"CERISY À L'HEURE D'UNE EUROPE POLYGLOTTE"
RENCONTRE AVEC KRISTIN ENGELHARDT, JAN FISCHER, FREDERIKE LIEVEN,
MARIUS MASSON, JONAS NICKEL, NATALIE SCHWABL, MARIIA SHEPSHELEVITCH ET FRIEDER SMOLNY
Étudiantes et étudiants français, allemands, croate et russe, ils sont venus à Cerisy, dans le cadre de l'école d'été de l'université franco-européenne, portée par Wolfgang ASHOLT, professeur émérite de Littératures romanes à l'université d'Osnabrück, et Johann CHAPOUTOT, professeur d'histoire contemporaine à la Sorbonne, pour contribuer au colloque L'Europe : héritages, défis et perspectives, codirigé par le premier et Corine PELLUCHON, du 19 au 27 août 2023. C'est la première fois qu'ils se rendaient à Cerisy. Comment s'y sont-ils retrouvés ? Connaissaient-ils ce lieu avant d'y venir ? Comment caractériseraient-ils cette expérience cerisyenne ? Éléments de réponse à travers cet entretien choral auquel ils ont bien voulu se livrer.
Comment vous êtes-vous retrouvés à participer à ce colloque ? Connaissiez-vous Cerisy avant d'y venir ?
Natalie Schwabl : Allemande d'origine croate par ma mère, je suis étudiante en thèse à Sorbonne Université, sous la direction du professeur Johann Chapoutot. C'est la première fois que je me rends à Cerisy. C'est aussi la première fois que je participe activement à un colloque à travers une communication, en l'occurrence sur "Le rôle des Églises dans les luttes pour l'indépendance" en Croatie et d'autres pays de l'Europe des Balkans. J'ai été très heureuse des réactions suscitées par mon intervention, des échanges qui s'en sont suivis. Je ne suis encore que doctorante et ne pensais donc pas qu'on prendrait autant au sérieux mes propos !
Jonas Nickel : Doctorant à l'université Humboldt de Berlin, j'avais déjà entendu parler de Cerisy dans le cadre de l'école d’été et d'autres programmes universitaires portés par le professeur Asholt ou des collègues de l'Institut für Romanistik. J'étais donc très enthousiaste à l'idée de pouvoir m'y rendre à mon tour et pour une durée aussi longue (huit jours) une durée atypique par rapport aux colloques universitaires qui, en principe, ne durent que deux, trois jours au plus. Et d'être en plus invité à y faire une communication — sur les "Enjeux de la réédition critique d'écrits antisémites".
Jan Fischer : Comme Jonas, je suis doctorant à l'université Humboldt. J'ai beau m'appeler Jan Fischer, ici on me prénomme François Rabelais au prétexte que je fais une thèse sur son œuvre [rire]. Jusqu'alors, Cerisy était pour moi comme un mythe : un de mes professeurs, Helmut Pfeiffer, y était venu il y a quelques années. Il m'avait parlé de l'histoire du lieu, de l'ambiance qui y régnait. Naturellement, je n'ai demandé qu'à pouvoir y venir à mon tour. J'y suis enfin, à l'invitation du professeur Asholt, pour y faire moi aussi une communication sur "Nous, les Lumières et l'autre". La thématique du colloque est éloignée de mon sujet de thèse mais, après tout, je suis tout autant concerné par l'Europe. Ce n'est pas mon premier colloque, mais ici, cela n'a rien à voir. Les communications se succèdent du matin au soir ; les échanges se prolongent durant les repas et au-delà. Bref cela ne s'arrête pas ! Les discussions sont passionnantes et passionnées.
Marius Masson : Je ne connaissais pas Cerisy avant d'y venir. Je me suis donc renseigné en allant voir sur le site. J'ai vu que cela se passait dans un château. Je me suis dit qu'aller passer quelques jours dans un tel cadre, ce ne devait pas être déplaisant [rire]. Je me suis dit aussi qu'un colloque sur l'Europe était un moment pertinent pour revenir sur l'historiographie du fascisme, objet de ma communication. Certes, ce n'est pas la face la plus glorieuse de l'Europe, mais on ne peut escamoter cette part d'ombre de notre histoire européenne. Il nous faut pouvoir y revenir en y posant un regard critique.
Frederike Lieven : Pour ma part, je suis arrivée ici sur un malentendu ! Il y a cinq mois, j'ai reçu un email d'une personne que je ne connaissais pas, mais qui m'a informée de la tenue d'un colloque qui se tiendrait à Cerisy — un lieu dont je n'avais jamais entendu parler avant —, et que j'étais invitée à y participer ! Sur l'instant, je n'avais pas réagi, pensant que ce devait être une erreur, jusqu'à ce que l'invitation me soit confirmée à l'approche du colloque, avec en plus celle d'y faire une communication. Pourtant, l'Europe n'est pas à proprement parler mon sujet de recherche. Mais, bon, si cela me permettait de passer quelques jours dans un château, pourquoi pas… J'ai donc réfléchi à ce que je pourrais bien dire. Finalement, ma communication porte sur les "Mathématiques modernes et [l']esprit des Lumières". Les participants pourront juger de la pertinence du propos [Frédérik devait intervenir le surlendemain de l'entretien qu'elle nous a accordé]. C'est ainsi que j'ai appris que la personne qui m'avait donné l'opportunité de me rendre à Cerisy n'était autre que Wolfgang Asholt, qui s'était rapproché de mon directeur de thèse, lequel lui avait communiqué mon email.
