, parler de genoux avec Camille, écrire "Seule une machine peut apprécier un sonnet écrit par une autre machine", prendre la brochure de Bernardo, rire des titres de Clémentine Mélois, noter mon préféré : Crème et chat qui ment, prendre la brochure de Bernardo, boire le 12ème café de ma journée, descendre à la cave, voir enfin le tatouage d'Hermes, danser, danser, danser, dormir.

8h58, couette, couiner, courir, courgette, couler café, croustille, courir, couloir, coiffer, courir, couper, s'asseoir. Écouter les copines luminescentes et graphiques, s'étonner devant cartes et créations plastiques, entendre le téléphone de Camille qui sonne pendant que Bernardo récite "Qui est cet autre qui m'appelle", rentrer, se regarder dans le petit miroir écrivant ce texte.

Se regarder dans le petit miroir écrivant ce texte : peut-être le plus étonnant.

Inventaire des regards supposément lancés aux petits miroirs à Cerisy

Regard curieux, découvrant la chambre pour la première fois, regard angoissé, scrutant méticuleusement un col juste avant une prise de parole, regard nostalgique, réconforté par un environnement familier, mais pénétré du poids du temps qui a passé entre temps, regard endormi et embrumé par l'alco… la fatigue, regard inquisiteur, traquant les restes d'une salade embusquée entre deux dents, regard circonspect, s'étonnant d'un choix vestimentaire par trop audacieux, regard rapide avant d'aller manger, regard oblique, déconcentré par un mouvement de notre propre reflet pendant une activité tierce, regard narcissique, savourant orgueilleusement une situation capillaire intacte qui résiste au passage du temps, regards inconsciemment simultanés, d'une chambre à l'autre, dernier regard avant de se lever pour parler, et ce regard qu'on se lance parfois à travers le temps, celui qui dit "qui seras-tu, si tu regardes un jour à nouveau ce miroir".

Publication 2023 : un des ouvrages


Le théâtre des genres dans l'œuvre de Mohammed Dib

LE THÉÂTRE DES GENRES DANS L'ŒUVRE DE MOHAMMED DIB


Charles BONN, Mounira CHATTI, Naget KHADDA (dir.)

Avec la collaboration d'Assia DIB


Plus que par le réalisme que commandait la décolonisation dans les années cinquante et auquel on l'a fréquemment limitée, l'œuvre de Mohammed Dib produit le plus souvent le sens par la théâtralisation des situations, comme de certains personnages, ou plus fondamentalement, des langages. Rencontre théâtralisée entre différents genres, différentes paroles, ou différents espaces d'expression.
L'approche de ces textes par le biais de la mise en scène des langages plus que par la description thématique, se veut donc un des premiers pas vers une relecture de cette œuvre trop longtemps prisonnière de l'actualité de la décolonisation. Elle montre que cette contrainte a perdu de son actualité dans les productions tardives de l'écrivain. Dans ces dernières, certes l'Algérie reste présente, particulièrement avec le terrorisme islamiste qu'elle subit, mais n'est plus qu'un espace politique problématique parmi d'autres.


Ouvrage issu d'un colloque de Cerisy (2021) [en savoir plus]
Disponible à Cerisy aux Amis de Pontigny-Cerisy [n°668]

CARACTÉRISTIQUES

Éditeur : Presses universitaires de Rennes

Collection : Interférences

ISBN : 978-2-7535-9310-7

Nombre de pages : 244 p.

Illustrations : N & B

Prix public : 20,00 €

Année d'édition : 2023

Témoignage

Tous les témoignages


"CERISY VU DE TUNISIE"

RENCONTRE AVEC HAZEM BEN AISSA, ASMA BACCOUCHE ET AMINA NADIA MNASRI


Ils sont tous les trois Tunisiens. Hazem Ben Aissa est docteur en ingénierie et gestion et enseignant-chercheur en Management, au Larime, un laboratoire de recherche en sciences économiques et de gestion, de l'ESSECT, l'université de Tunis. Asma Baccouche et Amina Nadia Mnasri, sont deux de ses doctorantes. Ils livrent ici leurs impressions suite à leur première expérience à Cerisy lors du colloque L’action collective peut-elle être créatrice ? (autour des travaux d’Armand Hatchuel).

Asma Baccouche, Hazem Ben Aissa, Armand Hatchuel,
Amina Nadia Mnasri, Lucienne Hatchuel


Si vous deviez commencer par vous présenter ?

