Rapport d'étonnement

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"LE RETOUR DE L'OULIPO À CERISY"

PAR CINDY GERVOLINO


Après un Master sur "L'imagination mathématique, la littérature comme expérience de pensée visuelle" à l'École normale supérieure de Lyon, Cindy Gervolino prépare une thèse à l'université de Besançon intitulée "Figure, forme, lettre : la pensée diagrammatique à l'œuvre dans le texte littéraire (Abbott, Cortázar, Gatti, Guillevic, Roubaud)". Voici le rapport d'étonnement qu'elle a présenté lors de la dernière séance du colloque L’Oulipo : générations, qui s'est tenu à Cerisy du 24 au 30 juillet 2023.

Hermes Salceda, Isabelle Dessommes, Éric Beaumatin,
Rebecca Tural, Cindy Gervolino, Léa Champagnac De Narkevitch


Étaient présents

Quelqu'un qui a un frère qu'il appelle Ernest mais qui ne s'appelle pas Ernest, quelqu'un qui était là il y a vingt ans et qui a trouvé son poste d'enseignante à Amsterdam grâce à Cerisy, quelqu'un qui aime la petite méditerranée du Japon, quelqu'un qui vient de se voir octroyer cette semaine un prêt pour s'installer dans une nouvelle vie, quelqu'un qui a monté les instruments du groupe Motörhead dans sa jeunesse, quelqu'un qui a une fille qui fait des pins chauve-souris, quelqu'un qui en a marre qu'on lui demande "cuál es la fecha de hoy", quelqu'un qui se transforme en hôtesse de l'air ou en cafard pour danser, quelqu'un qui a visité soixante villes en France, quelqu'un qui a tatoué un appel de pied de page sur son pied, quelqu'un qui a ré-appris le madison pendant ce colloque, quelqu'un qui a reçu une photo d'un étudiant qui a fait un voyage en Europe pour la remercier d'avoir été son enseignante, quelqu'un qui a une secrétaire qui travaille quinze minutes par semaine, quelqu'un qui a une boucle d'oreille verte qui se retourne systématiquement et c'est pénible, quelqu'un qui joue au ping-pong sans décoller de la table, quelqu'un qui a inauguré une plaque commémorative en soutane, quelqu'un qui s'intéresse désormais à l'école mais qui a détesté l'école, quelqu'un qui s'est portée garante des œstrogènes, quelqu'un qui a été demandé en mariage à Venise récemment, quelqu'un qui a comme ville préférée, Paris, et comme ville la plus haïe, Paris, quelqu'un qui manque secrètement tous les petits déjeuner pour dormir mais qui mange des Lus en douce dans sa chambre, quelqu'un qui rencontre bientôt sa troisième colocataire dans une copropriété de femmes sympas, quelqu'un qui a modéré Jean Ricardou et qui s'en souvient encore, quelqu'un a reproduit avec moi et d'autres la grande ourse où chaque étoile était une cigarette qui brûle dans le noir, quelqu'un a dit qu'il n'était "pas du tout quelqu'un d'important", quelqu'un qui rêve de tenir un PMU, et Alain Schaffner.

Tentative de restée inépuisée au Château de Cerisy

Mettre mon réveil à 7h10, fait grincer ma porte à 4 reprises pour ma toilette du matin, dire bonjour à mon voisin, tartiner des biscottes, ignorer la confiture de courgette, dire le nom de ma thèse en entier, consulter le programme et me diriger vers la salle, écouter les communications du matin, rire à la mention d'une prière oulipienne réécrite "ne nous soumets pas à la Convention", prendre un café et une cigarette, aller manger, parler, faire passer le plat, manger, parler, faire passer le plat, manger, parler, parler, parler, pardon le plat, se diriger pour fumer une cigarette, parler, parler, entendre la cloche, ranger la cigarette, poser ses fesses, écouter, écouter, écrire, écouter, écrire, découvrir la cave, boire de la Cristalline dans la cave, dire le nom de ma thèse en entier, rire, parler, rire, rentrer dans le noir, se prendre le lit dans les tibias, faire grincer ma porte à 6 reprises, dormir.

