Si vous deviez, pour commencer, vous présenter ?
Viviane Folcher : Je suis enseignante-chercheuse en science de l'information et ergonomie à l'Institut Agro Dijon, une école d'ingénieur en agronomie et en agroalimentaire. Ce qui me caractériserait le plus, c'est la recherche-intervention, qui structure mon rapport à l'enseignement supérieur, et ce souci que j'ai de contribuer, aussi modestement que ce soit, à la transformation du monde du travail.
De la "recherche-intervention" dites-vous, ce qui signifie que vous faites de la recherche au sein d'organisations ?
Viviane Folcher : Oui, et je dirai même que c'est ce en quoi consiste l'essentiel de ma pratique : je mets à l'épreuve mes outils conceptuels à travers mes essais de transformation des organisations et du travail. Quand "ça ne marche pas", je me replis volontiers sur ma base scientifique, pour réfléchir à la manière dont je pourrais trouver une solution, en faisant mon miel de mes apparentes impasses. C'est cet état d'esprit qui, je pense, définit le mieux la professionnelle que je suis.
C'est précisément ce qui a rendu votre intervention à deux voix intéressante : vous ne vous borniez pas à exposer les résultats tangibles d'une recherche-intervention, vous partagiez aussi des questionnements, des doutes et mêmes des "disputes" qui l'ont parsemée…
Viviane Folcher : C'est exactement cela ! Je suis arrivée à Cerisy avec le projet d'une communication relativement courte sur les interrogations soulevées par une recherche-intervention menée avec Stéphane Balasse, ainsi qu'avec Cédric Dalmasso — lequel, en tant que directeur du colloque s'est abstenu d'intervenir. Parmi ces interrogations ayant émergé au fil de notre recherche-intervention, les principales ont porté sur la transdisciplinarité, la pratique qui aligne les disciplines, fût-ce effectivement au prix de "disputes" professionnelles…
Détail qui a son importance : vous avez fait cette communication dans la bibliothèque de Cerisy que vous découvriez par la même occasion. Et alors, quelles ont été vos impressions ?
Viviane Folcher : J'ai effectivement découvert Cerisy et sa bibliothèque à l'occasion de ce colloque. Qu'en dire ? Et bien que c'est un lieu incroyablement confortable, accueillant ! Tout impressionnant qu'il puisse être, je n'ai pas senti le poids des savoirs accumulés au fil des décennies. J'ai eu au contraire le sentiment de m'être retrouvée dans une communauté de personnes — intervenants et auditeurs — mues par l'envie de comprendre, d'apprendre en se confrontant à d'autres points de vue. Les disciplines représentées avaient beau être loin des miennes, je me suis sentie d'emblée dans mon élément.
Précisons que vous êtes arrivée en cours de route, l'avant-veille du jour du départ. Vous y serez donc restée deux jours et demi, ce qui était déjà beaucoup par rapport à un colloque scientifique universitaire, mais finalement "trop peu" ainsi que vous me le confiez…
Viviane Folcher : Pour un colloque de Cerisy, c'est effectivement trop peu par rapport à tout ce dont j'aurais pu en tirer, à en juger par la manière dont les autres participants, ayant vécu l'intégralité du colloque, m'en parlent. Certes, c'est mieux que de ne pas être venue du tout, comme cela a failli se produire pour des raisons de convenances personnelles. Comme j'ai bien fait d'être finalement venue même pour deux jours et demi ! Car j'ai quand même eu le temps de m'immerger dans le colloque, de bénéficier de ces moments de convivialité, de cheminer après les repas comme nous le faisons actuellement pour les besoins de l'entretien… Voyez sur notre gauche ces jolies marguerites qui se remettent de la pluie… C'est beau, non ? (rire).
N'est-ce pas justement "trop" beau ? Le risque ne serait-il pas d'être déconnecté de l'actualité, qui est particulièrement brûlante, préoccupante, à bien des égards ? Que dites-vous à ceux qui pourraient objecter cela ?
Viviane Folcher : Je trouve plutôt que c'est une chance inouïe que de pouvoir se retrouver dans un tel lieu qui n'est pas autant que cela en retrait du monde. C'est davantage un lieu où on peut se recentrer. Je n'ai pas le sentiment de m'être totalement coupée de l'actualité ; je pourrais d'ailleurs en reprendre sans difficulté le fil à mon retour. Cependant, ici, je peux faire résonner des choses, tranquillement, au travers de mes échanges avec les autres participants. En cela, c'est bien un lieu de "recentrement" et, en même temps, d'ouverture aux autres. Ce qui en fait un lieu proprement à part.
Vous avez usé d'un mot qui nous est cher ici, "résonné". Il est au cœur du travail du philosophe et sociologue allemand Hartmut Rosa auquel sera d'ailleurs consacré un colloque en 2025. Aviez-vous cette référence en tête ?
Viviane Folcher : Pas du tout. En revanche, quand j'ai eu connaissance de la programmation de ce colloque, cela a déclenché une envie, primo, d'y participer, secundo d'y croiser des collègues avec lesquels je pourrais échanger davantage que nous avons l'occasion de le faire (rire).
Donc, rendez-vous en 2025, au 30 août au 5 septembre ?
Viviane Folcher : Autant dire demain, au rythme où vont les choses !
Pour en revenir à l'actualité, j'ai l'impression qu'elle vient jusqu''à nous, en étant juste tamisée par la manière dont les participants la relayent, en parlent, par les commentaires qu'ils peuvent en faire dans les échanges informels qu'on peut avoir ici.
