Témoignage

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"CERISY VU DE TUNISIE"

RENCONTRE AVEC HAZEM BEN AISSA, ASMA BACCOUCHE ET AMINA NADIA MNASRI


Ils sont tous les trois Tunisiens. Hazem Ben Aissa est docteur en ingénierie et gestion et enseignant-chercheur en Management, au Larime, un laboratoire de recherche en sciences économiques et de gestion, de l'ESSECT, l'université de Tunis. Asma Baccouche et Amina Nadia Mnasri, sont deux de ses doctorantes. Ils livrent ici leurs impressions suite à leur première expérience à Cerisy lors du colloque L’action collective peut-elle être créatrice ? (autour des travaux d’Armand Hatchuel).

Asma Baccouche, Hazem Ben Aissa, Armand Hatchuel,
Amina Nadia Mnasri, Lucienne Hatchuel


Si vous deviez commencer par vous présenter ?

Hazem Ben Aissa : Enseignant chercheur en gestion, je suis un ancien du Centre de Gestion Scientifique (CGS), de l'École des Mines. J'ai été invité à ce colloque par Armand Hatchuel pour y faire une communication sur un modèle émergent de gouvernance des entreprises familiales tunisiennes à travers le cas du groupe Sotupa. Lequel aspire à adopter un modèle inclusif et inspiré d'initiatives éprouvées à l'étranger telles que la société à mission en France.

Un défi s'il en est, ainsi que vous l'avez rappelé…

Hazem Ben Aissa : C'est en effet un défi qu'on pourrait même qualifier d'énorme. Il s'agit ni plus ni moins de passer d'une action collective impossible [dans le contexte Tunisien où prime le modèle actionnarial de la gouvernance d'entreprise] à l'action collective possible. Un défi que nous nous employons à relever depuis un an dans le cadre d'un programme de recherche collaborative initié par le Larime et plusieurs industriels en Tunisie.

En ayant d'ores et déjà obtenu des résultats prometteurs…

Hazem Ben Aissa : Oui, et il faut en remercier Armand Hatchuel qui nous a accompagnés depuis le début. Nous avons d'ores et déjà signé une quinzaine de conventions de recherche et lancé six doctorats en entreprise. D'autres projets vont suivre pour soutenir une recherche de qualité en Tunisie, sur des enjeux socio-économiques : outre les gouvernances d'entreprises, la gestion du turnover des ingénieurs, de l'innovation, la digitalisation, …

Preuve du dynamisme de ce projet : Asma et Amina, deux jeunes chercheuses de votre équipe, qui ont également assisté à ce colloque…

Asma Baccouche : Je suis doctorante, en 3e année de thèse en sciences de gestion, spécialité management, à l'université de Tunis, sous la direction d'Hazem. Je le remercie lui comme Armand de m'avoir invitée à ce colloque.

Amina Nadia Mnasri : Je suis aussi doctorante sous la direction de Hazem — la première à avoir entamé une thèse avec lui, ayant été déjà son étudiante en master. Nous échangeons depuis quatre ans sur les enjeux de la recherche collaborative avec des entreprises. Des champs nouveaux en Tunisie où on compte encore peu de doctorants en sciences de gestion, mais aussi d'entreprises disposées à travailler avec des chercheurs de ce domaine. Ma thèse porte plus spécifiquement sur la gestion des ingénieurs en informatique.

Qu'est-ce que cela vous fait-il d'être des pionnières ? Que votre directeur de thèse "investisse" en vous pour lancer une nouvelle génération de chercheurs en sciences de gestion ? N'est-ce pas beaucoup de responsabilité ?

Amina Nadia Mnasri : Si, bien sûr ! Je ne dois pas décevoir la confiance qu'il me fait. En même temps, étant sa toute première doctorante, j'ai la chance d'être bien entourée, de sorte que j'ai d'ores et déjà l'impression de participer à une action collective dont seul le meilleur pourra ressortir !

Nous réalisons l'entretien à la fin du colloque. Six jours se sont écoulés depuis votre arrivée. Comment les avez-vous vécus ? Quels enseignements en tirez-vous ?

Hazem Ben Aissa : En venant ici, je voulais approfondir la dimension conceptuelle et méthodologique de nos travaux de recherche collaborative. La richesse des communications, très différentes les unes des autres, et les débats auxquels elles ont donné lieu m'ont permis de consolider divers acquis et d'ouvrir de nouvelles perspectives. Au-delà de cela, j'ai apprécié la manière dont a été organisé le colloque, la diversité des intervenants et des disciplines convoquées. C'est précieux. J'en repars convaincu que l'action collective peut être abordée à partir d'un large éventail de pratiques, de méthodes, de secteurs d'activité, de collectivités et que c'est en cela qu'elle peut être créative. C'est dire si ce colloque a été fécond et ne pourra qu'avoir des prolongements encore insoupçonnés.

