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"CERISY - VARELA, UNE RELATION PROPICE À L'AMITIÉ"

RENCONTRE AVEC AMY COHEN-VARELA


Du 13 au 19 août 2022, le Centre culturel international de Cerisy accueillait le colloque Francisco Varela, une pensée actuelle, organisé sous la direction de Natalie Depraz et Ivan Magrin-Chagnolleau. Psychologue clinicienne, Présidente de l'Institut Mind & Life Europe, et dernière compagne de ce penseur, Amy Cohen-Varela revient ici sur les particularités d'un colloque de Cerisy.

Natalie Depraz, Ivan Magrin-Chagnolleau,
Amy Cohen-Varela, Claude Plouviet


Au vu de l'actualité de la pensée varélienne, on se doute que de nombreux colloques, séminaires, conférences lui sont consacrés. D'ailleurs, à peine celui de Cerisy terminé, vous partez pour un autre colloque "immersif" de plusieurs jours. Mais en quoi un colloque de Cerisy a-t-il été spécifique ? Qu'est-ce qui nous/vous a appris de la pensée de Varela qu'un autre colloque ne serait pas parvenu à mettre au jour ?

Amy Cohen-Varela : Chaque colloque consacré à Varela est différent, singulier. Il n'y en a pas deux qui se ressemblent. Évidemment, la particularité d'un colloque de Cerisy comme celui que nous venons de vivre, réside d'abord dans le lieu même, le château, son parc, l'accueil que nous réserve l'équipe. À Cerisy, on a le sentiment de participer à une aventure culturelle et intellectuelle, mais aussi à une histoire, celle d'une famille incarnée par Edith (Heurgon), dont le hasard a voulu que le jour d'anniversaire des 80 ans ait été fêté au cours du colloque, ce qui n'a fait qu'ajouter au sentiment de vivre dans un lieu à part. Que dire de sa propre vie à elle, une vie exceptionnelle, qui impressionne d'autant plus qu'elle la poursuit avec une énergie folle ! Et puis, voir, dès le hall d'entrée, toutes ces photos de penseurs, d'écrivains, d'intellectuels plus illustres les uns que les autres, forcément, cela oblige à tâcher d'œuvrer à notre tour à la vie des idées, dans une attitude de révérence à l'égard de la pensée.

Un mot sur le cadre, le château avec son parc arboré, son potager…

Amy Cohen-Varela : Ce n'est pas la première fois que je vis un colloque au milieu de la nature, mais cette nature-ci avec ses arbres magnifiques m'a particulièrement touchée. Il faut dire que nous avons eu la chance de vivre notre colloque en parallèle au Foyer de création et d'échanges dont la thématique, "Ce que la littérature peut faire aux arbres ?", nous incitait à porter sur eux plus d'attention que nous l'aurions fait en temps normal. Je savais qu'un tel Foyer devait se tenir – Edith nous avait prévenus en nous proposant, aux codirecteurs et à moi-même, de prévoir des soirées communes. Une illustration de cette "clôture ouverte" dont il a été tant question au cours du colloque. Si je n'ai pu participer à d'autres rendez-vous du Foyer, je sais en revanche que des colloquants y sont intervenus d'une manière ou d'une autre et qu'en sens inverse, des résidents, dont vous-même, ont assisté à plusieurs de nos communications ou moments d'échanges. Ces rencontres entre spécialistes de Varela et des personnes qui ne connaissent pas sa pensée et ne font même que "passer voir", par curiosité, je les ai trouvées particulièrement fructueuses ; elles ont fait apparaître des surprises, des propriétés émergentes comme aurait dit Francisco.

Un mot sur les cloches ?

Amy Cohen-Varela : Oui, bien sûr ! La particularité du lieu tient aussi à cette manière dont elles rythment la vie du colloque. Tandis que l'une bat le rappel pour les repas, une autre annonce la reprise des communications. Cela m'a évoqué les écoles d'été de Mind & Life Europe, que nous avons, durant plusieurs années, organisées au sein d'un monastère. Sauf que, là, les cloches sonnaient tous les quarts d'heure ! Une particularité, qui pouvait avoir quelque chose de dérangeant, jusqu'à ce que nous nous soyons résignés à tenter de jouer avec en prenant le parti de nous arrêter de parler chaque fois qu'elles se mettaient à sonner ! Ces espaces de silence se sont révélés être bénéfiques : ils modifiaient le dialogue comme une ponctuation. Encore une occasion pour faire émerger du sens. Lors de l'exercice auquel nous venons de nous livrer avant le départ [une restitution par les doctorants, suivis d'échanges avec les autres participants qui le souhaitaient], quelqu'un a jugé que l'organisation était trop structurée, du fait des cloches justement, et regrettait que des discussions dussent se clore pour passer à table. Au contraire, outre le fait qu'elles sonnent moins souvent que dans le monastère, je trouve que la structuration qu'elle induise est nécessaire pour permettre à de l'imprévu d'émerger. J'ai même trouvé quelque chose de très "énactif" dans cette attention croissante et collective que nous avons tous fini par manifester à leur égard. Au début, on ne les entend pas forcément, avant d'en saisir le principe : nous rappeler qu'il est temps de nous diriger vers le réfectoire ou vers la salle de conférence. Ainsi, sans avoir besoin de nous concerter, nous amorcions un mouvement spontané, maritime si je puis dire, au sens où nous déplacions tel un banc de poissons !

Oh, quelle belle image dans laquelle je me retrouve ! Concernant la personne ayant regretté cette structuration par la cloche, je relève que c'est la même qui a dit le plaisir à se sentir engagée dans de véritables conversations, regrettant d'autant plus qu'elles pussent être interrompues, fût-ce provisoirement, le temps de s'installer à table. C'est au final bien la preuve que le colloque a été une réussite, au moins de ce point de vue — cette qualité des échanges auxquels il a donné lieu. À se demander d'ailleurs si, à Cerisy, on ne renouerait pas avec l'art de la conversation… Je le dis à dessein, car vous-même avez mis en avant ce mot de conversation dans votre intervention inaugurale.

Amy Cohen-Varela : En effet, j'ai abordé la question de savoir dans quel type de conversation il fallait s'engager pour changer l'esprit. Une réflexion que je poursuis au sein de Mind & Life Europe, et même depuis que je travaille dans le domaine de la psychanalyse — laquelle crée les conditions d'une forme de conversation fondée sur des règles très particulières, censées créer un cadre génératif. À chaque lieu où j'interviens, je réfléchis aux règles à instaurer ou avec lesquelles on pourra jouer. À quoi tiennent-elles ici ? Sont-elles redevables au lieu, ou à celui dont nous avons étudié l'œuvre, Francisco Varela ? Ou à l'alchimie entre les deux, à supposer qu'il fût bien avec nous. L'était-il ? C'est la question posée par Victoria Vasquez Gomez, à travers sa performance artistique (en projetant à la nuit tombée la question "Es-tu là ?" sur la façade du château). Personnellement, et sans vouloir verser dans quelque mysticisme, je pense que oui !