Hazem Ben Aissa : Enseignant chercheur en gestion, je suis un ancien du Centre de Gestion Scientifique (CGS), de l'École des Mines. J'ai été invité à ce colloque par Armand Hatchuel pour y faire une communication sur un modèle émergent de gouvernance des entreprises familiales tunisiennes à travers le cas du groupe Sotupa. Lequel aspire à adopter un modèle inclusif et inspiré d'initiatives éprouvées à l'étranger telles que la société à mission en France.

Un défi s'il en est, ainsi que vous l'avez rappelé…

Hazem Ben Aissa : C'est en effet un défi qu'on pourrait même qualifier d'énorme. Il s'agit ni plus ni moins de passer d'une action collective impossible [dans le contexte Tunisien où prime le modèle actionnarial de la gouvernance d'entreprise] à l'action collective possible. Un défi que nous nous employons à relever depuis un an dans le cadre d'un programme de recherche collaborative initié par le Larime et plusieurs industriels en Tunisie.

En ayant d'ores et déjà obtenu des résultats prometteurs…

Hazem Ben Aissa : Oui, et il faut en remercier Armand Hatchuel qui nous a accompagnés depuis le début. Nous avons d'ores et déjà signé une quinzaine de conventions de recherche et lancé six doctorats en entreprise. D'autres projets vont suivre pour soutenir une recherche de qualité en Tunisie, sur des enjeux socio-économiques : outre les gouvernances d'entreprises, la gestion du turnover des ingénieurs, de l'innovation, la digitalisation, …

Preuve du dynamisme de ce projet : Asma et Amina, deux jeunes chercheuses de votre équipe, qui ont également assisté à ce colloque…

Asma Baccouche : Je suis doctorante, en 3e année de thèse en sciences de gestion, spécialité management, à l'université de Tunis, sous la direction d'Hazem. Je le remercie lui comme Armand de m'avoir invitée à ce colloque.

Amina Nadia Mnasri : Je suis aussi doctorante sous la direction de Hazem — la première à avoir entamé une thèse avec lui, ayant été déjà son étudiante en master. Nous échangeons depuis quatre ans sur les enjeux de la recherche collaborative avec des entreprises. Des champs nouveaux en Tunisie où on compte encore peu de doctorants en sciences de gestion, mais aussi d'entreprises disposées à travailler avec des chercheurs de ce domaine. Ma thèse porte plus spécifiquement sur la gestion des ingénieurs en informatique.

Qu'est-ce que cela vous fait-il d'être des pionnières ? Que votre directeur de thèse "investisse" en vous pour lancer une nouvelle génération de chercheurs en sciences de gestion ? N'est-ce pas beaucoup de responsabilité ?

Amina Nadia Mnasri : Si, bien sûr ! Je ne dois pas décevoir la confiance qu'il me fait. En même temps, étant sa toute première doctorante, j'ai la chance d'être bien entourée, de sorte que j'ai d'ores et déjà l'impression de participer à une action collective dont seul le meilleur pourra ressortir !

Nous réalisons l'entretien à la fin du colloque. Six jours se sont écoulés depuis votre arrivée. Comment les avez-vous vécus ? Quels enseignements en tirez-vous ?

Hazem Ben Aissa : En venant ici, je voulais approfondir la dimension conceptuelle et méthodologique de nos travaux de recherche collaborative. La richesse des communications, très différentes les unes des autres, et les débats auxquels elles ont donné lieu m'ont permis de consolider divers acquis et d'ouvrir de nouvelles perspectives. Au-delà de cela, j'ai apprécié la manière dont a été organisé le colloque, la diversité des intervenants et des disciplines convoquées. C'est précieux. J'en repars convaincu que l'action collective peut être abordée à partir d'un large éventail de pratiques, de méthodes, de secteurs d'activité, de collectivités et que c'est en cela qu'elle peut être créative. C'est dire si ce colloque a été fécond et ne pourra qu'avoir des prolongements encore insoupçonnés.

Les organisateurs ne vous ont-ils pas néanmoins compliqué la tâche en vous programmant le dernier jour avec, donc, le risque pour vous d'avoir à remanier en permanence votre communication pour intégrer ce qui se disait au fil des journées ?

Hazem Ben Aissa : (rire) Ce fut une contrainte que j'ai prise d'abord comme une opportunité. Comme j'aime à le dire à mes étudiants, un bon exposé est toujours en cours de construction/reconstruction. Et cela vaut pour un professeur et pour quiconque dont on peut penser qu'il maîtrise son sujet.