Les organisateurs ne vous ont-ils pas néanmoins compliqué la tâche en vous programmant le dernier jour avec, donc, le risque pour vous d'avoir à remanier en permanence votre communication pour intégrer ce qui se disait au fil des journées ?

Hazem Ben Aissa : (rire) Ce fut une contrainte que j'ai prise d'abord comme une opportunité. Comme j'aime à le dire à mes étudiants, un bon exposé est toujours en cours de construction/reconstruction. Et cela vaut pour un professeur et pour quiconque dont on peut penser qu'il maîtrise son sujet.

Asma Baccouche : En cela, on peut dire qu'un exposé est aussi le fruit d'une action collective : il s'enrichit des discussions et des remarques d'autrui.

Hazem Ben Aissa : En effet, un exposé est le fruit d'une activité que je qualifierais même de sociale, au sens où il se nourrit des interactions avec des acteurs de la société elle-même, sinon d'une communauté de personnes réunies le temps d'un colloque. Je ne pouvais donc pas prétendre faire l'exposé prévu à mon arrivée. Finalement, c'était même une chance que de devoir passer le dernier jour. Et pas seulement parce que l'auditoire était aussi suffisamment fatigué pour ne pas percevoir tout ce que je ne maîtrise pas encore (rire).

Amina Nadia Mnasri : Je reprendrai à mon compte la formule utilisée par Jean-François Chanlat [un des intervenants] : ici, c'est un foyer de création intellectuelle, grâce justement à cette diversité des profils et des disciplines évoquées par Hazem, et qui loin de rester à distance convergent progressivement à mesure que le colloque avance.

Quels enseignements en tirez-vous au plan théorique ?

Asma Baccouche : Pour ma part, je repars enrichie des discussions qui ont eu lieu sur l'action collective à l'heure du numérique. Elles me seront particulièrement précieuses pour mes travaux de recherche sur la transformation digitale. Je repars aussi avec d'autres pistes de réflexion et même ce sentiment d'avoir vécue cette "transformation" dont a parlé Armand Hatchuel à propos du chercheur "transformé" à mesure qu'il avance dans l'exploration de son objet de recherche.

Amina Nadia Mnasri : Pour ma part, je repars convaincue de l'intérêt de la multidisciplinarité. À Cerisy, comme Hazem et Asma l'ont dit, nous avons pu discuter avec des chercheurs de différentes disciplines, en sciences humaines et sociales, mais aussi en sciences exactes. Les points de vue peuvent ainsi se croiser. Or, c'est précisément comme cela, en croisant les approches qu'on peut éclairer une thématique. Ce qui n'allait pas de soi avant de venir ici. Quand j'ai vu le programme, j'ai même été très surprise de voir que le mot ingénieur, qui m'est particulièrement familier, était accolé à celui de poète [dans l'intitulé de la communication de Georges Amar]. Loin de me dissuader d'y venir, cela n'a fait qu'aiguiser ma curiosité. Maintenant, pour avoir assisté à tout le colloque, je mesure à quel point cette multidisciplinarité enrichit la science en général et les sciences de gestion en particulier.

Avec peut-être la sensation d'être confrontée à plusieurs langues : disciplinaires, professionnelles, artistiques, mais aussi maternelles : l'anglais ou même l'arabe à travers le film de Nabil Ayouch, Haut et Fort [2021], projeté en soirée. Qu'en est-il du cadre même de Cerisy, son château, ses dépendances, son parc, ses cloches… Sans oublier la durée du colloque…

Amina Nadia Mnasri : Ce colloque n'avait rien à voir avec ceux auxquels nous avons l'habitude d'assister en Tunisie ou à l'étranger, au Maroc, en France… J'avoue m'être demandé si une cloche suffirait à battre le rappel, à nous réunir pour commencer à l'heure. En fait, c'est très efficace. Tout au plus commencions-nous avec une ou deux minutes de retard. Autant dire rien, comparé à ce qu'on peut enregistrer chez nous ! Mais assez ici pour presser les "retardataires" ! Et puis, c'est un lieu qui force le respect : après avoir entendu Edith Heurgon nous rappeler l'histoire du lieu, forcément, on se doit de se montrer respectueux à son égard. Et je trouve cela tout sauf intimidant, mais, comment dire… magnifique !