Viviane Folcher : En effet, à Cerisy, on n'est pas totalement étanches au reste du monde. Les frontières sont plus poreuses qu'elles paraissent. En revanche, on est comme installés dans un bivouac, en plein air, où on peut entendre les échos du monde et en discuter de manière apaisée, sur le ton de la conversation : on en parle puis on passe à autre chose avant d'y revenir éventuellement, et ainsi de suite…
Un mot sur une composante de la sociabilité cerisyenne : les repas que l'on partage ensemble, sans place attitrée, de sorte que tout un chacun peut se retrouver devant un spécialiste reconnu de tel ou tel sujet…
Viviane Folcher : J'en dirai volontiers un mot en commençant par une confidence : le matin, je ne suis pas quelqu'un de spontanément sociable. J'ai besoin de reprendre mes marques. Pourtant ici, au petit-déjeuner, on a beau se retrouver attablés ensemble, proches les uns des autres, en ayant d'emblée des échanges très nourris, je me surprends à supporter et même à apprécier cela. Étonnant non (rire) ?
Une autre caractéristique de Cerisy, ce sont ses rites, entre le verre de calva servi le premier soir, l'omelette norvégienne, la séance de photo, les cloches, celle qui bat le rappel pour les repas et l'autre, la reprise des communications… Comment réagissez-vous à cela ?
Viviane Folcher : J'y vois des moyens de rythmer, de ponctuer les avancées des échanges. Autant le rite de l'omelette norvégienne m'a surprise car je ne savais pas du tout à quoi m'attendre, autant celui des cloches, je l'ai instantanément intégré. D'ailleurs, il n'est pas exclu qu'elles me manquent comme à d'autres. Ce n'est pas exclu du tout (rire) !
D'autres choses vous ont-elles marquée ?
Viviane Folcher : Oui, la belle bibliothèque où se succèdent les communications. Je pense aussi à ce dédale merveilleux pour arriver jusqu'à nos chambres, jolies comme tout. J'ai cru comprendre que dans chacune d'elles, on y est accueillis par une rose. C'est le cas dans la mienne, où elle embaumait. Un geste tout sauf anecdotique, qui ajoute à l'hospitalité du lieu, procède d'un sens de l'accueil, qui ne passe donc pas seulement par les mots, mais par le soin apporté au moindre détail. Et puis, cette cave à laquelle on accède par des escaliers étroits…
Autre lieu névralgique…
Viviane Folcher : Autre lieu névralgique, en effet, avec ses tables de ping-pong… Qu'on soit professeur, chercheur, étudiant ou simple auditeur, on y joue. Les frontières ne sont pas totalement abolies, mais travaillées au corps !
(Au terme d'une montée dans un chemin gadoueux…)
Viviane Folcher : Faire un colloque à Cerisy n'est pas quelque chose d'indifférent. On est tous forcément pénétrés par la beauté du lieu, le château, le parc, l'étable, les chemins alentour comme celui que nous empruntons… Cette beauté, ajoutée à l'accueil que j'évoquais, est d'autant plus précieuse qu'elle nous rend disponibles. D'ailleurs, quand je suis arrivée, tard dans la soirée, la première chose que les collègues se sont empressés de faire est de m'embarquer dans une visite du lieu : le potager, l'Orangerie où trône "le fauteuil d'André Gide" [il l'occupait du temps des décades de Pontigny], l'accès à la cave, j'y reviens. Ils ne se seraient pas montrés aussi "disponibles" si le lieu n'avait été aussi beau. On ne le dira donc jamais assez : la beauté, c'est essentiel dans nos vies. Elle ne saurait n'être réservée qu'à quelques-uns comme on prétend le faire croire. Tout le monde a besoin d'en faire l'expérience et tout le monde y aspire. La beauté, c'est vital !
Tiens ! C'est pratiquement le titre d'un colloque qui a eu lieu voici quelques années [Beautés vitales. Pour une approche contemporaine de la beauté, du 15 au 21 juillet 2022]. "Disponibilité" avez-vous dit. Ne suppose-t-elle pas de venir à Cerisy au titre d'une identité professionnelle, si on le souhaite, mais sans pour autant imposer les codes, les rapports hiérarchiques propres à sa communauté d'appartenance ? Seuls ceux attachés aux rites de Cerisy ont droit de cité… Cela fait-il sens pour vous ?
Viviane Folcher : Non seulement, ce fait sens, mais j'adore cette idée de pouvoir être dans un collectif de personnes hétérogènes, qui ne se présentent pas à moi d'emblée par leur discipline, leur métier ou leur fonction. J'aime prendre le temps de les découvrir par moi-même. Et j'aime ne pas être moi-même assaillie de questions sur ce que je fais, d'où je viens, de pouvoir justement mettre entre parenthèses mes codes professionnels que je porte comme un manteau sans plus en avoir conscience. J'apprécie ce simple plaisir d'être là au milieu d'autres personnes à découvrir. Cela étant dit, j'apprécie aussi que la personne qui intervient précise d'où elle parle, professionnellement ou disciplinairement parlant. Cela peut éclairer le sens de son propos. Mais pas besoin d'en savoir plus au risque sinon de reproduire, même à son insu, des rapports entre pairs ou asymétriques avec les autres participants. Un écueil que ce colloque-ci a su éviter. D'ailleurs, j'ai apprécié la place qui a été faire aux deux doctorantes intervenues en conclusion [Marine Baconnet et Justine Rayssac], et dont les communication ont donné lieu à une véritable écoute de la part des participants encore présents et à des échanges aussi denses qu'avec les communications précédentes.
Propos recueillis par Sylvain ALLEMAND
Secrétaire général de l'AAPC