Asma Baccouche : En cela, on peut dire qu'un exposé est aussi le fruit d'une action collective : il s'enrichit des discussions et des remarques d'autrui.

Hazem Ben Aissa : En effet, un exposé est le fruit d'une activité que je qualifierais même de sociale, au sens où il se nourrit des interactions avec des acteurs de la société elle-même, sinon d'une communauté de personnes réunies le temps d'un colloque. Je ne pouvais donc pas prétendre faire l'exposé prévu à mon arrivée. Finalement, c'était même une chance que de devoir passer le dernier jour. Et pas seulement parce que l'auditoire était aussi suffisamment fatigué pour ne pas percevoir tout ce que je ne maîtrise pas encore (rire).

Amina Nadia Mnasri : Je reprendrai à mon compte la formule utilisée par Jean-François Chanlat [un des intervenants] : ici, c'est un foyer de création intellectuelle, grâce justement à cette diversité des profils et des disciplines évoquées par Hazem, et qui loin de rester à distance convergent progressivement à mesure que le colloque avance.

Quels enseignements en tirez-vous au plan théorique ?

Asma Baccouche : Pour ma part, je repars enrichie des discussions qui ont eu lieu sur l'action collective à l'heure du numérique. Elles me seront particulièrement précieuses pour mes travaux de recherche sur la transformation digitale. Je repars aussi avec d'autres pistes de réflexion et même ce sentiment d'avoir vécue cette "transformation" dont a parlé Armand Hatchuel à propos du chercheur "transformé" à mesure qu'il avance dans l'exploration de son objet de recherche.

Amina Nadia Mnasri : Pour ma part, je repars convaincue de l'intérêt de la multidisciplinarité. À Cerisy, comme Hazem et Asma l'ont dit, nous avons pu discuter avec des chercheurs de différentes disciplines, en sciences humaines et sociales, mais aussi en sciences exactes. Les points de vue peuvent ainsi se croiser. Or, c'est précisément comme cela, en croisant les approches qu'on peut éclairer une thématique. Ce qui n'allait pas de soi avant de venir ici. Quand j'ai vu le programme, j'ai même été très surprise de voir que le mot ingénieur, qui m'est particulièrement familier, était accolé à celui de poète [dans l'intitulé de la communication de Georges Amar]. Loin de me dissuader d'y venir, cela n'a fait qu'aiguiser ma curiosité. Maintenant, pour avoir assisté à tout le colloque, je mesure à quel point cette multidisciplinarité enrichit la science en général et les sciences de gestion en particulier.

Avec peut-être la sensation d'être confrontée à plusieurs langues : disciplinaires, professionnelles, artistiques, mais aussi maternelles : l'anglais ou même l'arabe à travers le film de Nabil Ayouch, Haut et Fort [2021], projeté en soirée. Qu'en est-il du cadre même de Cerisy, son château, ses dépendances, son parc, ses cloches… Sans oublier la durée du colloque…

Amina Nadia Mnasri : Ce colloque n'avait rien à voir avec ceux auxquels nous avons l'habitude d'assister en Tunisie ou à l'étranger, au Maroc, en France… J'avoue m'être demandé si une cloche suffirait à battre le rappel, à nous réunir pour commencer à l'heure. En fait, c'est très efficace. Tout au plus commencions-nous avec une ou deux minutes de retard. Autant dire rien, comparé à ce qu'on peut enregistrer chez nous ! Mais assez ici pour presser les "retardataires" ! Et puis, c'est un lieu qui force le respect : après avoir entendu Edith Heurgon nous rappeler l'histoire du lieu, forcément, on se doit de se montrer respectueux à son égard. Et je trouve cela tout sauf intimidant, mais, comment dire… magnifique !

Asma Baccouche : À Cerisy, j'ai eu la sensation d'être dans un processus continu de création collective, du matin jusqu'au soir, et de nouveau le lendemain jusqu'au dernier jour, que ce soit au moment des communications ou des repas que nous partageons ensemble et qui sont propices à des échanges informels mais tout aussi riches. J'ai été agréablement surprise de voir à quel point les gens sont disposés à échanger, à partager leur vision, leur idée avec vous, sans chercher à vous convertir à leur point de vue.

Hazem Ben Aissa : Comme Amina et Asma, j'ai beaucoup aimé ce lieu. C'est un cadre exceptionnel propice aux rencontres, à des débats d'une grande richesse. J'ai particulièrement apprécié le simple fait de partager ensemble les repas, le fait d'être servi, à l'ancienne, pour nous permettre de nous consacrer pleinement à nos échanges et nos réflexions.