Une chose est sûre : Cerisy est un lieu qu'il aura fréquenté à trois reprises à l'occasion des colloques L'auto-organisation. De la physique au politique (1981, dirigé par Paul Dumouchel et Jean-Pierre Dupuy) ; Approches de la cognition (1987, dirigé par Jean-Pierre Dupuy et Francisco Varela) et Institution imaginaire, autonomie (autour de Cornélius Castoriadis) (1990, dirigé par Philippe Raynaud) …

Amy Cohen-Varela : Autant de colloques qui ont été des moments clés pour lui : ils lui ont permis de rencontrer des communautés de chercheurs très diverses. Rappelons qu'en 1981, il était un chercheur "vagabond", en exil (il avait quitté le Chili suite au coup d'État de 1973), ne sachant encore vraiment où s'établir. Les conversations qu'il a pu avoir ici, à Cerisy, avec des collègues de différentes disciplines, sont de celles qui peuvent agir sur l'esprit, ont une action sur lui. Elles créent aussi des liens d'amitié, non pas pour le simple plaisir de se dire amis, mais au sens où elles consistent en un accueil de la pensée de l'autre, dans un compagnonnage. Or, il est clair que ces trois colloques ont généré des communautés de pensée, qui se sont élargies au fil du temps. Il serait intéressant d'ailleurs de relever les intervenants qui se sont retrouvés d'un colloque à l'autre, témoignant ainsi de l'instauration de relations d'amitié durables, comme celles nouées avec Jean-Pierre Dupuy, Cornelius Castoriadis, …

Ce que vous dites ressort clairement du premier volet du film Monte Grande : What is Life, de Franz Reichle, projeté à l'occasion du colloque (film accessible sur le site du réalisateur : http//www.franzreichle.ch). On prend la mesure de l'insertion de Varela dans une communauté de pensée qui est allée en s'élargissant, et pas seulement dans le champ académique ; des liens d'amitié qu'il savait nouer, susciter avec des interlocuteurs de différents horizons disciplinaires…

Amy Cohen-Varela : Francisco aimait les échanges qui se poursuivaient dans une forme de familiarité respectueuse. Il pensait, et on touche là de nouveau au principe de l'énaction, que tout ce qu'on est en mesure de générer d'intéressant, ne vient pas de soi ni de l'autre, mais se noue dans le moment de l'échange, de la conversation. En ce sens-là, on peut donc dire que c'est davantage le lien, que les individus considérés isolement, qui est source de créativité, de générativité, et donc de surprises. Que c'est, autrement dit, dans "l'entre" que cela se passe. Et quel meilleur endroit que Cerisy pour créer de l'entre, cette manière de vivre ensemble comme un banc de poissons, si je puis user encore de cette métaphore. Un banc qui se meut, divague au son des cloches…

Ce que vous dites-là me fait penser aussitôt à la relation telle que la pensait Édouard Glissant, à la pensée duquel était consacré le colloque qui précédait le vôtre. Je ne résiste pas cependant à l'envie de revenir sur la thématique du Foyer et poser la question de savoir quel était le rapport de Francisco avec les arbres ? Pour ma part, je relève que dans le second extrait de film, on peut découvrir à quel point la maison de son enfance à Monte Grande était dans un environnement arboré, au point qu'on ne peut s'empêcher de se dire que dans la perspective d'une écobiographie, les arbres ont compté pour lui. Mais qu'en est-il exactement ? Que savez-vous de lui à ce propos ?

Amy Cohen-Varela : En réponse à votre question, je rappellerai pour commencer que l'un des tout premiers livres qu'il a publié, et coécrit avec Humberto Maturana, avait pour titre L'arbre de la connaissance (Éditions Addison Weslsey France, 1994) … Reconnaissons cependant que c'était en référence à la mythologie, l'arbre du bien et du mal. Francisco n'a pas plus théorisé que cela sur ce vivant non humain. J'essaie cependant de réfléchir à ce qu'a pu être son rapport à ce dernier dans la vraie vie… Ce n'est pas simple ! Il nous a quitté il y a déjà si longtemps… Si maintenant je me laissais aller à de l'association libre, je rappellerai encore que lorsqu'il a commencé à m'apprendre à méditer, à adopter la bonne position assise, le dos bien droit tout en restant aussi souple que possible, il me disait : "Imagine que tu es un arbre…".

Merci pour cette association libre ! Pour clore cet entretien, j'aimerais encore vous faire réagir à l'impression que vous nous avez faite, à savoir celle de n'être pas intervenue comme une simple porte-parole de la pensée de Varela, mais celle d'avoir eu envie de partager votre interprétation de celle-ci, au prisme de votre propre parcours, cheminement.

Amy Cohen-Varela : Absolument ! Francisco et moi avons des racines mêlées et c'est en cela que notre relation était merveilleuse.

Des racines mêlées, comme celles de deux arbres…

Amy Cohen-Varela : Oui, d'arbres, en effet (sourire). Il est évident que je ne peux pas prétendre être autre chose qu'une interprète de son œuvre, mais dans le bon sens du terme, musicale si je puis dire. D'autant que la partition que Francisco nous a laissée est extrêmement ouverte et non chargée d'indications à respecter à la lettre. C'est vrai aussi que notre vie commune, bien que plus courte que ce que nous aurions souhaité, a été une longue conversation. Non que nous discussions du moindre de ses écrits. Tous ceux qui ont travaillé avec lui peuvent en témoigner : Francisco travaillait beaucoup avec les autres, dans un échange continu. Il fonctionnait comme une éponge : il donnait beaucoup, mais il écoutait aussi finement. Il aimait développer sa pensée dans le dialogue. Voyez sa bibliographie : il a beaucoup coécrit (outre Humberto Maturana, Natalie Depraz, Evan Thompson et tant d'autres). C'était la marque de son style de pensée. Si la brillance de celle-ci pouvait parfois donner le sentiment de dérouler à la manière d'un rouleau compresseur, en compensation, il cultivait une ouverture d'esprit, propice à la discussion plutôt qu'au monologue, guettant l'émergence qui en résulterait. Francisco, c'était ces deux côtés, y compris dans ses échanges avec moi.

Je ne peux m'empêcher de repenser à cette citation : "Le chemin le plus court de soi à soi passe par autrui". Il me semble à vous entendre que c'était aussi la conviction de Francisco Varela…

Amy Cohen-Varela : Absolument ! Je ne connaissais pas cette citation. Si vous pouviez m'en dire la source, je vous en serais reconnaissante.

Vérification faite, nous la devons à Paul Ricœur.

Propos recueillis par Sylvain ALLEMAND
Secrétaire général de l'AAPC

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"CERISY : PREMIÈRE ÉTAPE D'UN VOYAGE DE NOCE !"

RENCONTRE AVEC GIUSEPPE SOFO & MARIAGRAZIA TOCCACELI


Suite de nos échos autour du colloque Édouard Glissant, la relation mondiale sous la direction de Sam Coombes, Thiphaine Samoyault et Christian Uwe, qui se déroulait du 2 au 11 août 2022 à travers, cette fois, le témoignage de ce couple d'Italiens, lui intervenant dans le cadre d'un atelier de traduction, elle l'accompagnant sur la route de leur voyage de noce dont Cerisy constituait une première étape….

Photo de groupe du colloque


Comment vous êtes-vous retrouvés à participer à ce colloque consacré à l'héritage d'Édouard Glissant ?

Giuseppe Sofo : J'ai été invité par les organisateurs qui avaient eu connaissance de ma traduction d'œuvres de Glissant en italien. Ils m'avaient écrit il y a un an, en plein mois août. Je me souviens combien j'avais été heureux à l'idée de participer à un tel colloque et de découvrir enfin, par la même occasion, Cerisy, dont j'avais entendu parler depuis des années, sans oser espérer avoir un jour l'opportunité de m'y rendre ! Aussi, dès l'invitation reçue, j'ai donné mon accord de principe en m'engageant à assister à l'ensemble du colloque.

Vous y êtes venu pour participer à un atelier de traduction aux côtés de traducteurs d'autres nationalités…

Giuseppe Sofo : Effectivement, les organisateurs ont souhaité revenir longuement sur les enjeux de la traduction des écrits de Glissant, parsemés d'"intraduisibles" [au sens de Barbara Cassin], à travers cet atelier et d'autres communications. Pour ma part, j'ai proposé une interprétation de la traduction comme quelque chose qui se passe aussi au-delà des langues. D'ailleurs, la plupart des personnes ayant participé à mon atelier ne parlaient pas l'italien.

C'était mon cas !

