Vous êtes intervenu au cours du colloque, au titre de plongeur. C'est bien la première fois que j'en entendais un à Cerisy ! Pouvez-vous commencer par rappeler dans quel cadre vous pratiquez la plongée sous-marine ?
Hervé Bernard : J'en fais dans les bassins du port du Havre dans le cadre de "Port Vivant", une association créée en 2005 avec pour mission principale d'observer la biodiversité sous-marine et d'en dresser un inventaire et ce, durant toute l'année. Nous pouvons ainsi — c'est important de le préciser — en avoir une connaissance fine et saisonnière.
Vous nous avez donné à voir cette biodiversité à travers une communication illustrée de photos et une exposition. Contrairement à ce qu'on pourrait croire, elle est d'une étonnante richesse…
Hervé Bernard : En effet ! Les bassins portuaires constituent des milieux à part entière. Des milieux eux-mêmes très divers puisqu'on distingue le milieu de l'herbier, le milieu rocheux, le milieu des éboulis, le milieu de la plaine océanique, le coralligène, etc. Sans oublier, bien sûr, le milieu portuaire, qui fait partie de ce qu'on appelle le paralique, le milieu marginal intermédiaire entre le milieu marin franc et le milieu continental. Bien qu'artificiel, un port est comme tout autre milieu riche d'une biodiversité spécifique. Sa richesse tend cependant à devenir "cosmopolite" sous l'effet des vidanges de ballast (le réservoir de navire rempli d'eau de mer pour lui permettre de naviguer la cale à vide, et qu'on libère dans le port quand on le charge de cargaisons) ou du fouling (la colonisation, d'un port à l'autre, de la coque des bateaux par des organismes vivants). Étant entendu qu'en sens inverse, le milieu portuaire exporte par les mêmes mécanismes des espèces endémiques. Ainsi des espèces du monde entier viennent s'y brasser, s'y mélanger. Notre inventaire ne peut donc être définitif ni prétendre à l'exhaustivité. De là les plongées que nous effectuons à intervalles réguliers, l'enjeu étant aussi de comprendre comment les nouvelles espèces vont s'insérer dans la chaîne alimentaire locale, le rôle que chacune va y jouer — un rôle qui peut être selon le cas négatif, positif ou neutre…
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Ce faisant, vous avez mis en exergue une notion qui me semble avoir été reléguée au second plan (au profit notamment de celles de résilience ou d'adaptation), alors que, sous son apparence ordinaire, elle ouvre des perspectives intéressantes : celle d'"équilibre", qui était au cœur notamment de cette "physique œconomique" exhumée par l'historien Arnaud Orain, dans son ouvrage Les savoirs perdus de l'économie. Contribution à l'équilibre du vivant (Gallimard, 2023) — une science soucieuse de maintenir un juste équilibre entre les ressources d'un milieu naturel et l'exploitation qu'en font les hommes, et dont il nous a parlé ici-même à Cerisy à l'occasion du colloque Université et créativité. L'idéal et l'impératif, qui s'est tenu du 5 au 11 juillet 2023. Je ne résiste donc pas à l'envie de vous faire réagir non sans m'amuser de constater que cette notion refait en quelque sorte surface depuis l'observation de milieux sous-marins…
Hervé Bernard : Cette notion est toute sauf anodine pour les naturalistes que nous sommes : notre mission est d'observer les espèces, animales et végétales, qui peuplent un milieu, qu'il soit terrestre ou marin. Naturellement, cette observation nous amène à comprendre ce milieu, son fonctionnement, et, à partir de là, les conditions de son équilibre. Qu'entend-on par là ? Un rapport de forces qui s'est stabilisé, en somme, jusqu'à ce que le milieu soit de nouveau perturbé avant de trouver un nouvel équilibre, et ainsi de suite. Donc oui, cette notion est importante. Elle nous paraît évidente quand on observe la nature sous l'eau, car on perçoit bien les bouleversements qui affectent la chaîne alimentaire, l'écosystème avant de déboucher sur de nouvelles formes d'équilibre. Naturellement, ces bouleversements proviennent de l'arrivée de nouvelles espèces exotiques, des activités portuaires — lesquelles ne sont pas étrangères à cette arrivée — au travers notamment des ballasts et du fouling que j'ai évoqués. À travers l'équilibre des écosystèmes, c'est celui entre l'homme et la nature qui se joue. À ce propos, je suis pour ma part resté fidèle à des lectures de jeunesse, qui pourront paraître désuètes, mais qui ne m'en ont pas moins marqué dans ma perception des choses.
