Rapport d'étonnement

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"UNE CARTE DIGITALE DE LA ROUTE À CERISY"

PAR ANGÈLE LE PRIGENT, EMMA-SOPHIE MOURET, ROMAN SOLÉ-POMIES ET JEAN-CLÉMENT ULLÈS


Du 8 au 14 septembre 2023, s'est tenu à Cerisy le colloque Comprendre la route : entre imaginaires, sens et innovations, sous la direction de Mathieu Flonneau et Frédéric Monlouis-Félicité. Le dernier jour, quatre jeunes chercheurs ont présenté leur rapport d'étonnement.

Mathieu Flonneau, Abel Girard, Agathe Daniel, Manon Espinasse,
Jean-Clément Ullès, Angèle Le Prigent, Roman Solé-Pomies,
Emma-Sophie Mouret, Frédéric Monlouis-Félicité


Angèle Le Prigent est doctorante en science politique au Laboratoire Arènes à l'université de Rennes dont la thèse porte sur la trajectoire d'évolution différenciée du réseau routier national non concédé à partir d'une comparaison entre la Bretagne et l'Occitanie ;
Emma-Sophie Mouret est docteure en histoire de l'aménagement du territoire et de l'environnement, LARHRA, Université Grenoble Alpes ;
Roman Solé-Pomies, est en thèse de doctorat au Centre de sociologie de l'innovation (Mines Paris-PSL), après un diplôme d'ingénieur de l'École des mines de Paris et un master de l’EHESS, ses recherches portent sur la mise en problème public de la gestion patrimoniale des infrastructures routières et sur les pratiques de maintenance de la voirie dans les petites collectivités de France métropolitaine ;
Jean-Clément Ullès est doctorant au Laboratoire de Géographie et d'Aménagement de Montpellier (LAGAM) à l'université Paul Valéry Montpellier 3 dont la thèse porte sur l'adaptation de l'offre intermodale de transport du bassin de mobilité montpelliérain aux nouveaux rythmes urbains dans un contexte de forte dépendance à l'automobile.


Jean-Clément ULLÈS : Pour commencer, nous tenons à remercier les organisateurs du colloque, Mathieu, Frédéric et Alphonse. Nous souhaitons également remercier le Centre culturel international de Cerisy qui ne serait pas ce qu'il est sans Edith, la famille et l'équipe du château, ainsi que l'ensemble des partenaires du colloque.

Emma-Sophie MOURET : En guise d'amorce, nous vous proposons de reprendre l'illustration de ce colloque : la carte digitale. En rouge, le cheminement que nous avons parcouru durant cette rencontre. En plus de ce chemin principal, nous souhaitons vous proposer plusieurs chemins de traverse, déviations ou voies parallèles.

Illustration du colloque "Comprendre la route : entre imaginaires, sens et innovations" (2023)

Avant cela, je souhaite revenir sur l'enthousiasme qui m'a parcourue à l'idée de participer à ce colloque sur la route. C'était important pour moi, car l'infrastructure route est encore peu étudiée par l'histoire des mobilités en France. Cerisy apparaissait alors comme une promesse de pouvoir discuter pendant plusieurs jours, avec des spécialistes, de mon objet de recherche. C'est chose faite, j'en suis ravie.

Angèle LE PRIGENT : J'ai également remarqué ce manque dans le domaine de la science politique. En effet, la dernière étude approfondie de la question routière remonte à la thèse de Florent Clément en 2013, portant sur les politiques autoroutières françaises après le Grenelle. Un constat édifiant et partagé a donc servi de point de départ à notre colloque. La route est la grande oubliée des débats publics et des travaux en sciences humaines et sociales. Je rejoins Emma-Sophie et je pense que nous avons relevé avec succès ce défi en faisant de ce colloque un espace dédié et foisonnant pour l'exploration de la route.
L'interaction entre différentes disciplines et expertises a permis de rassembler une multitude d'imaginaires liés à la route, qu'ils soient d'ordre patrimonial, esthétique, émotionnel (comme la sacralisation de la route dans les voyages, par exemple), économique, environnemental, etc. Cet apport collectif, à mon avis, est tout aussi important sur le plan individuel. Au-delà de la découverte de nombreuses recherches dans le domaine des mobilités routières et des acteurs de ce secteur, cet événement m'a également offert l'opportunité de partager mes propres travaux et de constater leur réception. Je pense notamment à la question de la réduction des ressources de l'État et de son rôle dans la décentralisation, une problématique soulevée par un des participants, qui vient corroborer mes observations sur le terrain. Les discussions suscitées par ma présentation m'ont également ouvert de nouvelles pistes de recherche. Aussi, nous avons pu découvrir ou redécouvrir ensemble un lieu riche en histoire et accueillant. Comme cela nous a été rappelé le jour de notre arrivée : "Il n'y a pas de verrous aux portes, c'est une maison de famille". Et, je suis convaincu que l'état d'esprit de ce château, caractérisé par son ouverture, a véritablement favorisé le dialogue et les échanges entre les participants.