Giuseppe Sofo : J'ai donc proposé d'aborder la traduction comme une pratique qui se manifeste jusque dans la vie quotidienne, dès l'instant où nous essayons de communiquer, de reproduire quelque chose. À cet égard, il en va de la communication comme de la traduction : de même que celle-ci ne parvient jamais à être totalement fidèle au texte original, de même la communication ne parvient jamais à faire entendre exactement ce qu'on souhaite dire. Quand on parle avec quelqu'un, on en est toujours réduit à "se traduire", avec des limites comme on peut en rencontrer dans la traduction d'un texte. Dans un cas comme dans l'autre, on se heurte à des malentendus. Dès lors qu'on admet que la communication interpersonnelle, celle qu'on pratique au quotidien, est aussi affaire de traduction, on comprend mieux que cette communication peut donner lieu à des erreurs d'interprétation ou des approximations, par ce travail même de traduction qu'on effectue sans toujours s'en rendre compte…

À vous entendre, on comprend combien la communication exige de disposer de temps ne serait-ce que pour dissiper les éventuels malentendus. Or, c'est précisément ce que permet un colloque de Cerisy par sa durée même — neuf jours dans le cas de celui auquel vous venez de participer. En attendant, je précise que vous êtes venu avec votre épouse. Ce n'est pas la première fois que des intervenants viennent ainsi accompagnés. Sauf que là, vous venez juste de vous marier : le mariage a eu lieu l'avant-veille de votre venue à Cerisy !
[à Mariagrazia] : Vous auriez pu protester, en considérant que ce n'était pas le moment d'assister à un colloque. Et pourtant, vous êtes venue, en assistant à plusieurs communications, aux côtés de votre mari…

Rire de Giuseppe et Mariagrazia

Mariagrazia Toccaceli [traduite par Giuseppe Sofo] : Non, effectivement, je n'ai pas protesté. J'avais envie de découvrir ce lieu dont Giuseppe m'avait tant parlé. Nous avons eu beau nous être mariés deux jours avant de venir ici, Cerisy nous a paru être une première étape avant la véritable destination de notre voyage de noce, la Martinique.

Giuseppe Sofo : J'avais donné mon accord de principe aux organisateurs bien avant que Mariagrazia et moi ne prenions la décision de nous marier — c'était il y a six mois. Ce n'est qu'à l'approche de la double échéance — notre mariage et le colloque — que j'ai pris la mesure du fait que celui-ci démarrait le surlendemain… Plutôt que de différer notre arrivée (j'intervenais quelques jours plus tard), nous nous sommes dits que ce séjour à Cerisy pouvait nous donner une première opportunité de nous abstraire du monde quotidien, être aussi une escale avant la Martinique si chère à Édouard Glissant…

Nous voici arrivés au terme du colloque, quels enseignements en tirez-vous ?

Giuseppe Sofo : Ce colloque a d'abord été pour moi l'occasion d'échanger avec des personnes que je ne connaissais jusqu'à présent que par leurs écrits. Je pense notamment à Thiphaine Samoyault. De la voir enfin, là à Cerisy, de faire plus ample connaissance avec elle, en tant que chercheure, mais aussi en tant que personne, quel plaisir ! Quelle chance ! Même chose pour Beate Thill, la grande traductrice en langue allemande de l'œuvre de Glissant : je la connaissais jusqu'alors pour avoir en quelque sorte collaboré avec elle à distance et à son insu, dans le sens où j'avais lu ses essais, pris en compte ses considérations sur le travail du traducteur et son approche de l'œuvre de Glissant. Bref, ici, à Cerisy, j'ai eu la sensation de me retrouver au milieu d'une bibliothèque vivante, à pouvoir dialoguer avec des œuvres tout autant qu'avec leurs auteurs, en chair et en os, au cours d'un repas ou d'échanges informels. Ce colloque a été aussi l'occasion d'entendre le point de vue des nouvelles générations, de personnes qui n'ont pas connu Glissant de son vivant, mais qui trouvent dans son œuvre des clés de compréhension du monde actuel, et matière aussi à nourrir leurs engagements. J'ai pu percevoir à travers leurs interventions, les discussions plus informelles que nous avons eues lors des repas (ou dans la cave !), l'envie manifeste de passer d'une interprétation de la lecture glissantienne du monde, donnant à voir des relations invisibles entre des cultures, des pays, à sa "traduction" en actes, dans des pratiques de tous les jours, de façon à changer concrètement la vie des gens.

… dans des pratiques et, j'ajouterai, une sociabilité, une manière de vivre "avec ensemble" (pour reprendre la formule de Paul Desjardins)…

Giuseppe Sofo : Oui, c'est tout à fait cela !

Mariagrazia Toccaceli : Cette sociabilité, cette connivence que l'on a partagée du simple fait de vivre ensemble, plusieurs jours durant, dans le cadre de Cerisy, en passant notre temps à dialoguer, mais aussi à manger ensemble, aux mêmes heures, c'est la première chose que j'ai appréciée. Pour autant, je n'ai pas eu l'impression d'être enfermée dans une petite communauté, coupée du reste du monde. Des gens arrivaient en cours de route tandis que d'autres repartaient, donnant ainsi un sentiment de mouvement permanent, qui a ajouté au charme de cette expérience.

Vous-même avez assisté à des communications. Que retenez-vous de l'œuvre même de Glissant ?

Mariagrazia Toccaceli : Ce que j'en retiens, c'est le caractère tout à la fois simple et complexe de sa pensée. J'apprécie aussi sa compréhension de la traduction comme quelque chose de délicat mais aussi de risqué dans la mesure où, par une simple erreur, on peut transformer radicalement le sens d'un propos. Une petite faute et c'est tout le sens d'une pensée que vous changez !

D'où l'importance du temps (on y revient…). Il faut rester longtemps "avec ensemble" pour disposer de celui de dissiper d'éventuels malentendus…

Mariagrazia Toccaceli : Oui, parfaitement ! À ce propos, on ne peut pas ne pas rendre hommage à… la cloche ! Elle bat le rappel pour les repas ou la reprise des communications tout en procurant le sentiment d'un temps qui s'écoule à l'infini. Au début, cela surprend, forcément, mais on s'y habitue avec plaisir, au point que l'autre jour, alors que nous visitions, Giuseppe et moi, l'abbaye de Hambye, nous avons réagi à une cloche, qui s'est mise à sonner. "C'est l'heure du repas !" nous sommes-nous surpris à nous dire dans un réflexe pavlovien, au point de nous diriger vers la sortie pour rentrer au château !

Giuseppe Sofo : Je crois que la cloche fait partie de l'esprit du lieu : elle règle le temps comme elle le faisait au XIXe siècle. Elle renforce la sensation d'être ici comme dans une bulle, mais dont on peut sortir très vite. Il suffit pour cela de se rendre dans le village tout proche. Un village parmi d'autres. En faisant une halte dans le seul café qui s'y trouve, nous avons été ainsi aussitôt reconnectés à des problématiques comme celles auxquelles n'importe quel autre village peut être confronté aujourd'hui, en France comme en Italie. Même si, par d'autres aspects, nous avons eu aussi la sensation d'être projetés dans les années 1950, dans ce que le village a dû être au moment du démarrage de Cerisy…

Il se trouve que la cloche vient de sonner pour battre le rappel du dernier repas. Il nous faut obtempérer et suspendre l'entretien !

Éclats de rire de Mariagrazia et de Giuseppe…

Giuseppe Sofo : Pourtant, je ne résiste pas à l'envie d'ajouter que ce séjour aura été au final un voyage dans notre voyage. Mariagrazia et moi avons été très touchés par l'accueil si chaleureux que l'équipe de permanents réserve aux participants. Tout en ayant l'air d'être d'un autre temps, Cerisy est un lieu unique qui gagne à perdurer et où nous ne demandons qu'à revenir.