De quelles œuvres littéraires s'agit-il ?
Hervé Bernard : Je pense en premier lieu au roman d'Ernest Hemingway, Le Vieil Homme et la Mer (publié en 1952), qui décrit merveilleusement ce terrible rapport de forces entre l'homme et la nature, ici l'océan, à travers la figure d'un vieux pêcheur cubain, Santiago, en lutte avec un gigantesque marlin au large du Golf Stream. Dans un premier temps, c'est lui qui semble devoir l'emporter. En réalité, il n'en est rien. La nature finit par renvoyer l'homme à sa vanité et son orgueil en le dépouillant du trophée de sa pêche : le marlin finit dévoré par des requins — étant trop grand, il n'avait pu être embarqué dans le bateau de Santiago. Bien plus, Hemingway met en exergue l'incompréhension des hommes entre eux, à travers ce couple de touristes, qui va à la rencontre de Santiago à son arrivée au port de pêche, après plusieurs jours de lutte avec les requins ; il lui demande ce qui a bien pu se passer avec son poisson. À quoi le pêcheur répond juste par un : "tiburon !", qui signifie requin en espagnol. Un des touristes n'a pas d'autre réaction qu'un : "Ah, je ne savais pas que les requins avaient un rostre", soit le prolongement pointu qui caractérise en réalité le marlin… Une manière subtile d'illustrer le fait que non seulement les hommes ne se comprennent pas, se méconnaissent, mais encore n'ont pas la même connaissance de la biodiversité.
Je ne résiste pas à évoquer une autre référence qui me tient à cœur : Le Petit Prince, d'Antoine de Saint-Exupéry. De quoi est-il question ? D'un enfant qui veut apprivoiser la nature à travers la figure du renard, lequel ne manque pas d'objecter que cela engagera la responsabilité de son maître. Manière de dire que nous autres humains ne pouvons prétendre en faire autant avec la nature en général, sans assumer nos responsabilités à son égard. Je pourrais encore citer les Fables de La Fontaine.
Toutes ces références littéraires vous paraîtront peut-être bien naïves, innocentes. Pour ma part, je trouve qu'elles délivrent des messages qui restent d'actualité, aujourd'hui plus que jamais à l'heure où les atteintes à la biodiversité n'ont jamais été aussi grandes. Mais après tout, n'est-ce pas à cela qu'on reconnaît des chefs-d'œuvre de la littérature, à cette capacité à traverser le temps, à être indémodables ? À parler à toutes les générations tout simplement parce qu'en définitive la nature humaine ne change pas, reste la même avec ses qualités et ses défauts dans ses rapports à la nature ?
Quel rapport avec la plongée sous-marine, me direz-vous ? Je dirai que cette littérature m'aide à prendre de la hauteur, en tout cas du recul par rapport à ce qui se joue dans ce rapport de forces entre les activités humaines, portuaires en particulier, et la biodiversité sous-marine.
Au cours de votre intervention, vous nous avez donné à voir cette biodiversité, mais aussi à entendre un florilège de noms et de mots précis pour désigner et décrire la moindre espèce… Non sans me remettre en mémoire le livre de Romain Bertrand, Le Détail du monde. L'art perdu de la description de la nature (Seuil, 2019), qui nous invite à réapprendre à bien nommer les choses, à nous re-familiariser avec la langue précise des botanistes et autres entomologistes, si on veut préserver la biodiversité — la solution ne pouvant reposer seulement sur des politiques publiques, des mesures ou des innovations techniques ; elle requiert aussi la capacité à bien nommer et décrire cette biodiversité…
Hervé Bernard : C'est exactement ça ! C'est parfois en observant la nature dans le détail, ses organismes vivants jusqu'aux plus petits, aux plus minuscules que l'on trouve des clés de compréhension de la vie. Aussi nous attachons-nous, mes amis plongeurs et moi, à observer le petit, le microscopique, en le considérant avec la même attention que le macro, l'énorme, autrement dit ce qu'on voit de prime abord, toujours dans ce souci de rendre justice à ce besoin d'équilibre qui caractérise le fonctionnement des milieux.