Mettre mon réveil à 7h30, fait grincer ma porte à 2 reprises pour ma toilette du matin, dire bonjour à mon voisin, tartiner des biscottes, tenter la confiture de courgettes, aimer la confiture de courgettes, dire le nom de ma thèse en entier, noter le nom d'un livre, écouter une blague d'Éric, rire à une blague d'Éric, entendre parler du tatouage d'Hermes, se demander où il est, noter "Lire Nouvelles impressions d'Afrique", écrire une remarque d'Éric : "Le Tellier dans sa thèse en 2002 page 11 écrit : contrainte (ce terme est encore un peu flou)", échanger sur l'opposition contrainte dure/molle, entendre la cloche, manger, manger, parler, manger, écouter la même blague d'Éric, suivre les communications de l'après-midi, noter l'alexandrin le plus court " " glosé en "Tout signe a disparu, l'espace seul demeure", dire la première partie du nom de ma thèse pour l'abréger, échanger autour du 3ème café de la journée, manger, se diriger vers la cave enfin pourvue des substantifiques liqueurs, rejoindre l'équipe gin tonic, tenter de composer une playlist avec NRJ hits 2010 200%, aller dormir.

Mettre mon réveil à 8h15, huiler ma porte avec du WD 40 à effet immédiat sur la recommandation de mon voisin, parler de genoux avec Christelle, écouter, noter d'Hermes "La contrainte apparaît comme le négatif de la langue", rire parce que quelqu'un avoue avoir lu La liseuse sur une liseuse, trouver laquelle de mes deux fesses est la plus confortable pour rester assise très longtemps : la droite, noter "La petite fille qui mord dans le coin de son petit-beurre Lu", mais sans explication, consulter la liste des lapsus établie par Margaux : "avec circonscription", "in extremiste", "une frontière étanche", "le grand incendie de l'autre", "éruditcion", plus tard, remarquer que si Margaux sait dire "vilisibilité" en une fois, elle peut aussi parler des "forme sein" et d'"Henri Le Tellier". Manger, parler, trouver le gin, perdre le verre, trouver le Schweppes, retrouver le verre, perdre le gin, trouver le citron, perdre le verre, ping, pong, ping, pong, pardon, elle est passée sous vos jambes, excusez-moi, ping, pong, ping, pong. Aller dormir.

Mettre mon réveil à 8h55, écouter la porte : elle ne grince plus, courir au petit déjeuner en ignorant les commentaires désopilants, faire un gros tas de confiture à la courgette, parler de genoux avec Camille, écrire "Seule une machine peut apprécier un sonnet écrit par une autre machine", prendre la brochure de Bernardo, rire des titres de Clémentine Mélois, noter mon préféré : Crème et chat qui ment, prendre la brochure de Bernardo, boire le 12ème café de ma journée, descendre à la cave, voir enfin le tatouage d'Hermes, danser, danser, danser, dormir.

8h58, couette, couiner, courir, courgette, couler café, croustille, courir, couloir, coiffer, courir, couper, s'asseoir. Écouter les copines luminescentes et graphiques, s'étonner devant cartes et créations plastiques, entendre le téléphone de Camille qui sonne pendant que Bernardo récite "Qui est cet autre qui m'appelle", rentrer, se regarder dans le petit miroir écrivant ce texte.

Se regarder dans le petit miroir écrivant ce texte : peut-être le plus étonnant.

Inventaire des regards supposément lancés aux petits miroirs à Cerisy

Regard curieux, découvrant la chambre pour la première fois, regard angoissé, scrutant méticuleusement un col juste avant une prise de parole, regard nostalgique, réconforté par un environnement familier, mais pénétré du poids du temps qui a passé entre temps, regard endormi et embrumé par l'alco… la fatigue, regard inquisiteur, traquant les restes d'une salade embusquée entre deux dents, regard circonspect, s'étonnant d'un choix vestimentaire par trop audacieux, regard rapide avant d'aller manger, regard oblique, déconcentré par un mouvement de notre propre reflet pendant une activité tierce, regard narcissique, savourant orgueilleusement une situation capillaire intacte qui résiste au passage du temps, regards inconsciemment simultanés, d'une chambre à l'autre, dernier regard avant de se lever pour parler, et ce regard qu'on se lance parfois à travers le temps, celui qui dit "qui seras-tu, si tu regardes un jour à nouveau ce miroir".