Propos recueillis par Sylvain ALLEMAND
Secrétaire général de l'AAPC

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"PREMIERS ENSEIGNEMENTS DU COLLOQUE GLISSANT"

RENCONTRE AVEC THIPHAINE SAMOYAULT


Du mardi 2 au jeudi 11 août 2022, se déroulait le colloque Édouard Glissant, la relation mondiale sous la direction de Sam Coombes, Tiphaine Samoyault et Christian Uwe. En voici un deuxième écho à travers le témoignage de sa codirectrice — professeure d'université, écrivaine et critique littéraire —, qui revient ici sur sa genèse et ses premiers enseignements, à quelques heures du départ.

Christian Uwe, Tiphaine Samoyault, Sam Coombes


Pouvez-vous, pour commencer, revenir sur la genèse de ce colloque…

Tiphaine Samoyault : Elle remonte au colloque autour de Frédéric Jacques Temple, qui s'était tenu en 2015, avant de se préciser l'année suivante, lors du colloque sur les Brassages planétaires, auquel avaient participé Sylvie Glissant ainsi qu'un certain nombre de nos intervenants, comme l'écrivain et artiste Dénètem Touam Boa.
Pour ma part, j'ai rejoint l'aventure en 2019 — Sylvie et Edith m'ayant proposé de diriger le colloque. Je connaissais Cerisy pour avoir notamment participé au comité scientifique du colloque Roland Barthes : continuités, déplacements, recentrements, qui s'était tenu en juillet 2016 et avoir été invitée à bien d'autres colloques (Annie Ernaux, Michel Deguy, Julia Kristeva, etc.). J'ai ensuite proposé deux codirecteurs, Christian Uwe et Sam Coombes, Maîtres de conférences respectivement en études culturelles et littérature comparée à l'université du Minnesota (États-Unis), au département des cultures et langues européennes à l'université d'Edinburg.
Depuis, la crise sanitaire et les périodes de confinement sont passées par là, contraignant à reporter notre projet. Il y a cependant une autre explication à cette longue gestation : la recherche autour d'Édouard Glissant et de son œuvre est multiple, parfois conflictuelle. Il nous a donc fallu prendre le temps de parvenir à un juste équilibre dans les perspectives. Cela n'a certes pas empêché à des tensions de se faire jour pendant le colloque, mais au moins étaient-elles motivées par des divergences intellectuelles et non idéologiques ou affectives.

Comment avez-vous envisagé le programme, en dehors de cette recherche d'équilibre que vous avez évoquée ?

Tiphaine Samoyault : Pour ce qui me concerne, je tenais à ce que le colloque ait une dimension internationale, en y faisant venir des intervenants du monde entier. Plus facile à dire qu'à faire ! Mais je crois que nous y sommes parvenus, malgré d'inévitables défections et indisponibilités, avec la présence de personnes venues des Antilles, d'Afrique, d'Amérique du Nord, d'Asie et d'Europe. Une Australienne s'est inscrite d'elle-même en dernière minute pour suivre nos travaux. Cette diversité est à mon sens une des premières caractéristiques du colloque.
Une autre de ses caractéristiques, à laquelle je tenais également, est de pas être un colloque "de et pour" les spécialistes. Au contraire, j'ai souhaitais qu'il fût l'occasion de faire dialoguer des personnes dont Glissant est l'objet de recherche principal, dans tel ou tel domaine (l'anthropologie, la philosophie, la littérature et les arts plastiques) avec des personnes qui, sans en être des spécialistes, sont intéressées, pour ne pas dire frappées, par son œuvre, en empruntent des notions. De ce point de vue, je pense que l'objectif a, là aussi, été atteint : le dialogue a bien eu lieu et ce, pour le plus grand profit des uns comme des autres.

Quel autre enseignement tirez-vous de ce colloque qui vient tout juste de s'achever ?

Tiphaine Samoyault : [après un petit moment de réflexion…] Forcément, beaucoup de choses se sont produites qui n'étaient pas prévues, mais cette imprévisibilité ajoute encore à l'intérêt de ce colloque. Elle doit beaucoup, justement, à la diversité des personnes qui y assistaient, que ce soit comme intervenantes ou comme auditrices, ou tout simplement au fait qu'elles se rencontrent, en vrai. Un véritable dialogue s'est instauré, que ce soit à l'issue des communications ou, de manière plus informelle, lors des repas ou de ces autres moments que nous pouvons partager au cours d'un colloque de Cerisy. Un dialogue à la fois générationnel et intergénérationnel, malgré ou, au contraire, grâce à des différences de points de vue, mais aussi de modes d'expression. Il y a de toute évidence, de la part de la jeune génération, une forme de combativité ; elle retient de Glissant quelque chose de plus offensif pour nourrir ses propres luttes notamment par rapport aux enjeux écologiques.
Même si je souhaitais que cette dimension politique soit abordée — une journée entière lui était pleinement consacrée — elle s'est révélée plus importante que je ne le pensais. Plus intéressante aussi que cette manière lénifiante dont les sciences humaines ont de traiter parfois des défis de l'écologie. Le colloque a été l'occasion de le rappeler : qu'on le veuille ou non, la violence est inhérente à toute relation. Édouard Glissant ne dit pas autre chose. Chez lui, elle ne saurait être envisagée non plus comme un simple concept. Elle est une réalité concrète, à partir de laquelle peuvent s'inventer d'autres mondes. Soit le principe de la créolisation. Dans cette perspective, les luttes ont toute leur place. Elles doivent se poursuivre en toute lucidité, au quotidien, et pas seulement sur le terrain des concepts ou par concepts interposés. C'est une des conclusions de ce colloque, à laquelle je m'étais pas attendue mais dont je ne peux que me réjouir.
Je tiens encore à souligner la qualité des contributions des jeunes chercheurs intervenus au cours du colloque, y compris les doctorants, dont la plupart se sont inscrits d'eux-mêmes et non à l'invitation de leurs directeurs/trices de thèse, et sans même y avoir été officiellement invités par nous, ses directeurs (c'est un autre intérêt des colloques de Cerisy que d'être ouverts à des auditeurs libres). La diversité de leur approche, en plus des nationalités qu'ils représentaient, a ajouté à la richesse des échanges et, j'ajouterai, à leur charme : c'est fou la diversité des accents, au sens littéral du terme, qu'on a pu entendre au cours de ce colloque ! C'est d'ailleurs peut-être ce que j'ai le plus aimé.

Précisons que ce colloque avait encore pour particularité de se dérouler en parallèle au Foyer de création et d'échanges qui, pour sa troisième édition, avait pour thème Que peut la littérature pour les arbres ?. Cela a-t-il apporté quelque chose de particulier à la dynamique de votre colloque ?

Tiphaine Samoyault : J'ai trouvé qu'il y avait une pertinence évidente à programmer les deux, le colloque et le Foyer, en parallèle. C'était d'ailleurs si évident qu'on pouvait se demander s'ils n’avaient pas été conçus dans un même mouvement ! Étant impliquée dans l'organisation de mon colloque, je n'ai pu malheureusement participé au Foyer, hormis une des soirées communes — la présentation d'un travail d'une des résidentes autour des fougères —, mais je sais que des membres du colloque y ont pris part comme Cécile Chapon dont la communication ("Le vivant comme relais pour un imaginaire du monde") a fortement intéressée les animateurs du Foyer. En sens inverse, des résidents ont assisté à nos travaux, pensant ne venir qu'à une communication ou deux pour finalement y revenir à plusieurs reprises, se prenant au jeu de cette coïncidence magnifique, entre leur Foyer et notre colloque.

