Rapport d'étonnement

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"LE VIVANT ET LE SAUVAGE À CERISY"

PAR LÉA SOPHIA HÜMBELIN, MAÏWENN MIGNON ET ROBIN WEGMÜLLER


Du 26 juin au 2 juillet 2023, les colloques Que peut la littérature pour les vivants ? et Le renouveau du sauvage ont non seulement été organisés en parallèle, mais ont aussi partagés des séances et des activités communes de diverses manières. D'où une audience nombreuse et diverse mêlant littéraires, scientifiques et professionnels du vivant. Voici les rapports d'étonnement de trois étudiants de la Fondation suisse d'études avec laquelle le CCIC a engagé un partenariat : Léa Sophia Hümbelin ("Informatique" à l'École polytechnique de Zurich), Maïwenn Mignon ("Économie et management" à l'université de Genève) et Robin Wegmüller ("Finance" à l'École polytechnique de Zurich).

Maïwenn Mignon, Robin Wegmüller, Léa Sophia Hümbelin


Léa Sophia HÜMBELIN

Le changement de perspective pendant cette semaine était vraiment précieux pour moi. Non seulement au niveau des sujets abordés qui diffèrent de ce que je fais dans mes études, mais aussi au niveau de la langue. Chaque langue a son propre regard sur le monde et pour moi, c'était enrichissant de découvrir le sentiment de vie inhérente à la langue française. Cela commence par la sonorité du français qui est beaucoup plus doux et poétique, comparé à ma langue maternelle le suisse allemand. J'ai le sentiment qu'en parlant français, on prend plus de temps pour exprimer ses pensées et surtout ses sentiments. C'était ma première fois en Normandie et le paysage m'a vraiment ému. Du coup, je voulais mettre des mots en langue française sur ce souvenir pour le conserver. Je ne sais pas si j'ai réussi à trouver les bons mots, mais j'ai beaucoup apprécié d'être là.

29 juin 2023, les falaises littorales de Carolles et Champeaux

Les arbrisseaux se présentent sous toutes les couleurs,
De l'ocre blanchâtre au violet rougeur.

Le susurrement de l'herbe m'amène la sagesse du monde,
Pendant que la beauté du paysage m'inonde.

Le gloussement des goélands me rappelle un rire doux,
Pendant que le vent caresse légèrement ma joue.

Le murmure de la mer me prend dans ces bras,
Et pour un moment, le sentiment d'être perdu s'en va.


Maïwenn MIGNON

La première chose qui m'étonne à la fin de cette semaine, c'est l'évolution de mon historique de recherche internet. Loin de mes préoccupations économiques habituelles, j'ai découvert, grâce à vous et à vos communications, de nombreux concepts, définitions de mots qui m'étaient jusqu'alors inconnus, ouvrages et personnalités. Giono, iconoclaste et liminal en sont quelques exemples, même si cette petite liste est bien loin d'être exhaustive. Je repars de ce lieu charmant la tête pleine de nouvelles idées, et de nouvelles pistes à explorer, et, pour ça, je vous en remercie.

Bien sûr, j'ai été fascinée et émerveillée par de nombreux points qui ont été mentionnés cette semaine. Je retiens notamment la question de la place du sauvage dans nos sociétés et territoires, particulièrement bien mise en exergue par notre visite des falaises de Carolles et Champeaux, ainsi que celle de La grande Noé. J'ai tout autant apprécié les exemples de cette place du sauvage autour de nous, tels que les punaises de lit, les castors ou les dynamiques de reboisement dans plusieurs territoires français qui nous ont été présentés.

J'ai été saisie par la question de la légitimation de la violence. La présentation de Pierre Schoentjes a pour moi mis en valeur de manière fascinante l'interprétation de cette question dans la littérature, tout en mettant en évidence le lien direct avec des questions de société actuelles. Les risques de zoonoses m'ont particulièrement intéressée. Cette communication présentée jeudi matin m'a laissée songeuse par rapport aux risques sanitaires, tout en faisant écho à la pandémie tout juste terminée. Enfin, la notion de responsabilité évoquée dans le cadre du lien entre la littérature et le droit m'a fascinée. Cette question, tissée à travers une comparaison entre les procès France Telecom et les marées noires, a des implications éthiques directes qui ont résonnées avec des valeurs qui me sont chères. J'ai été particulièrement touchée par vos témoignages bouleversants qui m'ont fait reconsidérer l'importance et le place de la vie dans notre monde. Je repense à l'intervention de Gisèle Bienne et de Gilles-Eric Séralini qui était émouvante, tendre et sincère.

À la question "Que peut la littérature pour les vivants ?", plusieurs réponses ont été proposées. Passant du "rien" provocateur à des réponses que je résumerais par "beaucoup", je choisis de retenir : elle peut pour autant qu'elle soit lue. Or aujourd'hui la majorité des textes évoqués lors de ce colloque ne sont pas lus. Dans ma génération, en dehors des étudiants en lettres, peu de personnes lisent ces ouvrages et même lisent tout court. La question est donc "Comment faire pour que la littérature soit lue ?". Je préfère donc laisser cette question en suspens.

Cette semaine, j'ai eu la chance de vous écouter, de vous rencontrer et d'échanger avec certains d'entre vous. Que ce soit autour d'un café, d'un repas, ou d'une table de ping-pong, j'ai appris de chacune de nos discussions. J'ai été bouleversée par vos convictions, votre passion face aux sujets évoqués. J'ai pu observer des vivants passionnés par le vivant, émerveillés par la nature qui nous entoure, et sa retranscription à l'aide de mots. Merci pour ces moments hors du temps, ces moments de grâce, qui me laissent émerveillée et avide d'en découvrir plus.