Jean-Clément ULLÈS : Je rejoins en tous points l'enthousiasme de mes deux collègues. Assurément, ce colloque m'a permis d'approfondir mes connaissances sur la route, en tant qu'objet et infrastructure de mobilité. Nombre d'interventions m'ont permis de nourrir mes travaux de thèse. J'ai particulièrement apprécié découvrir les travaux sur la valeur du temps et la question des vitesses, et qui font écho à plusieurs points de réflexion de ma thèse.

Roman SOLÉ-POMIES : Je voudrais à mon tour commencer par remercier les organisateurs pour leur invitation, et par vous remercier tous et toutes pour votre ouverture dans nos conversations. J'ai découvert des approches très différentes de celles qui me sont familières, et il me semble que, dans chaque discussion, nous avons cherché à traduire nos analyses pour formuler une question commune. Je pense par exemple à des échanges que nous avons eus en séance hier après-midi encore sur l'utilité, l'esthétique et la sécurité, où nous avons vu comment des approches historiennes, industrielles et artistiques pouvaient se rejoindre pour interroger les politiques infrastructurelles sur un point très précis, celui de la perception visuelle de l'ordre routier en situation de conduite – mais aussi à des échanges plus informels.
Pour moi, ces rencontres et toutes les autres ont été particulièrement enthousiasmantes parce qu'elles ont en commun de se démarquer d'autres formes de savoir, plus autoritaires. Je pense à certaines pratiques des sciences de l'ingénieur, qui prétendent pouvoir énoncer des vérités générales sur la marche du monde sans les démontrer, sans expliciter leur contenu politique et moral, parfois au titre d'arguments d'autorité. Au contraire, notre démarche collective a montré que nous prenions au sérieux la difficulté de nos questions, et l'impossibilité évidente de prétendre à une solution routière définitive en un seul colloque.

Emma-Sophie MOURET : Ces quelques jours nous ont offert un espace de réflexion sur la route que nous avons investis au moyen d'une démarche interdisciplinaire. La richesse d'une telle approche est manifeste. Se sont ajoutées à cela des réflexions et interventions émanant de différents échelons décisionnels et parfois techniques. Nous disposions donc d'un formidable logiciel afin de penser la route. Pour accroître la pertinence de cette approche, nous aurions pu insister davantage sur la définition de nos outils conceptuels, à commencer par exemple par la notion de transition. Des précisions sur les personnes utilisant ce concept et leur bagages disciplinaires auraient permis de clarifier, voire de baliser, certaines approches de ce concept qui est omniprésent. Il en va de même pour celui de territoire ou d'acteurs.
Les discussions, interventions et questions qui ont fusé durant ces quelques jours constituent un apport précieux. Ces matériaux me permettent d'avoir un regard sur des points que j'aurais pu approfondir dans ma thèse, mais surtout sur de nouvelles perspectives de recherches. Parmi toutes les choses qui m'ont interpellées et auxquelles je serais plus attentive, je retiendrais tout particulièrement la force des imaginaires liés aux routes et la part non négligeable des rapports parfois intimes à la route. Cet aspect est en effet apparu en filigrane de nombreux échanges. Ces imaginaires et intimes de la route seront par exemple très utiles pour interroger les routes fermées, ou celles qui ne sont plus ce pour quoi elles ont été construites ou qui mènent vers ce qui n'est plus.
Cela m'a conforté que considérer la route comme un objet d'étude revient à choisir un point d'observation des plus pertinents pour observer les sociétés. Étudier la route et ses systèmes permet véritablement de prendre le pouls d'un territoire. La route est un équilibre où beaucoup de choses s'articulent, dont des imaginaires, ce qui fait que certains tropismes s'inversent par et depuis la route. C'est l'outil idéal pour une historienne qui cherche à comprendre les changements d'une société.