J'en témoigne pour avoir assisté à bien plus de communications que je ne l'avais prévu ! Concluons cet entretien sur une autre particularité de ce colloque : il se déroulait à Cerisy ! Quelle valeur ajoutée a pu avoir ce cadre avec son château, son parc, ses rites… ? Pour le dire autrement, ce colloque aurait-il pu se produire ailleurs en produisant des effets tout aussi intéressants ?

Tiphaine Samoyault : La pensée de la relation est aussi une pensée qui doit s'inscrire dans un lieu, dans lequel chacun peut se situer. Une île aurait tout aussi bien fait l'affaire, a fortiori si c'était celle de la Martinique ! Mais Cerisy en est une à sa façon : non pas qu'on y soit coupé du monde, mais on sort très peu du lieu, hormis le jour de détente, ou les écoles buissonnières qu'on peut s'autoriser. Pour ma part, c'est la première fois que j'y restais aussi longtemps (dix jours !). J'ai été très sensible à la force du lieu. Ici, nous sommes en symbiose avec les arbres, jusqu'au minéral, aux pierres, dont la couleur ajoute au caractère magique de l'ambiance qui règne ici, la rendant d'autant plus propice au déploiement de la pensée, aux échanges. Curieusement, les participants avaient beau venir de différents coins du monde, leur rencontre ici, dans ce lieu, semblait comme frappée du sceau de l'évidence. Son apparente insularité a eu pour effet de les rapprocher quand bien même ne se connaissaient-ils pas encore pour beaucoup d'entre eux. Tout s'est passé comme si nous participions d'une même communauté, par-delà nos différences de langue, de culture. Nous n'avons pas eu d'effort à faire pour nous mettre au diapason les uns des autres. Un des maîtres mots du colloque a été sans surprise celui de traduction : il en a été largement question tant sur le plan théorique qu'en termes de pratique, au regard, bien sûr, de la relation, de son rapport à l'intraduisible, de l'"opacité" (un autre concept majeur d'Édouard Glissant, comme garde-fou de l'appropriation de la pensée de l'autre). Un maître mot qui a permis d'approfondir l'expérience d'un être-ensemble.

Ce que vous dîtes à propos de l'insularité me remet en mémoire ce qu'Édith dit de Cerisy, à savoir que ce serait une "oasis de décélération"… Vous retrouvez-vous dans une telle formule ?

Tiphaine Samoyault : C'est vrai et, en même temps, pas autant que cela ! C'est vrai dans la mesure où, effectivement, à Cerisy, on prend le temps de la rencontre, de l'échange. Tant et si bien qu'au moment où je vous parle, à l'issue de ce colloque, j'ai l'impression qu'un temps indéfini s'est écoulé depuis le premier jour. Ce qui tranche avec des colloques plus académiques, durant lesquels les communications se succèdent sans réelles discussions. Ici, on prend le temps de revenir sur des sujets de débat. Le rythme des journées procure plus une sensation de lenteur que de décélération. D'autant plus que notre programme n'en a pas moins été chargé comme du reste la plupart des colloques de Cerisy. Chargé en communications, mais aussi en moments de partages collectifs. Même si le lieu se prête aux promenades solitaires ou en petits groupes, on dispose finalement de peu de temps pour s'y consacrer, sauf à sécher des communications. On aimerait avoir plus la possibilité de jouir de ce temps-là, d'en avoir également pour lire comme nous y invite d'ailleurs la belle bibliothèque du château. Nous sommes finalement portés par une énergie qui peut être… fatigante !

J'en témoigne même si à l'issue de ce colloque je vous perçois plutôt joyeusement épuisée !

Tiphaine Samoyault : C'est tout à fait cela ! Je suis moins fatiguée que "joyeusement épuisée" ! [ rire ].

Propos recueillis par Sylvain ALLEMAND
Secrétaire général de l'AAPC

Témoignage

Tous les témoignages


"CERISY - GLISSANT, UNE HISTOIRE DE FAMILLE"

RENCONTRE AVEC MATHIEU GLISSANT


Du mardi 2 au jeudi 11 août 2022, se déroulait le colloque Édouard Glissant, la relation mondiale. En voici un premier écho à travers le témoignage de son fils, Mathieu, qui était déjà venu sept ans plus tôt à Cerisy pour le colloque Périples & parages : l’œuvre de Frédéric Jacques Temple.

Christian Uwe, Mathieu Glissant, Tiphaine Samoyault,
Sam Coombes, Sylvie Glissant, Ava Glissant, Camille Charvet


En 2015, vous assistiez à un colloque autour de Frédéric Jacques Temple avec de nombreux membres de votre famille…

Mathieu Glissant : Oui, un beau colloque au cours duquel une atmosphère particulièrement familiale avait régné : y avaient assisté plusieurs membres de ma famille élargie : outre mon épouse Camille, ses parents et notre enfant, Ava, qui n'avait alors que deux mois. C'est au cours de ce colloque que l'idée d'une rencontre "Édouard Glissant" a germé. Avancée par Edith, elle a été confortée en 2018 lors de la semaine Brassages planétaires par la venue de ma mère, Sylvie Glissant. Sept ans plus tard, je retrouve la même atmosphère, la même hospitalité aussi. Non que rien n'ait changé. Nous n'avons en réalité cessé d'être dans le mouvement, mais un mouvement qui, ici, va de pair avec une certaine permanence. Et c'est cela que j'aime à Cerisy. C'est un lieu qui, avec son château, ses rites, son histoire familiale, offre un cadre suffisamment stable, rassurant, pour qu'on puisse s'y risquer à penser autrement, à développer des idées novatrices.

À vous entendre, Cerisy serait une sorte de "Tout-Monde"…

Mathieu Glissant : (Rire) Cerisy est un lieu paradoxal, un lieu du renouvellement sur fond de permanence, un lieu propice pour penser le monde, faire émerger de nouvelles idées, de nouveaux rapports y compris sensibles au vivant. Ce colloque a été l'occasion d'approfondir les études glissantiennes, à travers le riche programme conçu par les trois directeurs (Sam Coombes, Tiphaine Samoyault, Christian Uwe) tout en les ouvrant à d'autres regards, grâce notamment à la présence d'un groupe de doctorants. Non seulement ceux-ci ont suivi les communications avec assiduité, mais encore ont-ils su pousser leurs aînés dans leurs retranchements, en tâchant de se faire leur propre idée de l'œuvre, de son utilité dans le monde actuel.

Des doctorants qui n'avaient pas rencontré Glissant de son vivant et qui s'autorisaient à creuser d'autres sillons, à voir en quoi cet auteur était utile pour penser leur monde à eux…

Mathieu Glissant : C'est le plus bel hommage qu'on puisse adresser à la pensée d'Édouard Glissant car c'est ainsi qu'on la maintient en mouvement, qu'on empêche quiconque de l'interpréter une fois pour toutes. La meilleure façon de la garder vivante, c'est de ne cesser de la questionner, d'être à l'écoute d'autres manières de l'aborder. Nos jeunes docteurs avaient donc bel et bien leur mot à dire. C'est à eux de nous dire en quoi cette pensée est encore en résonance avec le monde. Quelque chose que permet l'œuvre de Glissant, mais qui est aussi rendu par l'esprit des Colloques de Cerisy, propices à des rencontres avec des personnes d'horizons très divers, que ce soit du point de vue géographique ou disciplinaire. Et qui de ce fait empêchent un discours uniforme.

Sans compter la durée du colloque, qui permet de dissiper d'éventuels malentendus…

Mathieu Glissant : Presque une décade, une durée exceptionnelle qui permet aux participants de disposer du temps de se comprendre, d'expliciter les motifs de leurs éventuels désaccords. Au fur et à mesure qu'on avance, les dynamiques d'échanges, les relations entre les participants se reconfigurent. Ce qui est propice à des émergences, à la survenue de choses inattendues.