Frieder Smolny : Je poursuis des études à Berlin en littératures européennes. Comme beaucoup, j'ai été invité à venir ici par le professeur Asholt pour une communication sur le thème "Littérature et décolonisation". Une invitation dans laquelle j'ai vu d'abord la possibilité d'améliorer mon français, de le pratiquer et de l'entendre. J'apprécie beaucoup les discussions qui se déroulent ici : des discussions très vivantes, qui peuvent être assez vives, les participants donnant parfois l'impression de se disputer. Ce à quoi nous ne sommes pas forcément habitués en Allemagne. Mais, personnellement, j'aime bien ça, d'autant que ces disputes ne vont jamais très loin : les gens savent aussi s'écouter. Je précise que je ne connaissais pas Cerisy avant d'y venir.
Mariia Shepshelevich : Je poursuis un master en arts, cultures romanes, à l'université Humboldt de Berlin. J'ai été invitée par le professeur Asholt. Étant Russe, je ne suis bien évidemment pas indifférente à ce qui se passe en Europe et dans mon pays en particulier. En parallèle à mes études, je suis engagée politiquement. Ma communication portera d'ailleurs sur les "Formes de résistance en Russie". J'aime le format de ce colloque car il m'offre l'occasion d'écouter des hommes et des femmes qui ont une réelle expertise sur les sujets dont ils parlent. Cela change tant avec ces personnes qui passent leur temps à donner leur opinion mais sans la moindre expertise [rire].
Kristin Engelhardt : Avant de me lancer dans une thèse, j'ai, dans le cadre du Master Européen en Études Françaises et Francophones à l'université Humboldt de Berlin fait un mémoire sur le surréalisme en RDA, donc, oui, j'avais entendu parler de Cerisy : je connaissais Karl-Heinz Barck l'éditeur d'une anthologie en langue allemande sur le surréalisme français, qui avait assisté ici à plusieurs colloques. Depuis, je me faisais de Cerisy l'idée d'un lieu magique, imprégné de l'esprit de grands penseurs et intellectuels. Naturellement, je ne demandais qu'à y venir à mon tour. Un vœu qui a été exaucé par mon professeur Wolfgang Asholt, ce dont je lui suis reconnaissante. D'autant qu'il m'a aussi offert l'occasion d'y faire une communication, "Mode et politique — Politique de la mode. La mode européenne entre refus et adaptation".
Comment caractériseriez-vous votre expérience cerisyenne ?
Jonas Nickel : Ce colloque nous a donné une chance unique de pouvoir échanger avec des politiques ou d'autres intervenants expérimentés (je pense à Pierre Vimont), qu'on n'a pas l'occasion de fréquenter dans la vie de tous les jours. J'apprécie aussi la dimension multidisciplinaire des points de vue, ce qui peut aussi faire parfois question : cela nous expose à des fractures épistémologiques et, donc, à des risques de malentendus, certains allant jusqu'à voir l'histoire comme une puissance politique qui suivrait son cours indépendamment des volontés humaines. J'observe aussi que les participants sont de toutes les générations, ce qui est un plus, mais aussi source possible d'autres fractures, plus générationnelles celles-là.
La durée du colloque ne permet-elle pas de donner le temps de dissiper des malentendus à défaut de surmonter les fractures ?
Jonas Nickel : C'est ce que l'on espère ! Il nous reste encore plusieurs jours pour nous en assurer [rire].
Jan Fischer : Ce qui m'a le plus surpris, c'est d'abord la beauté du cadre, la possibilité de me lever le matin au son de la cloche et de l'entendre de nouveau à l'approche des repas ou pour la reprise des communications… Tiens la voilà qui sonne ! Comme c'est drôle ! Il me suffit maintenant d'en parler pour qu'elle se fasse entendre [rire]. Ce que j'apprécie également, ici, c'est l'importance qu'on accorde aussi bien aux nourritures intellectuelles qu'aux nourritures terrestres. Nul doute que ce lieu aurait plu à Pantagruel ! J'apprécie aussi la qualité des discussions. C'est si différent de mes expériences de colloques, en Allemagne comme en France. Cela étant dit, la vie ici est si intense qu'hier, au bout du deuxième jour donc, j'ai eu comme des troubles cognitifs ne sachant plus si ce que je vivais était vrai ou si c'était un rêve !
Natalie Schwabl : Ce que j'apprécie beaucoup, c'est la structuration du colloque autour de communications réparties entre le matin et l'après-midi avec des débats ou interventions artistiques le soir. Alors oui, cela fait des journées bien chargées, mais le fait de partager les repas, de se côtoyer toute la journée, rend l'expérience unique. Cela tranche avec les colloques auxquels j'ai assistés jusqu'alors : non seulement je n'y intervenais qu'au titre d'auditrice, mais encore ils se déroulaient sur un laps de temps trop court pour faire plus ample connaissance.