Roman SOLÉ-POMIES : Ce qui me frappe dans cette question des routes qui ont été, sont ou ne sont plus, c'est que c'est un problème pour les acteurs eux-mêmes. Dans ma recherche, j'ai tendance à partir du principe que l'expérience des personnes qui fabriquent les politiques routières dans leur travail quotidien doit être à la base de l'analyse. J'ai pu regretter que ces personnes, que ce soient les agentes et agents d'entretien, les élues et élus, ou encore les techniciennes et techniciens dans différentes administrations, ne soient pas plus représentées dans le colloque. Presque du début à la fin, nous avions cependant parmi nous Caroline Briand, de la direction des routes du département de Seine-et-Marne. Nous avons discuté à quelques reprises, y compris lors d'une soirée très chaleureuse comme j'ai découvert avec bonheur qu'on en vivait ici.
Au-delà des moments où elle souriait de certaines de nos approximations, de nos décalages avec la pratique des gestionnaires, Caroline Briand nous disait qu'elle aimerait que les gestionnaires de voirie puissent entendre des discussions comme celles que nous avons partagées, parce qu'elles valorisent les infrastructures comme un patrimoine, alors que l'activité des gestionnaires elle-même est généralement peu valorisée et doit composer avec des exigences contradictoires. La complexité de cette activité nous renseigne sur la temporalité des routes : celles-ci sont installées de longue date, leur histoire matérielle est souvent mal connue faute d'archives systématiques, alors que cette connaissance est nécessaire au travail qui se consacre à les faire durer.
Je vois dans ces difficultés que rencontrent les gestionnaires de voirie un lien de parenté étroit avec les questionnements que nous avons partagés pendant ces six jours. Bien sûr, les infrastructures routières représentent une source d'opportunités multiples, dans la continuité des siècles pendant lesquelles elles ont été transformées pour permettre une certaine organisation sociale. Cependant, elles sont aussi vécues aujourd'hui comme un encombrement. Cela peut paraître très péjoratif au premier abord, mais je crois qu'il faut l'assumer dans la mesure où c'est la source des préoccupations qui nous rassemblent.

Angèle LE PRIGENT : Je partage l'avis de Roman concernant les acteurs. Il a abordé la question des opérateurs, et je souhaite ajouter à cela le rôle du stratège, voire du législateur. Notre discussion a porté sur la gouvernance et l'adaptation aux différentes échelles. Ainsi, le retour des services de l'État chargés des routes ou celui de sénateurs et de députés aurait pu constituer une clé de lecture stimulante. Nous avons aussi interrogé les modèles de transition, qu'ils soient orientés vers des approches technicistes ou démocratiques. Nous avons exploré les contradictions inhérentes à la route, ses externalités négatives, mais il est intéressant de noter que nous n'avons que rarement évoqué les angoisses ou les colères suscitées par les questions liées aux infrastructures routières. À cet égard, la présence de militants, Gilets Jaunes ou écologistes, aurait pu être une source de controverse, mais aurait également pu apporter un éclairage précieux sur les limites et l'acceptabilité des modèles de transition proposés et discutés.

Emma-Sophie MOURET : Nous aurions aimé évoquer davantage certains acteurs. Par exemple, nous avons énormément apprécié la visite des carrières de granulat d'Eurovia et nous aurions beaucoup aimé enrichir cette lecture de la route avec une approche "au ras du bitume" en évoquant plus les agents de voirie qui posent et entretiennent ce même enrobé.
Les marges de la route auraient également pu être approfondies. On pense à tous les acteurs ne rentrant pas dans l'ordre et dans l'organisation créés par la route et dont la route est le lieu de l'expression de leur décalage social. Nous pensons aux prostituées, aux sans-abris vivant sous les ponts, aux migrants ou encore aux gens du voyage. En miroir, les gendarmes et agents sont chargés de surveiller ces personnes. Les routes sont à la charnière par et sur laquelle l'ensemble de ces acteurs se situent par rapport au reste de la société. C'est d'autant plus intéressant que ces marges sont très présentes dans les récits de la route, les imaginaires et représentations.

Angèle LE PRIGENT : La question de la marginalité me semble également être une caractéristique essentielle de la route contemporaine, perçue comme une infrastructure qui ordonne et donne un sens au monde, comme nous l'avons discuté hier après-midi. Cette question touche de plein fouet la notion de liberté que permet la route comme vecteur de reliance dans la vie quotidienne ou lors des voyages. Comme l'a souligné Jacques Levy mardi, l'automobile est souvent considérée comme une extension de l'espace privé. Bien qu'il soit important de distinguer le véhicule motorisé de son support, l'infrastructure routière, la route demeure un objet profondément paradoxal. Elle représente un espace de liberté pour certains et un espace marginal pour d'autres.