Vous êtes revenu avec votre épouse et votre fille, Ava. Que diriez-vous aux participants qui n'imaginent pas de venir à Cerisy avec leur enfant…

Mathieu Glissant : C'est la deuxième fois que je viens avec ma femme et notre fille. Aujourd'hui, Ava a sept ans et je crois pouvoir dire que nous ne l'avons jamais vue aussi heureuse qu'à Cerisy ! Et donc, à tous les intervenants, chercheurs et autres, qui hésiteraient à venir ici avec leurs enfants, sous prétexte qu'ils y viendraient eux-mêmes pour participer à un colloque, je n'ai qu’une chose à dire : venez avec eux ! Mais il faut tout de même, selon leurs âges prévoir un mode de garde adapté. Cerisy est un lieu que les enfants aiment au point d'avoir de la peine à l'idée de le quitter !

Propos recueillis par Sylvain ALLEMAND
Secrétaire général de l'AAPC

Publication 2022 : un des ouvrages


ALEXANDER KLUGE

CARTOGRAPHIE D'UNE ŒUVRE PLURIELLE


Wolfgang ASHOLT, Jean-Pierre MOREL, Vincent PAUVAL (dir.)


À cause de son ampleur (plus d'un demi-siècle de travail) et de la variété de ses différents domaines — littérature, cinéma, art contemporain et télévision —, l'œuvre d'Alexander Kluge, né en 1932, jouit d'un prestige unique dans l'univers intellectuel et artistique de l'Allemagne d'aujourd'hui. Pourtant, elle n'a pas reçu en France d'accueil à sa mesure, du moins jusqu'aux années 2010 et à l'édition chez P.O.L de la monumentale Chronique des sentiments, entièrement repensée par son auteur pour le public français.
Prendre acte de sa reconnaissance tardive, ne serait-ce pas aussi l'occasion de renouveler l'approche de cette œuvre et d'en réévaluer la portée ? Tel a été le pari de ce colloque de Cerisy, organisé en juin 2019, pour débattre de l'œuvre d'un grand auteur allemand, en présence de celui-ci.
La production de Kluge est abordée ici en trois parcours : ses aspects principaux, notamment philosophiques et littéraires ; la pluralité de ses pratiques artistiques (dont cinéma, musique et installations) ; et sa façon d'évoquer, à travers l'histoire, un monde qui, loin d'un cosmos perdu et face à un chaos croissant, reste l'horizon de tout possible. Riche en inédits : cinq récits et quatre entretiens avec Gorbatchev, Boulez, Godard et Stiegler, ce volume est aussi illustré de planches que Kluge a composées pour l'occasion.


Ouvrage issu d'un colloque de Cerisy (2019) [en savoir plus]
Disponible à Cerisy aux Amis de Pontigny-Cerisy [n°659]


Articles à l'unité également disponibles en accès payant sur CAIRN.INFO

CARACTÉRISTIQUES

Éditeur : Hermann Éditeurs

Collection : Colloque de Cerisy

ISBN : 979-1-0370-0624-0

Nombre de pages : 460 p.

Illustrations : Couleurs et N & B

Prix public : 35 €

Année d'édition : 2022

Programme 2022 : une journée d'échanges

Programme complet


voir, montrer et faire avec matieu


LUNDI 10 OCTOBRE 2022 — De 9h à 17h30

[ journée d'échanges ]



ARGUMENT :

"On accepte la guerre et les massacres comme choses ordinaires et allant de soi"1. Alors, pourquoi peindre, pourquoi montrer des toiles et des dessins, et ajouter du dérisoire à cette banalité ? Telle fut la question animant l'œuvre de ce peintre majeur, universaliste, méconnu que fut matieu. Quel est le lien de cette œuvre avec la Manche, pourquoi et comment y est-elle montrée ; pourquoi et comment y réfléchit-on autour d'elle ?

On partira, pour faire progresser les connaissances, de l'exposition L'ombre et la forme tenue à l'abbaye de Hambye, d'abord des choix faits à partir de 20 ans de travail de matieu à Saint-Denis-le-Gast par sa commissaire Marie-Pierre Osmont, mais aussi de la réception des visiteurs qui, au cours des saisons 2021 et 2022, ont pu admirer cette œuvre.

C'est à un dialogue entre penseurs et montreurs qu'il appartiendra de revenir sur les thèmes récurrents des travaux de matieu, la mathématique, ordre et matériau, l'insoumission ("il est des gens qui trouvent en naissant leur chemin de révolte"2), le primat du politique — qui veut dire qu'il faut arrêter les massacres et la guerre —, et la joie, "l'inoubliable joie de vivre"3, ici, ailleurs, en tout lieu, pourvu qu'il soit hospitalier et accueille l'étranger.

Cette journée de rencontres est ouverte à un large public intéressé par les questions posées.

1 Nicole Mathieu, Habiter La Rayrie (Manche) : au croisement de deux sensibilités.
2 Alain Badiou, L'écharpe rouge.
3 La ronde ou l'inoubliable joie de vivre. Exposition de matieu, usine Utopik.


PROGRAMME :

LE MATIN À L'ABBAYE DE HAMBYE

9h00 - Accueil : Bernard BECK, Valérie COUPEL-BEAUFILS, Nicole MATHIEU, Jean-Paul OLLIVIER
Café et visite libre de l'exposition L'ombre et la forme

10h00 : L'exposition L'ombre et la forme (salle du chapitre)
Jean Paul OLLIVIER : Ouverture
Marie-Pierre OSMONT : Comment l'exposition a-t-elle été conçue, animée et reçue ?
Débat général animé par Jean-Paul OLLIVIER

11h00 : Intermède musical, pièce à l'accordéon composée par Hervé LEMOINE

11h15 : De l'exposition à l'œuvre : en quoi cette exposition est-elle révélatrice de matieu ?
Stéphane DOUAILLER, Claudia Valentina GUTIERREZ OLIVARES & Patrice VERMEREN
Dialogue animé par Sylvain ALLEMAND

12h15 - Suspension des travaux


DÉJEUNER & APRÈS-MIDI AU CHÂTEAU DE CERISY

13h00 - Déjeuner

14h15 : Café et exposition d'œuvres de matieu (La Candélaria), au sol sur estrades en bois, par ses enfants Alain, Armelle et Daniel — Présentation d'ouvrages de matieu (dans l'étable)

15h15 - matieu à Cerisy : Edith HEURGON (salle de la Laiterie)

15h30 : Voir, montrer et faire avec matieu : le point de vue des gens de l'art et de ses amis
Table ronde avec Xavier GONZALEZ et Patrick VAUDAY, animée par Sylvain ALLEMAND

16h45 - Clôture de la journée : Michèle GENDREAU-MASSALOUX

17h00 - Fin des travaux


INTERVENANTS :

Sylvain Allemand, Journaliste, essayiste, Secrétaire général des Amis de Pontigny-Cerisy.

Bernard Beck, Professeur, l'abbaye de Hambye ayant été acquise en 1956 par ses parents Auguste et Elisabeth Beck.

Stéphane Douailler, Professeur émérite de philosophie de l'université Paris 8, a accompagné diverses interventions de matieu au sein de colloques. A écrit : "De deux moulages de Maximilien Robespierre".

Michèle Gendreau-Massaloux, Hispaniste et haute fonctionnaire française. Rectrice de l'académie de Paris et de l'AUF, elle est vice-présidente du Groupe interacadémique pour le Développement.

Xavier Gonzalez, Sculpteur et directeur du centre de l'Usine Utopik, centre de création d'art contemporain à Tessy Bocage (Manche).

Claudia Valentina Gutierrez Olivares, Professeure de philosophie de l'université du Chili, a accompagné les conférences et expositions de matieu à Valparaiso et à Santiago.