Robin WEGMÜLLER

Introduction
Au-travers de ces quelques paragraphes, je souhaite exploiter la richesse de la participation parallèle aux deux colloques pour, de la même manière que l'écocritique mêle sciences humaines, vivant et langage, proposer une lecture à plusieurs approches ainsi qu'une mise en perspective personnelle de leurs développements respectifs. Ces idées s'articulent autour de quatre dimensions : la légitimité, l'exploration de perspectives, la communication et la notion de frontière. Je conclurai cette courte intervention par une ouverture sur des considérations que nous n'avons pas eu le temps d'aborder.

Développement
Si notre semaine s'est ouverte sur le consensus de l'existence du "laisser faire", la question de la légitimité d'action s'est vue abordée de manière fondamentalement différente. Là où le sauvage s'interrogeait initialement sur la manière d'envisager les rapports aux milieux qui l'entourent, ainsi que sur les fondements éthiques et moraux de ses potentielles interventions, il est intéressant de constater que la question "Que peut la littérature pour les vivants ?" semblait déjà présupposer une forme pertinente de capacité à agir de la part de littérature ; sinon, la question aurait pu être formulée ainsi : "Dans quelle mesure la littérature a-t-elle un rôle à jouer pour les vivants ?".

Cette situation reflète la diversité des perspectives suggérées par ces domaines. Néanmoins, tenter de comprendre la similitude entre les approches sous-jacentes apporte des éléments qui nous aident à les relier. Dans le sauvage, le regard d'historien sur le castor d'Europe a ainsi rappelé les dangers de penser un animal, et plus généralement la nature, par le prisme de l'anthropomorphisme. Un autre exemple, cette fois-ci littéraire, posait le rôle du droit, dans la pratique, comme protecteur des intérêts humains. Malgré l'importance accordée par la littérature au ressenti de l'éco-sensibilité, qu'il s'agisse de l'écologie spirituelle de Maurice Genevoix, de la biophonie ou du traitement de l'œil dans l'écriture écopoétique, ce cadre centré sur l'Homme avec un grand H, mais également avec un petit h, aide à comprendre la manière dont Plumwood parvenait à transmettre l'incrédulité face au statut retrouvé de proie. La distinction de genre opérée trouve un écho particulier dans les biais récurrents associés aux images de notre rapport à la nature, que l'écoféminisme se charge d'évaluer avec un regard analytique et critique.

Il apparaît de ces constats que la reconsidération partielle des rapports aux vivants et à l'écologie passe aussi nécessairement par la reconsidération et la critique de la manière dont nous en discutons. L'évocation des notions de "mots-mana", de "mots-tabous" et même de "mots-bâton" a clairement démontré l'importance des contextes culturels, historiques et sémantiques dans la compréhension que l'on a d'une unité de texte. En passant de l'échelle de la phrase à celle d'un ouvrage entier, l'expérience des enjeux qui nous ont concernés cette semaine semblait parfois suggérer une inadéquation de certaines formes narratives et le besoin de repenser des pratiques que l'on imaginait établies.

De manière générale, les discussions récentes motivent la vision de frontières de plus en plus floues. Cette tendance a débuté le premier jour du colloque avec les questions liées au dualisme, à la dialectique, ainsi qu'à la recherche d'un troisième élément introduisant une dimension de complexité. Dans le cadre du sauvage, l'intervention de Rémi Beau a bien illustré la difficulté d'identifier les ruptures ainsi que les continuités dans les figures contemporaines du sauvage : cette démarche nécessitait des distinctions entre spatialité et fonctionnalité, ainsi qu'entre nouveaux acteurs et collaborations existantes.

De plus, le sauvage et le domestique sont désormais entrelacés, de même que le sont les espèces exotiques (envahissantes ou non) avec la biodiversité historique. Pour continuer dans cette direction, la préservation d'espaces naturels nécessite parfois d'impressionnantes interventions initiales, telles que pour l'étang de Cousseau avec les pelleteuses, et il est délicat de distinguer un suivi sanitaire et vétérinaire respectant un principe de proportionnalité d'un modèle de protection par une surveillance dénaturée.

Face à cette complexité, le colloque du sauvage a bénéficié d'une composition variée pour apporter des regards croisés : les intervenants comprenaient des représentants du public, du privé, d'organisations à but non lucratif, de chercheurs et d'acteurs de terrain. Je suis personnellement convaincu de l'utilité de cette pluralité d'approches dans la diffusion des conclusions de nos discussions afin d'en faire bénéficier la société. Je reprends ainsi les exemples des travaux de Vincent Devictor, non publiés mais invitant à la discussion dans l'espace public, ainsi que la mention par Rémi Beau de l'importance de l'écologie politique pour faire avancer les discussions. Le colloque littéraire suivait des codes différents, mais je serais tenté d'encourager des échanges s'inscrivant dans cette approche.

En guise de complément, l'applicabilité de transformations écologiques semble entrer en conflit temporel direct avec les pressions économiques et planétaires qui s'accélèrent. À ce titre, j'invite les participants du sauvage à s'intéresser à la financiarisation des ressources naturelles, de l'eau notamment, à l'impact de cette tendance sur les incitations des grands gestionnaires d'actifs et fonds d'investissement, ainsi que les répercussions de ces effets "macro" à une échelle "micro".

Remerciements
Pour terminer sur une note plus légère, je souhaite remercier chaleureusement le Centre culturel international de Cerisy de nous avoir permis d'assister à ces colloques, ainsi que toutes les personnes avec lesquelles j'ai eu l'occasion de m'entretenir. Ce fut une expérience aussi riche qu'intense, et je suis convaincu de retourner chez moi nourri de réflexions nouvelles.