Qu’est-ce qui vous a personnellement prédisposé à vous lancer dans cette activité bénévole de plongeur ?
Hervé Bernard : Au sein de "Port Vivant", nous sommes effectivement tous des bénévoles, c'est important de le souligner. Si j'ai parlé jusqu'ici à la première personne, c'est d'abord en tant que membre d'un collectif que je tiens à témoigner…
D'ailleurs, vous n'êtes pas venu seul à Cerisy…
Hervé Bernard : Non, en effet, je suis venu avec Denis Corthésy, le président de l'association, à qui je veux au passage rendre hommage : il tient le flambeau à bout de bras. L'association a été créée à son initiative et à celle de Gérard Breton, qui nous a malheureusement quitté en 2020. Pour ma part, je l'ai rejointe en 2019 avec l'envie de m'inscrire dans leurs pas à tous deux. Je ne suis pas scientifique, encore moins biologiste — je travaille dans un cabinet d'architecture. Mais depuis que je suis petit, je suis passionné par la nature. J'ai trouvé dans la plongée sous-marine quelque chose que j'aime par dessus tout, à savoir la possibilité de traiter d'une question sans pouvoir prétendre en faire le tour. Avec la plongée sous-marine, j'ai le sentiment d'apprendre tous les jours. C'est aussi cela que je trouve formidable.
Un mot sur l'exposition que l'ancienne étable du château de Cerisy a accueillie et que vous avez présentée lors de son vernissage…
Hervé Bernard : C'est une exposition itinérante conçue en partenariat avec l'Inserm et Haropa, afin d'illustrer la diversité des écosystèmes que l'on rencontre dans les différents bassins du port du Havre, en fonction de leur salinité, leur éclairement et leur niveau d'eau.
Un panneau d'introduction rappelle l'importance historique et contemporaine de ce port créé sous François 1er. Les panneaux suivants font plonger le visiteur dans les bassins du port pour lui faire découvrir les caractéristiques de l'eau, des quais et de la vase environnante, ainsi que l'écosystème du plancton et des organismes fixés sur les quais. Ils rendent compte également des stratégies alimentaires des mollusques ainsi que de la diversité des crustacés et poissons qui habitent les eaux portuaires. D'autres panneaux présentent les associations écologiques et les populations humaines, passées et présentes, qui ont influencé et continuent d'influencer la vie autour du port. À travers cette exposition, nous espérons bousculer l'image négative associée habituellement à un port — un lieu où les eaux seraient polluées, mortes et, donc, dépourvues de biodiversité. En réalité, c'est bien un lieu vivant.
Un mot encore sur le cadre dans lequel s'est déroulé le colloque, un cadre éloigné des bassins portuaires… Je ne résiste pas néanmoins à l'envie de savoir si vous l'avez vécu comme un lieu propice à une autre forme de plongée, cette fois dans d'autres disciplines, d'autres pratiques professionnelles…
Hervé Bernard : Le parallèle est pertinent car, effectivement, j'ai eu l'impression d'avoir plongé dans un milieu pluridisciplinaire, où il s'est agi de se confronter à d'autres disciplines sinon d'autres points de vue, que le mien. On a aussi pu entendre une diversité d'acteurs du monde portuaire, dont je ne soupçonnais pas l'étendue. Cela étant dit, où que je sois, j'ai le sentiment d'être connecté à la nature, qu'elle soit sous l'eau ou à sa surface. Donc, non, je n'ai pas eu le sentiment d'avoir plongé dans un milieu totalement étranger. D'autant moins qu'ici, nous sommes environnés de nature. À peine vous sortez du château, vous vous retrouvez dans un parc magnifique. C'est dire si je me suis senti dans mon élément. Même en ville, j'arrive d'ailleurs à trouver dans le spectacle d'une simple toile d'araignée ou des poissons d'argent de nos salles de bain, des motifs d'émerveillement. Que voulez-vous, quand on est connecté à la nature, on l'est 24 h sur 24, 7 jours sur 7, par tous les temps, en tout lieu.
La cloche sonne… Vous savez désormais ce que cela signifie…
Hervé Bernard : Oui, la séance reprend et il nous faut donc regagner la bibliothèque (rire).
Propos recueillis par Sylvain ALLEMAND
Secrétaire général de l'AAPC