Rapport d'étonnement

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"RETOUR D'EXPÉRIENCE À CERISY"

PAR ALEXIS CADORET


Alexis Cadoret est titulaire d'un Master en Médiation culturelle et Enseignement et d'un Master en Études culturelles - Littérature, civilisation des pays nordiques, obtenus à l'université de Caen Normandie. Voici le rapport d'étonnement qu'il a présenté lors de la dernière séance du colloque Levinas et Merleau-Ponty : le corps et le monde, qui s'est tenu à Cerisy du 6 au 12 juillet 2022.

Antonia Schirgi, Sandra Travers de Faultrier,
Marie-Chantal Manset, Alexis Cadoret


Je souhaite tout d'abord, à l'instar de mes camarades, remercier Edith Heurgon et toutes les personnes qui s'affairent dans ce château pour cette possibilité si singulière d'habiter pendant une semaine ce lieu chargé d'histoire, animé par la rencontre de personnes aux vécus différents, toutes légitimes à nourrir encore et encore Cerisy d'écoute en écoute, de discussion en discussion. C'est ma première fois ici. Une première fois que je n'oublierai pas de sitôt et qui, maintenant qu'elle s'achemine lentement mais promptement vers le souvenir, conservera pour toujours une place dans ma relation à la phénoménologie et à ses tensions, exposées durant ces quelques jours. Phénoménologie qu'honorent les photographies en noir et blanc affichées à l'entrée du château, suspendant nos présences à toutes et à tous sur les quelques centimètres constituant les images au sein desquelles nos sourires, faits de chair, de sang et étirant la peau de nos lèvres, contiennent une parole animée de joie et de désir de sentir l'infini insufflant partout un vent immémorial.

Je voudrais ensuite adresser de la part de tout le groupe un merci sincère à Corine Pelluchon, à Yotetsu Tonaki et à toutes les conférencières et conférenciers pour cette semaine au déroulement doucereusement discipliné. Il importe de souligner la qualité de ce colloque franco-japonais portant sur l'intrication du corps et du monde chez les philosophes Maurice Merleau-Ponty et Emmanuel Levinas. Grâce à l'ensemble des conférences proposées et aux multiples discussions tissées au cours des repas et des pauses, chacune et chacun quittera Cerisy avec la certitude de l'importance de philosopher pour s'engager pleinement dans la complexité du monde, que ce soit en enseignant, en prenant soin de ses patients, en étudiant ou encore en travaillant dans ou pour des entreprises. Chacune et chacun emportera dans ses valises la force de plusieurs pensées, celles de Merleau-Ponty et de Levinas principalement, celles de Husserl, d'André Gorz et de Nishida dans un second temps ; pensées qui ont en commun de conduire l'humain à interroger ses manières d'être, autrement dit son attitude à l'égard du vivant et de ce qui l'entoure. Il s'est agi, comme l'ont souligné la majorité des communications, de penser par la phénoménologie une nouvelle façon d'habiter la terre qui soit capable de prendre en compte notre dépendance aux écosystèmes. Cette appréhension écophénoménologique de l'humain — entre son corps et le monde — le rend susceptible de dévier d'un centre duquel aucune résonance ne peut se réaliser correctement par manque d'entrecroisements. Ainsi, l'humain, pour sentir l'infini du monde, dispose d'un corps proprement résonnant, disposé à expulser aussi bien qu'à absorber, à tourbillonner dans l'air et à flotter sur l'eau, comme l'ont entre autres expliqué Corine Pelluchon, Tetsuya Kono, Nao Sawada, Tetsuo Sawada et Masato Goda.

Dans le cadre de mon mémoire d'études nordiques portant sur l'altérité dans les personnages des contes de l'écrivaine danoise Karen Blixen analysée à travers le concept de visage et la notion de responsabilité pour autrui dans l'œuvre de Levinas, le thème du corps et du monde y a toute sa place. En effet, il semble pertinent de se pencher sur l'interaction des personnages blixeniens avec le monde édifié par l'écrivaine sous l'angle de ce langage à trois dont il a été question lors de la communication de Dorothée Legrand. Les personnages blixeniens sont marqués par l'accomplissement d'un destin qui, parce qu'il est accompli, permet paradoxalement d'aspirer à une véritable liberté. Il serait intéressant d'impliquer dans cette façon qu'a Karen Blixen de charger ses personnages d'une responsabilité la relation je-tu-il, dialogue dans lequel le passé s'immisce, fort de ce qu'il contient mais aussi fort de son poids sur le présent et sur le futur. Ce je-tu-il frappé par la présence d'une dimension impersonnelle, fait revenir à l'esprit la suprématie des nourritures lévinassiennes, de cet air qui enveloppe l'humain avant même qu'il y prête attention. Par ailleurs, la richesse du colloque n'a pas hésité à rendre apparents les points de tension où, comme chez Levinas par exemple, la place de l'animal est ambiguë. L'œuvre de Karen Blixen est marquée par une attention particulière aux masques qui à la fois protègent les personnages et les rapprochent de l'autre et du monde, car porter un masque ne revient pas forcément à signifier une crainte envers la vie et les incertitudes qui y règnent, mais souligne bien au contraire la propension à vivre autrement, par l'autre, avec l'autre. Chez Karen Blixen, les personnages voguent de masques en masques, moyen par lequel ils s'engagent pleinement dans la vie. Cette caractéristique du masque gagnera en pertinence en l'abordant par la richesse des thèmes lévinassiens.

Encore une fois, merci à toutes et à tous !