Edith Heurgon, Prospectiviste, co-directrice du Centre culturel international de Cerisy

Jean-Paul Ollivier, Président de l'association des amis de l'abbaye de Hambye, a effectué sa carrière au Centre Pompidou, dans le réseau culturel français à l'étranger et à la direction de la DRAC Normandie.

Marie-Pierre Osmont, Responsable de l'abbaye de Hambye, direction du patrimoine et des musées, Conseil départemental de la Manche, commissaire de l'exposition L'ombre et la forme.

Patrick Vauday, Philosophe français, spécialiste de philosophie esthétique, il a publié plusieurs ouvrages sur les enjeux des images. Texte pour matieu Art et politique, Courbet, matieu.

Patrice Vermeren, Professeur émérite de philosophie de l'université Paris 8, accompagne matieu des Ateliers du Collège international de philosophie à son périple en Amérique du Sud. Texte avec matieu : préface à Jean Borreil. La raison de l'autre.


matieu À HAMBYE ET À CERISY-LA-SALLE, LE 10 OCTOBRE 2022 :

Michèle GENDREAU-MASSALOUX

Le programme indique, pour mon intervention, "clôture", mais mon propos ne peut être, après la journée si intense que nous avons vécue, qu'une ouverture.

Chacun des regards portés sur l'œuvre de matieu (selon le vœu de matieu, nous adoptons la graphie sans majuscule), dans les deux magnifiques expositions que sont L'ombre et la forme à l'Abbaye d'Hambye et celle qu'ont réalisée ses enfants dans l'étable du château de Cerisy-la-Salle, engendre une réaction individuelle, point de rencontre entre l'appel du tableau et l'ensemble des facteurs qui induisent le jugement et les émotions particulières. En assortissant ses toiles de titres brefs ou même mystérieux, matieu a cherché, dans les lieux publics où il a été exposé, à toucher tant ses amis que n'importe lequel des spectateurs qui tombe en arrêt devant des couleurs et des formes unies par des relations signifiantes : tous les commentaires sont bienvenus, et matieu remet en cause le privilège du spécialiste.

C'est sans doute la raison pour laquelle nos entretiens ont eu cet air de liberté. Cette vertu était décisive aux yeux de matieu. Il m'interrogeait discrètement sur la liberté dans l'action administrative quand il investissait la chapelle de la Sorbonne pour son exposition Robespierre et faisait l'expérience des contraintes en apprenant que les murs de la chapelle, classée bâtiment historique, ne pouvaient accueillir ni clous ni vis… ce qui lui faisait trouver, pour l'accrochage, une solution inédite. La vertu de liberté des différents moments de la journée tient aussi au soin qu'ont apporté les "scénographes", Marie-Pierre Osmont d'une part, Alain, Armelle et Daniel Mathieu d'autre part, à faire jouer ensemble les lieux et les œuvres : le cadre de la salle entre dans un rapport ici de tension, là de présentation expressive, avec la toile, et c'est une hospitalité réciproque qui se crée.

Aussi les propos et les expositions mettent-ils en évidence une relation : nous avons aujourd'hui vu matieu en Normandie. Notre journée, dévouée à une œuvre qui parle du monde entier au monde entier, a réveillé la territorialité du peintre, et c'est à juste titre qu'il nous apparaît comme un horsain manchois, même si L'arbre rouge, où l'on peut reconnaître le paysage de La Rayrie, et peut-être une réminiscence de Flaubert — "J'ai souvenir d'une région lointaine, couleur d'émeraude. Un seul arbre l'occupe" — n'illustre pas la nature, pas plus que les bouchots des Soldats ne se rapportent seulement à l'élevage des moules. Ils interpellent sur une actualité politique persistante, comme les dessins présentés dans le "couloir des élus" des locaux du Conseil départemental de la Manche à Saint-Lô, intitulés L'Abandon du politique

Mais cette relation territoriale n'est ni une acculturation ni une intégration : matieu a recherché un rapport actif au monde par l'art. Son œuvre n'écrit pas une page supplémentaire de l'histoire générale de la peinture ; il emprunte des fleurs à Matisse, mais ce sont celles des cellules malades de son corps ; il retrouve de Tintoret les traits du Massacre des innocents pour peindre les corps disloqués de La Candelaria, mais sa façon d'habiter l'espace et d'"apprendre à voir pour faire" est un geste politique. En rendant le plan à son désordre, il s'élève contre l'oppression et l'idéologie : son œuvre est performative.

Il redresse les enfants morts de la Candelaria, dénonce les "assis" – Assis-debout –, en référence cette fois à Rimbaud, parle du détournement de la parole révolutionnaire, éloignée de sa poésie initiale, et de l'abandon des intellectuels, Les inutiles. Avec Les acrobates il peint un "espace égalitaire" : les trapézistes, même la tête en bas, sont "debout". Les séries s'enchaînent sans discontinuité, chacun de leurs éléments étant lié à des lois mathématiques et la série arrivant à son terme lorsque le dernier tableau, "le voisin de zéro" selon le titre qu'a donné Hélène Cixous à sa lecture de Beckett, amorce la série suivante.

La ressource de cet engagement assidu, aux résultats impressionnants, c'est le travail, ou même, selon un mot que je lui ai proposé, la besogne.

Le mot besogne, réfection de busunie, est issu du francique bisunnia, "soin, souci " préfixé du francique sunnja, "souci", qui donne aussi soigner et soin. Le préfixe bi a d'abord exprimé la proximité et a fini par être un moyen de renforcer le sens du mot. Jusqu'au XVIIe siècle, la structure sémantique de "besogne" coïncide avec celle de "besoin" : le mot exprime la notion de nécessité dans sa généralité et s’applique à toute personne ou chose nécessaire, indispensable. Deux sens particuliers se sont affirmés à l'âge moderne, d'une part celui d'acte sexuel, devenu usuel aux XVIIe et XVIIIe siècles, d'autre part celui de travail exigé par la profession.

matieu a porté à l'extrême ce souci, et réalisé plus que quiconque, me semble-t-il, le précepte que j'ai reçu, enfant, de mon père : Labor improbus omnia vincit.

Improbus, c'est-à-dire acharné, au-delà du raisonnable et des limites humaines, le travail de matieu se marque par la régularité de son arrivée à son atelier, chaque jour à huit heures, et par son assiduité, de longues journées que prolonge parfois un travail de nuit. Improbus, il tente encore de saisir le pinceau sur son lit d'hôpital, et jusqu'au bout. Omnia vincit : s'il ne croit à rien, matieu ne renonce à rien et donne à voir les convulsions du monde, la banalité du mal, pour nous réveiller et nous conduire à l'action. Et nous sommes en effet saisis et mis en marche. Omnia vincit : la victoire, c'est cette marche éveillée, mais aussi, peut-être ce réveil efface-t-il les frontières entre la mort, omniprésente, et la vie, L'inoubliable joie de vivre qui sous-titre sa dernière exposition, posthume.

matieu, vivant.

Publication 2022 : un des ouvrages


POUR UN ART DU (DÉ)CONFINEMENT

TÉMOIGNAGES D'UNE EXPÉRIENCE CERISYENNE - SAISON 1


Sylvain ALLEMAND (dir.)


Cet ouvrage réunit des entretiens réalisés avec des personnes d'horizons disciplinaires, professionnels et géographiques variés, ayant participé à une expérience inédite : la première édition du Foyer de création et d'échanges, mis en place du 13 au 28 juillet 2020 (quelques mois après la fin du premier confinement imposé par la crise sanitaire liée au Covid-19), dans le cadre du Centre culturel international de Cerisy (CCIC). Par-delà la poursuite de projets personnels, ils y ont été invités à contribuer à une réflexion sur ce que pourrait être un "art du (dé)confinement".
Témoignages.


Disponible auprès du CCIC

CARACTÉRISTIQUES

Éditeur : Sérendip'éditions

ISBN : 978-2-9570270-4-0

Nombre de pages : 260 p.