Asma Baccouche : À Cerisy, j'ai eu la sensation d'être dans un processus continu de création collective, du matin jusqu'au soir, et de nouveau le lendemain jusqu'au dernier jour, que ce soit au moment des communications ou des repas que nous partageons ensemble et qui sont propices à des échanges informels mais tout aussi riches. J'ai été agréablement surprise de voir à quel point les gens sont disposés à échanger, à partager leur vision, leur idée avec vous, sans chercher à vous convertir à leur point de vue.

Hazem Ben Aissa : Comme Amina et Asma, j'ai beaucoup aimé ce lieu. C'est un cadre exceptionnel propice aux rencontres, à des débats d'une grande richesse. J'ai particulièrement apprécié le simple fait de partager ensemble les repas, le fait d'être servi, à l'ancienne, pour nous permettre de nous consacrer pleinement à nos échanges et nos réflexions.

Asma Baccouche : Il faut féliciter les cuisinières pour leur repas, que je trouve particulièrement équilibrés. C'est important quand le séjour dure plusieurs jours !

Hazem Ben Aissa : Que dire du cadre, de la bibliothèque, de la cave, autre lieu de socialisation où on peut se distraire, jouer au ping pong. C'est important pour s'aérer l'esprit ! Le lieu a beau être exceptionnel, on s'y sent en famille. Pouvoir y suivre un colloque durant toute une semaine, c'est une chance. Bravo à l'équipe qui maintient ce lieu vivant. Je ne demanderais bien sûr qu'à pouvoir y faire venir des étudiants, des doctorants, des collègues pour faire davantage connaître Cerisy en Tunisie. Maintenant, si quelqu'un pouvait venir le présenter chez nous, à l'ESSECT, nous ne demanderions qu'à l'y accueillir.

Asma Baccouche : Je me souviens de ce qu'Edith a dit le premier soir du colloque, lors de la présentation des participants : "Nous espérons bien que le Château sera content à l'issue du colloque". Dans l'instant, je n'ai pas trop compris ce que cela pouvait bien vouloir dire. Comment un château pouvait-il être content ? De quoi ? De qui ? Maintenant, je comprends : cela signifie que le colloque se sera déroulé en respectant l'esprit du lieu, ses rites, le temps rythmé au son des cloches, sans oublier le personnel qui nous permet de nous consacrer à nos échanges.

Comprenez-vous maintenant pourquoi Armand le fréquente depuis si longtemps, en quoi ce lieu a été inspirant pour sa théorie de l'action collective et sa contribution à la promotion de l'entreprise à mission ?

Hazem Ben Aissa : Je connais Armand depuis une vingtaine d'années. En venant ici pour la première fois, je comprends mieux son cheminement intellectuel, comment il a pu concevoir ses théories et ses modèles, qu'il a présentés au cours du colloque d'une manière si claire. Se rendre ici autant de fois qu'il l'a fait depuis quarante ans, forcément, ça ne peut que façonner son mode de pensée. Déjà, un seul colloque suffit à vous ouvrir de nouveaux horizons, à vous transformer — je reprends le mot !

Asma Baccouche : Le simple fait de voir les photos dans le hall d'entrée, les personnalités qui se sont rendues à Cerisy et Pontigny, les thèmes qui y ont été traités, forcément, c'est intimidant, mais c'est aussi très inspirant. Tout comme le cadre avec sa verdure, ses arbres et ce calme… Tout cela paraît exceptionnel pour la Tunisienne que je suis, mais aussi, manifestement, pour les Français qui découvrent le lieu pour la première fois, comme cela a été le cas à l'occasion de ce colloque.

Amina Nadia Mnasri : J'observe aussi qu'ici, la nationalité, les origines importent peu. Armand est comme nous, il est originaire d'un autre pays. Au final, tout un chacun, d'où qu'il vienne finit très vite par s'adapter au Château, à ses valeurs, sa propre raison d'être, en l'occurrence préparer les nouvelles générations aux défis de leur temps. À cet égard, il faut saluer le niveau des doctorants de l'École des Mines — je pense en particulier à Antoine [Goutaland] et Jérémy [Lévèque] qui ont pris en charge la restitution au nom des jeunes chercheurs. J'ai été impressionnée par la qualité de leur intervention. Eux aussi ont su épouser l'esprit du lieu. C'est bien la preuve que Cerisy est un lieu propice aussi à la transformation des nouvelles générations.

Propos recueillis par Sylvain ALLEMAND
Secrétaire général de l'AAPC