Asma Baccouche : Il faut féliciter les cuisinières pour leur repas, que je trouve particulièrement équilibrés. C'est important quand le séjour dure plusieurs jours !

Hazem Ben Aissa : Que dire du cadre, de la bibliothèque, de la cave, autre lieu de socialisation où on peut se distraire, jouer au ping pong. C'est important pour s'aérer l'esprit ! Le lieu a beau être exceptionnel, on s'y sent en famille. Pouvoir y suivre un colloque durant toute une semaine, c'est une chance. Bravo à l'équipe qui maintient ce lieu vivant. Je ne demanderais bien sûr qu'à pouvoir y faire venir des étudiants, des doctorants, des collègues pour faire davantage connaître Cerisy en Tunisie. Maintenant, si quelqu'un pouvait venir le présenter chez nous, à l'ESSECT, nous ne demanderions qu'à l'y accueillir.

Asma Baccouche : Je me souviens de ce qu'Edith a dit le premier soir du colloque, lors de la présentation des participants : "Nous espérons bien que le Château sera content à l'issue du colloque". Dans l'instant, je n'ai pas trop compris ce que cela pouvait bien vouloir dire. Comment un château pouvait-il être content ? De quoi ? De qui ? Maintenant, je comprends : cela signifie que le colloque se sera déroulé en respectant l'esprit du lieu, ses rites, le temps rythmé au son des cloches, sans oublier le personnel qui nous permet de nous consacrer à nos échanges.

Comprenez-vous maintenant pourquoi Armand le fréquente depuis si longtemps, en quoi ce lieu a été inspirant pour sa théorie de l'action collective et sa contribution à la promotion de l'entreprise à mission ?

Hazem Ben Aissa : Je connais Armand depuis une vingtaine d'années. En venant ici pour la première fois, je comprends mieux son cheminement intellectuel, comment il a pu concevoir ses théories et ses modèles, qu'il a présentés au cours du colloque d'une manière si claire. Se rendre ici autant de fois qu'il l'a fait depuis quarante ans, forcément, ça ne peut que façonner son mode de pensée. Déjà, un seul colloque suffit à vous ouvrir de nouveaux horizons, à vous transformer — je reprends le mot !

Asma Baccouche : Le simple fait de voir les photos dans le hall d'entrée, les personnalités qui se sont rendues à Cerisy et Pontigny, les thèmes qui y ont été traités, forcément, c'est intimidant, mais c'est aussi très inspirant. Tout comme le cadre avec sa verdure, ses arbres et ce calme… Tout cela paraît exceptionnel pour la Tunisienne que je suis, mais aussi, manifestement, pour les Français qui découvrent le lieu pour la première fois, comme cela a été le cas à l'occasion de ce colloque.

Amina Nadia Mnasri : J'observe aussi qu'ici, la nationalité, les origines importent peu. Armand est comme nous, il est originaire d'un autre pays. Au final, tout un chacun, d'où qu'il vienne finit très vite par s'adapter au Château, à ses valeurs, sa propre raison d'être, en l'occurrence préparer les nouvelles générations aux défis de leur temps. À cet égard, il faut saluer le niveau des doctorants de l'École des Mines — je pense en particulier à Antoine [Goutaland] et Jérémy [Lévèque] qui ont pris en charge la restitution au nom des jeunes chercheurs. J'ai été impressionnée par la qualité de leur intervention. Eux aussi ont su épouser l'esprit du lieu. C'est bien la preuve que Cerisy est un lieu propice aussi à la transformation des nouvelles générations.

Propos recueillis par Sylvain ALLEMAND
Secrétaire général de l'AAPC

Témoignage

Tous les témoignages


"UN COLLOQUE DE CERISY EN GUISE DE CADEAU"

RENCONTRE AVEC ISABELLE ROUDIL


Isabelle Roudil en rêvait. Ses collègues l'ont fait à l'occasion de son départ à la retraite : lui "offrir un colloque de Cerisy" : L’action collective peut-elle être créatrice ? (autour des travaux d’Armand Hatchuel), qui s'est déroulé du 7 au 13 juin 2023. Un choix plus que pertinent à en juger par le parcours professionnel de notre nouvelle retraitée.

Photo de groupe du colloque


Si vous deviez, pour commencer, vous présenter en quelques mots ?