Roman SOLÉ-POMIES : Avec toutes ces ambivalences, les routes se présentent donc comme un encombrement parce que nous ne croyons plus vraiment aux promesses de la modernisation. Bien sûr, on peut toujours avoir une affection pour les récits futuristes qui font la part belle à de multiples fantasmes technologiques, mais ils ont paradoxalement le charme de l'ancien. Les infrastructures routières sont une trace matérielle laissée dans notre environnement par ces rêves. Au passage, il serait utile d'intégrer un peu plus à la suite de nos échanges l'histoire de violences coloniales, écologiques et de genre dont ces infrastructures sont un héritage.
Cette semaine, je crois que nous avons senti ensemble que nous vivions dans un monde plein de ces grandes choses encombrantes, auxquelles nous sommes malgré tout attachés. Les infrastructures routières en font partie, parmi beaucoup d'autres dont nous avons parlé aussi. Il n'est peut-être pas nécessaire de séparer dans ces attachements le rationnel et l'affectif. La discussion d'hier sur l'utilité et l'esthétique laisse plutôt pressentir que, quand on revient à l'expérience matérielle des infrastructures, ces dimensions sont étroitement entremêlées. Nous n'avons pas résolu ces questions théoriques, nous n'avons pas non plus dégagé différentes réponses possibles et clairement formulées, mais nous avons ouvert une certaine forme de réflexion.
Ces choses encombrantes et attachantes nous obligent, à tous les sens du terme. Elles nous obligent à engager une réflexion interdisciplinaire pour travailler ce souci que nous partageons. En nous efforçant presque systématiquement de spéculer sur l'action collective possible pour le futur, même dans nos réactions à la présentation de Dominique Bourg qui aurait pu être désarmante, nous avons montré que nous n'avions pas à vivre ce souci comme un enfermement. Je pense que cet effort spéculatif répondait à ces questions d'encombrement et d'attachement, et il appelle selon moi un travail de recherche sur les formes narratives, dans la suite également de nos discussions sur la littérature, le cinéma ou le théâtre. Peut-être pourrait-on imaginer un futur colloque de Cerisy sur les récits d'infrastructures, pour nous concentrer davantage sur le détail des techniques narratives qui travaillent nos attachements à ces grands réseaux techniques.

Jean-Clément ULLÈS : Nous avons eu l'opportunité d'explorer de nombreuses facettes de la route, mobilisant une diversité de disciplines dans le domaine scientifique. Cependant, il semble avoir manqué une analyse plus approfondie sur la relation entre le numérique et la route, un autre chemin de traverse qui aurait pu être mobilisé lors de ce colloque. À première vue, plusieurs éléments retiennent notre attention. Tout d'abord, il convient de caractériser la nature de la relation, entre la route et les principaux fournisseurs de services de navigation, accessibles sur les smartphones. Il ne fait aucun doute que des applications telles que Google Maps et Waze occupent une position prépondérante dans le paysage de la mobilité actuelle. À titre d'exemple, Waze compte plus de 100 millions d'utilisateurs aujourd'hui et a été acheté par Google en 2013 pour plus d'un milliard de dollars, témoignant de son importance stratégique dans l'orientation des usagers sur les routes. D'autre part, les utilisateurs de ces applications de navigation transmettent un grand nombre de données de déplacement, et sont cruciales pour mieux comprendre nos modes de vie. Ces données englobent les origines et les destinations des déplacements, les vitesses des véhicules, les points de congestion, les rythmes de vie urbains, etc. De plus, les collectivités territoriales (gestionnaires de l'infrastructure et autorités organisatrices de la mobilité) ont la possibilité d'acquérir ces nouvelles données de mobilité dans le cadre de leurs diagnostics. Enfin, le concept de la Mobilité as a Service (MaaS) se situe à l'intersection des pratiques de mobilité, du changement modal et de l'utilisation du numérique. Finalement, nous aurions pu poser la question, non sans provocation : qui, aujourd'hui, connaît mieux la route que Google ? Cette question renvoie également à l'importance des données dans la gouvernance des mobilités aujourd'hui.

Emma-Sophie MOURET : Nous souhaitons de nouveau remercier l'ensemble des participants car nous avons construit ces réflexions ensemble. Cerisy est une expérience formatrice pour les jeunes chercheurs et à ce titre, la mission de Mathieu, Frédéric et Alphonse est très réussie. En effet, durant ces quelques jours et surtout ces dernières heures, les échanges que nous avons eus, nos envolées, nos rires et parfois nos nuances, ont été, en plus d'un réel plaisir propre à l'esprit de Cerisy, un exercice scientifique des plus stimulants. Nous vous en remercions.