Marius Masson : Ici, la moindre conversation est intense car on n'hésite pas à confronter ses points de vue en toute cordialité, mais aussi en toute franchise. Et cela me va très bien. Je ne suis pas sûr d'ailleurs de vouloir me donner la priorité d'essayer de dépasser les conflits. Après tout, le dissensus, c'est bien aussi !
Au moins, la durée du colloque laisse-t-elle le temps d'expliciter ce dissensus sinon de s'assurer qu'on a de réels motifs d'être en désaccord…
Marius Masson : Tout à fait, même si on reste à la merci de malentendus — je doute en effet qu'on puisse toujours les dissiper, y compris au cours d'un colloque de huit jours [durée du présent colloque]. Cela étant dit, dans un premier temps, je l'ai appréhendé comme un colloque scientifique. Mais très vite, je me suis rendu compte qu'il n'en était rien. Ce qui est tout sauf une mauvaise surprise. Cela permet de sortir des carcans disciplinaires et d'éviter l'excès de formalisme des colloques universitaires.
Jan Fischer : Comme l'indique son étymologie, le colloque recouvre une diversité de formes. Voyez ceux de la tradition grecque au cours desquels on mangeait, on buvait ensemble, on discutait sans se restreindre dans le temps.
Kristin Engelhardt : Ce qui me frappe, c'est la variété des points de vue disciplinaires qu'on peut y entendre, avec un réel souci des participants de nourrir le débat. Quelque chose d'assez exceptionnel, à laquelle je n'avais encore jamais assisté que ce soit au sein de l'université ou ailleurs. Rien à voir non plus avec les débats intellectuels ou politiques que j'ai pu suivre et où on échange mais sans avoir toujours un vrai débat. Certes, il y a des divergences, des malentendus mais, comme cela été dit, la durée du colloque laisse le temps de les surmonter, si besoin. Mais un colloque de Cerisy, c'est aussi une épreuve physique ! Le programme est dense et rester assis aussi longtemps à écouter des communications, ce n'est pas simple, ce peut même être fatiguant [rire]. La prochaine fois, je songerai à prendre le temps d'aller marcher davantage lors des pauses. d'autant plus qu'ici la nature est idyllique et propice au ressourcement.
Mariia Shepshelevich : Je me retrouve dans les propos de Kristin ! Cela étant dit, j'apprécie le fait de pouvoir écouter des personnes maîtrisant bien leur sujet. Encore une fois, cela change avec les débats qu'on peut entendre dans lesquels chacun livre son opinion, mais sans expertise ni s'écouter.
Frieder Smolny : Comme Kristin, j'insisterai sur la multidisciplinarité, mais aussi sur la densité du programme. Suivre des interventions aussi nombreuses, dans une langue qui n'est pas la sienne, forcément, cela finit pas fatiguer ! D'autant que, comme cela a été dit, les échanges se poursuivent jusqu'à tard le soir. Mais ce que j'apprécie, c'est qu'on puisse aborder aussi facilement les intervenants, qu'il n'y ait pas de barrière entre eux et nous, les étudiants ; que nous soyons considérés comme des participants à part entière — tous ont d'ailleurs été invités à faire une communication.
Frederike Lieven : Pour moi, le colloque, c'est comme une chambre de résonance : les exposés sont tous intéressants en eux-mêmes et, en même temps, ils se font écho, résonnent les uns avec les autres. En en écoutant un, on fait aussitôt le lien avec ce qu'on a entendu précédemment, lors d'un autre exposé, ou avec ouvrage ou un article qu'on a lu... C'est cette accumulation de liens, de références que je trouve intéressante. Une autre image me vient à l'esprit, c'est celle de Loft Story…
Pardon ???
Frederike Lieven : Oui, Loft Story, vous avez bien entendu, cette émission de téléréalité du début des années 2000 — elle s'appelait Big Brother en Allemagne. Elle consistait à réunir en un même lieu, durant un certain temps, des personnes qui ne se connaissent pas et on regarde pour voir ce qui se passe ! À Cerisy, il y a un peu de cela : la plupart des participants ne se connaissaient pas, y compris, nous, les étudiants qui venons pourtant pour plusieurs d'entre nous de la même université. Finalement, les échanges les plus intéressants qu'on peut avoir sont ceux que l'on a pendant les repas. On retrouve une sociabilité dont on avait été privés suite à la crise sanitaire liée à la Covid-19 et au recours de plus en plus fréquent aux visioconférences. Je suis reconnaissante à Cerisy de préserver cette possibilité de pouvoir échanger, en vrai, "en présentiel" comme on dit aujourd'hui. De permettre aussi à des jeunes de s'exprimer, de donner leur avis, bien que nous ne soyons encore qu'étudiants et, donc, a priori sans réelle expérience. C'est, comment dire ?… gratifiant !
Propos recueillis par Sylvain ALLEMAND
Secrétaire général de l'AAPC