Isabelle Roudil : Comme j'aime à dire, je suis une femme d'un certain âge (j'ai 64 ans). Manière de dire que ma vie professionnelle est désormais derrière moi, bien que j'espère avoir encore de belles années à vivre. D'autant plus que, étant à la retraite, je suis débarrassée des contingences matérielles. Un changement majeur, que je vis comme quelque chose de bénéfique. À la fin de ma carrière, je dirigeais une petite entreprise — une coopérative dans la promotion immobilière qui comptait 21 salariés, où j'exerçais de fortes responsabilités au titre de mandataire sociale. Diriger une entreprise est une source de plaisir, mais aussi beaucoup de pression, encore plus en cas de crises.

Comment en êtes-vous venue à participer à ce colloque en tant qu'auditrice ?

Isabelle Roudil : Pour mon pot de départ, j'ai réuni des collègues et des partenaires (élus, institutionnels…). Ce que j'ignorais, c'est que mes collègues avaient aussi réfléchi aux cadeaux qu'ils pourraient me faire. Ils m'en ont fait plusieurs, dont ce séjour à Cerisy. Leur choix a porté sur le colloque autour des travaux d'Armand Hatchuel ! Ils reconnaissaient ainsi le temps et l'énergie que j'avais consacrés aux autres à travers mon engagement professionnel. Beaucoup de personnes présentes à ce pot connaissaient Cerisy et ont apprécié à sa juste valeur ce cadeau : "Oh, un colloque de Cerisy, quelle chance tu as !".

Et, vous-même, aviez-vous déjà entendu parler de Cerisy ?

Isabelle Roudil : Oui, ne serait-ce qu'à travers des actes que j'avais lus. Je me souviens même d'ailleurs de m'être dit, il y a une dix ou quinze ans que j'aimerais beaucoup y venir…

Mais pourquoi avoir attendu aussi longtemps pour exaucer ce vœu ?

Isabelle Roudil : N'étant ni universitaire ni intellectuelle, je ne me croyais pas autorisée à y venir. J'ai découvert qu'on pouvait y venir comme auditeur ! Qu'il me soit permis de rendre hommage à la personne qui a eu l'idée de ce cadeau : Sophie Humbert, dont le père, Louis Humbert, s'était rendu plusieurs fois à Cerisy, notamment en 1981, pour le colloque L'auto-organisation. De la physique au politique.

Nous réalisons l'entretien à l'issue du colloque. Dans quel état êtes-vous ? Quels enseignements en tirez-vous ?

Isabelle Roudil : Ma première réponse est en fait une question : pourquoi donc n'ai-je pas 25 ans pour rejoindre le laboratoire d'Armand Hatchuel, Blanche [Segrestin] et Franck [Aggeri] ? Comment ai-je pu vivre sans les connaître ? Au cours de ma carrière, j'ai essayé de créer, d'inventer, mais sans support méthodologique ou conceptuel. Je me suis laissée guider par mon intuition, ce qui m'a souvent réussi. J'ai su m'entourer mais je me suis sentie parfois un peu seule : j'aurais pu prendre davantage de recul. Quand j'entends les chercheurs discuter ensemble, je mesure la fécondité de leurs échanges et tout ce que l'on gagne à se confronter à d'autres points de vue. C'est tout simplement très beau !

Des échanges féconds que vous auriez pu entendre ailleurs…

Isabelle Roudil : Peut-être. Une chose est sûre : ce lieu est à part. Pour le caractériser, je n'aurais qu'un mot : Cerisy est un lieu propice !

À quoi ?

Isabelle Roudil : À tout ! Je ne saurais donc trop encourager les gens d'y venir. Dès l'arrivée au château, la magie opère de sorte que vous êtes dans une sorte de lâcher prise par rapport aux contingences matérielles... On peut se consacrer à la découverte des autres...

Parleriez-vous de disponibilité ?

Isabelle Roudil : Oui, Cerisy est propice à la disponibilité. Non seulement on vous libère de préparation de vos repas, mais encore on vous sert à table. Les membres de l'équipe sont attentifs à chacun, sans verser dans la moindre complaisance. Car il ne s'agit pas non plus de faire ce qu'on veut. J'ajoute que c'est un lieu chargé d'histoire, qui force en cela le respect. Pour le savoir, il faut y venir, en faire l'expérience. C'est un lieu ouvert sur le monde, au sens où on y rencontre des gens de différents univers, disciplinaires et professionnels. C'est aussi en cela que c'est un lieu propice, un champ de possibles.

À souligner qu'à Cerisy on est débarrassé des contingences matérielles, ne risque-t-on de laisser croire que c'est un lieu déconnecté de la réalité ?

Isabelle Roudil : Non, car les contingences matérielles dont Cerisy nous libère sont celles qui envahissent nos existences. Ici, on n'en mesure pas moins tout le nécessaire au bon fonctionnement du château, en bénéficiant de l'attention du personnel au moindre détail. Bref, à Cerisy, on n'est pas hors-sol. C'est aussi cela qui fait la magie du lieu. Une magie que la directrice Edith Heurgon incarne ! À travers elle, j'ai ressenti un sens de l'hospitalité qui m'a donné le sentiment d'être pleinement autorisée à être là, à participer aux échanges.

Propos recueillis par Sylvain ALLEMAND
Secrétaire général de l'AAPC

Rapport d'étonnement

Tous les rapports d'étonnement


"LE VIVANT ET LE SAUVAGE À CERISY"

PAR LÉA SOPHIA HÜMBELIN, MAÏWENN MIGNON ET ROBIN WEGMÜLLER


Du 26 juin au 2 juillet 2023, les colloques Que peut la littérature pour les vivants ? et Le renouveau du sauvage ont non seulement été organisés en parallèle, mais ont aussi partagés des séances et des activités communes de diverses manières. D'où une audience nombreuse et diverse mêlant littéraires, scientifiques et professionnels du vivant. Voici les rapports d'étonnement de trois étudiants de la Fondation suisse d'études avec laquelle le CCIC a engagé un partenariat : Léa Sophia Hümbelin ("Informatique" à l'École polytechnique de Zurich), Maïwenn Mignon ("Économie et management" à l'université de Genève) et Robin Wegmüller ("Finance" à l'École polytechnique de Zurich).

Maïwenn Mignon, Robin Wegmüller, Léa Sophia Hümbelin


Léa Sophia HÜMBELIN

Le changement de perspective pendant cette semaine était vraiment précieux pour moi. Non seulement au niveau des sujets abordés qui diffèrent de ce que je fais dans mes études, mais aussi au niveau de la langue. Chaque langue a son propre regard sur le monde et pour moi, c'était enrichissant de découvrir le sentiment de vie inhérente à la langue française. Cela commence par la sonorité du français qui est beaucoup plus doux et poétique, comparé à ma langue maternelle le suisse allemand. J'ai le sentiment qu'en parlant français, on prend plus de temps pour exprimer ses pensées et surtout ses sentiments. C'était ma première fois en Normandie et le paysage m'a vraiment ému. Du coup, je voulais mettre des mots en langue française sur ce souvenir pour le conserver. Je ne sais pas si j'ai réussi à trouver les bons mots, mais j'ai beaucoup apprécié d'être là.

29 juin 2023, les falaises littorales de Carolles et Champeaux

Les arbrisseaux se présentent sous toutes les couleurs,
De l'ocre blanchâtre au violet rougeur.

Le susurrement de l'herbe m'amène la sagesse du monde,
Pendant que la beauté du paysage m'inonde.

Le gloussement des goélands me rappelle un rire doux,
Pendant que le vent caresse légèrement ma joue.

Le murmure de la mer me prend dans ces bras,
Et pour un moment, le sentiment d'être perdu s'en va.


Maïwenn MIGNON

La première chose qui m'étonne à la fin de cette semaine, c'est l'évolution de mon historique de recherche internet. Loin de mes préoccupations économiques habituelles, j'ai découvert, grâce à vous et à vos communications, de nombreux concepts, définitions de mots qui m'étaient jusqu'alors inconnus, ouvrages et personnalités. Giono, iconoclaste et liminal en sont quelques exemples, même si cette petite liste est bien loin d'être exhaustive. Je repars de ce lieu charmant la tête pleine de nouvelles idées, et de nouvelles pistes à explorer, et, pour ça, je vous en remercie.

Bien sûr, j'ai été fascinée et émerveillée par de nombreux points qui ont été mentionnés cette semaine. Je retiens notamment la question de la place du sauvage dans nos sociétés et territoires, particulièrement bien mise en exergue par notre visite des falaises de Carolles et Champeaux, ainsi que celle de La grande Noé. J'ai tout autant apprécié les exemples de cette place du sauvage autour de nous, tels que les punaises de lit, les castors ou les dynamiques de reboisement dans plusieurs territoires français qui nous ont été présentés.

J'ai été saisie par la question de la légitimation de la violence. La présentation de Pierre Schoentjes a pour moi mis en valeur de manière fascinante l'interprétation de cette question dans la littérature, tout en mettant en évidence le lien direct avec des questions de société actuelles. Les risques de zoonoses m'ont particulièrement intéressée. Cette communication présentée jeudi matin m'a laissée songeuse par rapport aux risques sanitaires, tout en faisant écho à la pandémie tout juste terminée. Enfin, la notion de responsabilité évoquée dans le cadre du lien entre la littérature et le droit m'a fascinée. Cette question, tissée à travers une comparaison entre les procès France Telecom et les marées noires, a des implications éthiques directes qui ont résonnées avec des valeurs qui me sont chères. J'ai été particulièrement touchée par vos témoignages bouleversants qui m'ont fait reconsidérer l'importance et le place de la vie dans notre monde. Je repense à l'intervention de Gisèle Bienne et de Gilles-Eric Séralini qui était émouvante, tendre et sincère.

À la question "Que peut la littérature pour les vivants ?", plusieurs réponses ont été proposées. Passant du "rien" provocateur à des réponses que je résumerais par "beaucoup", je choisis de retenir : elle peut pour autant qu'elle soit lue. Or aujourd'hui la majorité des textes évoqués lors de ce colloque ne sont pas lus. Dans ma génération, en dehors des étudiants en lettres, peu de personnes lisent ces ouvrages et même lisent tout court. La question est donc "Comment faire pour que la littérature soit lue ?". Je préfère donc laisser cette question en suspens.

Cette semaine, j'ai eu la chance de vous écouter, de vous rencontrer et d'échanger avec certains d'entre vous. Que ce soit autour d'un café, d'un repas, ou d'une table de ping-pong, j'ai appris de chacune de nos discussions. J'ai été bouleversée par vos convictions, votre passion face aux sujets évoqués. J'ai pu observer des vivants passionnés par le vivant, émerveillés par la nature qui nous entoure, et sa retranscription à l'aide de mots. Merci pour ces moments hors du temps, ces moments de grâce, qui me laissent émerveillée et avide d'en découvrir plus.


Robin WEGMÜLLER

Introduction
Au-travers de ces quelques paragraphes, je souhaite exploiter la richesse de la participation parallèle aux deux colloques pour, de la même manière que l'écocritique mêle sciences humaines, vivant et langage, proposer une lecture à plusieurs approches ainsi qu'une mise en perspective personnelle de leurs développements respectifs. Ces idées s'articulent autour de quatre dimensions : la légitimité, l'exploration de perspectives, la communication et la notion de frontière. Je conclurai cette courte intervention par une ouverture sur des considérations que nous n'avons pas eu le temps d'aborder.

Développement
Si notre semaine s'est ouverte sur le consensus de l'existence du "laisser faire", la question de la légitimité d'action s'est vue abordée de manière fondamentalement différente. Là où le sauvage s'interrogeait initialement sur la manière d'envisager les rapports aux milieux qui l'entourent, ainsi que sur les fondements éthiques et moraux de ses potentielles interventions, il est intéressant de constater que la question "Que peut la littérature pour les vivants ?" semblait déjà présupposer une forme pertinente de capacité à agir de la part de littérature ; sinon, la question aurait pu être formulée ainsi : "Dans quelle mesure la littérature a-t-elle un rôle à jouer pour les vivants ?".

Cette situation reflète la diversité des perspectives suggérées par ces domaines. Néanmoins, tenter de comprendre la similitude entre les approches sous-jacentes apporte des éléments qui nous aident à les relier. Dans le sauvage, le regard d'historien sur le castor d'Europe a ainsi rappelé les dangers de penser un animal, et plus généralement la nature, par le prisme de l'anthropomorphisme. Un autre exemple, cette fois-ci littéraire, posait le rôle du droit, dans la pratique, comme protecteur des intérêts humains. Malgré l'importance accordée par la littérature au ressenti de l'éco-sensibilité, qu'il s'agisse de l'écologie spirituelle de Maurice Genevoix, de la biophonie ou du traitement de l'œil dans l'écriture écopoétique, ce cadre centré sur l'Homme avec un grand H, mais également avec un petit h, aide à comprendre la manière dont Plumwood parvenait à transmettre l'incrédulité face au statut retrouvé de proie. La distinction de genre opérée trouve un écho particulier dans les biais récurrents associés aux images de notre rapport à la nature, que l'écoféminisme se charge d'évaluer avec un regard analytique et critique.

Il apparaît de ces constats que la reconsidération partielle des rapports aux vivants et à l'écologie passe aussi nécessairement par la reconsidération et la critique de la manière dont nous en discutons. L'évocation des notions de "mots-mana", de "mots-tabous" et même de "mots-bâton" a clairement démontré l'importance des contextes culturels, historiques et sémantiques dans la compréhension que l'on a d'une unité de texte. En passant de l'échelle de la phrase à celle d'un ouvrage entier, l'expérience des enjeux qui nous ont concernés cette semaine semblait parfois suggérer une inadéquation de certaines formes narratives et le besoin de repenser des pratiques que l'on imaginait établies.

De manière générale, les discussions récentes motivent la vision de frontières de plus en plus floues. Cette tendance a débuté le premier jour du colloque avec les questions liées au dualisme, à la dialectique, ainsi qu'à la recherche d'un troisième élément introduisant une dimension de complexité. Dans le cadre du sauvage, l'intervention de Rémi Beau a bien illustré la difficulté d'identifier les ruptures ainsi que les continuités dans les figures contemporaines du sauvage : cette démarche nécessitait des distinctions entre spatialité et fonctionnalité, ainsi qu'entre nouveaux acteurs et collaborations existantes.

De plus, le sauvage et le domestique sont désormais entrelacés, de même que le sont les espèces exotiques (envahissantes ou non) avec la biodiversité historique. Pour continuer dans cette direction, la préservation d'espaces naturels nécessite parfois d'impressionnantes interventions initiales, telles que pour l'étang de Cousseau avec les pelleteuses, et il est délicat de distinguer un suivi sanitaire et vétérinaire respectant un principe de proportionnalité d'un modèle de protection par une surveillance dénaturée.

Face à cette complexité, le colloque du sauvage a bénéficié d'une composition variée pour apporter des regards croisés : les intervenants comprenaient des représentants du public, du privé, d'organisations à but non lucratif, de chercheurs et d'acteurs de terrain. Je suis personnellement convaincu de l'utilité de cette pluralité d'approches dans la diffusion des conclusions de nos discussions afin d'en faire bénéficier la société. Je reprends ainsi les exemples des travaux de Vincent Devictor, non publiés mais invitant à la discussion dans l'espace public, ainsi que la mention par Rémi Beau de l'importance de l'écologie politique pour faire avancer les discussions. Le colloque littéraire suivait des codes différents, mais je serais tenté d'encourager des échanges s'inscrivant dans cette approche.

En guise de complément, l'applicabilité de transformations écologiques semble entrer en conflit temporel direct avec les pressions économiques et planétaires qui s'accélèrent. À ce titre, j'invite les participants du sauvage à s'intéresser à la financiarisation des ressources naturelles, de l'eau notamment, à l'impact de cette tendance sur les incitations des grands gestionnaires d'actifs et fonds d'investissement, ainsi que les répercussions de ces effets "macro" à une échelle "micro".

Remerciements
Pour terminer sur une note plus légère, je souhaite remercier chaleureusement le Centre culturel international de Cerisy de nous avoir permis d'assister à ces colloques, ainsi que toutes les personnes avec lesquelles j'ai eu l'occasion de m'entretenir. Ce fut une expérience aussi riche qu'intense, et je suis convaincu de retourner chez moi nourri de réflexions nouvelles.

Publication 2023 : un des ouvrages


LA NÉGATION À L'ŒUVRE DANS LES TEXTES


Agnès FONTVIEILLE-CORDANI, Nicolas LAURENT (dir.)


La négation a donné lieu à des travaux considérables en logique, philosophie, psychanalyse et linguistique. Mais son fonctionnement dans les œuvres littéraires n'avait pas encore fait l'objet d'une approche stylistique générale. Le présent volume, issu d'un colloque tenu à Cerisy, rassemble les contributions de stylisticiens, sémioticiens et linguistes de tous horizons, qui examinent le travail des formes négatives dans différents genres (poésie, roman, nouvelles, lettres, essai, dictionnaire…) et chez des auteurs couvrant une vaste période, du XVIIe siècle à aujourd'hui. Dans le sillon des analystes formelles sont considérés la négation lexicale et ce qui relève, plus largement, de la négation sémantique, voire de la négativité.


Ouvrage issu d'un colloque de Cerisy (2019) [en savoir plus]
Disponible à Cerisy aux Amis de Pontigny-Cerisy [n°667]

CARACTÉRISTIQUES

Éditeur : Éditions Classiques Garnier

Collection : Colloques de Cerisy - Littérature, n°11

ISBN : 978-2-406-14198-3

Nombre de pages : 542 p.

Prix public : 49 €

Année d'édition : 2023