Prix public : 10,00 €

Année d'édition : 2022


Publication associée


Rapport d'étonnement

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"QUELQUES FACÉTIES SUR LE COLLOQUE DES BEAUTÉS VITALES DE CERISY"

PAR MATHIAS DAMBUYANT


Mathias Dambuyant est Docteur en sociologie, chercheur associé au LAP (EHESS). Le titre de sa thèse est "Veiller sur et punir, expériences du placement sous surveillance électronique en France, Belgique et Suisse". Voici le rapport d'étonnement qu'il a présenté lors de la dernière séance du colloque Beautés vitales. Pour une approche contemporaine de la beauté, qui s'est tenu à Cerisy du 15 au 21 juillet 2022.

Mathias Dambuyant, Patricia Brulant-Crighton,
Edith Heurgon, Claude Brulant


(Sons de cloche)

Oyez, oyez… salutations à toutes et tous. Je vous parle en direct du bas, et en direct du "oh" !

Je suis, en tant que troubadour éphémère, chargé d'ouvrir cette session du rapport d'étonnement qui vous sera présentée par les damoiselles Célia, Lena, Eva et les damoiseaux Pablo et Guilhem…

Pendant plus de 5 jours, nous nous sommes rencontrés sur le thème de la beauté vitale… Ce colloque nous a chamboulé, déstabilisé, transformé… de par nos diverses disciplines. De là la nécessité de faire des ponts !!! Dans ce colloque très riche, très beau… nous avons d'abord été éclairés par les réponses philosophiques : Peut-on analyser des beautés au débotté ? L'inverse du contraire est-il le synonyme de son opposé ? Le mot "santé" peut-il s’écrire sans T ? !!! Les linguistes ensuite, à force de voir tant de beautés sont devenus de chauds latins ! Les sociologues et les anthropologues nous ont appris à recentrer notre regard et à trouver beau les petites bêtes, les pierres, les jardins, les robots, les SDF et même les miss France ! Plus incroyable encore, il y avait de la beauté dans les pans du cerveau, le cerveau des paons, dans la seiche qui encre et dans l'encre qui sèche ; dans le jazz qui fait aimer et l'amour qui fait jaser. Voire et c'est plus incroyable : de la beauté chez les collocs' avec qui on habite où dans ce colloque qui nous a habité… Dans ce colloque, nous avons partagé, transmis, il y a eu du don voire du contre-don… Pérignon !

Mais d'un autre côté (passe de l'autre côté du pont) ce colloque c'était aussi des rencontres avec le château de Cerisy, où la beauté terrasse, avec son guide hors pair Axel, avec Edith et son équipe qui nous sonnait parfois les cloches, avec des concertos indiens et des stabat mater ; le jour nous prenions des notes, le soir nous les écoutions ; avec une équipe de tournage dont l'intérêt et l'énergie ne tenait pas qu'à un film ! rencontre enfin avec les participants du colloque, au-delà des exposés, et qui permettaient à chaque instant, de ressentir une belle vie !

Alors voilà, si l'on reprend la question : "la beauté est-elle vitale ?". Elle est une quête, entre la vie et la mort, la beauté est instable entre son objet et le sujet qui l'éprouve ; la beauté est fragile car on la ressent d'autant plus que l'on sait que l'on peut la perdre. La beauté est partout où l'on sait la débusquer ; elle est même parfois là où on ne l'attend pas !

Il vous reste à franchir le seuil du château pour poursuivre ce cheminement du rapport d'étonnement en direction du salon de musique. Encore une petite chose… Et d'ailleurs la nuit !

Merci à toutes et tous pour le colloque.

Œuvre réalisée par Philippe Doutrelepont, offerte à Cerisy et exposée dans les Douves du Château (côté Terrasse Nord)

Rapport d'étonnement

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"LEVINAS, MERLEAU-PONTY ET LE PING-PONG"

PAR ANTONIA SCHIRGI


Antonia Schirgi est chercheuse et enseignante à l'Institut de sociologie de l'université de Graz, Autriche. Le titre de sa thèse est "Sur la distance proche et la proximité distante : une théorie des rencontres humaines sur la base de la philosophie de Maurice Merleau-Ponty". Voici le rapport d'étonnement qu'elle a présenté lors de la dernière séance du colloque Levinas et Merleau-Ponty : le corps et le monde, qui s'est tenu à Cerisy du 6 au 12 juillet 2022.

Alexis Cadoret, Antonin Chambon,
Antonia Schirgi, Emmanuel Levine


Un château, un lieu extraordinaire, la philosophie, Levinas, Merleau-Ponty, le Japon, la France et une doctorante autrichienne. Les discussions intensives, les rencontres et … une cave avec une table de ping-pong. Le tennis de table est un jeu que je ne pratique pas habituellement, mais qui s'intègre tout naturellement dans l'expérience cerisyenne. Il n'est pas seulement un jeu qu'on peut pratiquer à Cerisy, mais, en même temps, une activité qui démontre certains éléments de la philosophie discutée pendant le colloque. Un colloque sur le corps et le monde, un jeu pratiqué par des êtres corporels, dans une cave, en interaction avec la matérialité (la raquette, la balle, la table, les autres corps), avec le monde.

Un soir on commence le jeu à cinq. Une certaine disharmonie se manifeste. Que s'est-il passé ? Le jeu de ping-pong présuppose une certaine façon de percevoir, de se mouvoir ou certaines habitudes sensorimotrices. Avec Merleau-Ponty, on peut dire qu'un jeu de ping-pong — réalisé par des personnes qui le pratiquent régulièrement — est un moment où "le corps habituel peut se porter garant pour le corps actuel" (Merleau-Ponty, Maurice, 1945, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, p. 98). Autrement dit, la praxis, incorporée dans le schéma corporel, s'applique tout naturellement. Les non-habitués doivent apprendre à se mettre en place, à interagir avec les choses et à percevoir les mouvements d'une façon qui permette une réponse adaptée

Repartons de notre groupe ; certains joueurs ou joueuses ont besoin de commencer par ré-apprendre le jeu, d'autres sont plus professionnels. Pour les premiers, commence un moment d'enseignement ou de ré-enseignement. Re-commencer à jouer est une manière de se souvenir d'une habitude antérieure, d'une praxis incorporée dès l'enfance, quasiment oubliée, quasiment perdue. Même si cette perte n'est pas comparable avec la tragédie de la perte de diverses possibilités corporelles après une grave lésion, comme Merleau-Ponty l'a décrite quand il cherche une manière de comprendre philosophiquement le phénomène du membre fantôme, la différence entre des pratiques possibles pour certains et des pratiques possibles pour moi, qui devient évidente dans cette expérience, peut être comprise de la même façon. Pendant une longue période sans jouer au ping-pong, pouvoir y jouer est devenu une possibilité générale, quelque chose que l'on peut faire, pas plus quelque chose que je peux faire.

Pour rendre cette praxis ré-accessible au corps, nous commençons spontanément par un cours de tennis de table. L'enseignement des capacités motrices contient l'étrange nécessité d'expliciter quelque chose qu'en général on n'explicite pas et qui n'est pas facilement accessible à la conscience. Il se réfère à la praxis, aux puissances inscrites dans le schéma corporel. Notre professeur de ce soir-là est quelqu'un qui sait enseigner. Ce savoir lui-même peut être compris comme une praxis. L'enseignant a appris à rendre la praxis accessible à la conscience de soi et à la conscience des autres. Il sait expliciter la façon de travailler la raquette, d'interagir avec la balle, de se comporter envers la table et envers l'autre. Pour nous, les élèves, l'apprentissage est un processus au sein duquel ce nouveau savoir surpasse la conscience, ne reste plus quelque chose qu'on peut décrire de façon technique, mais quelque chose que le corps sait faire ; c'est une praxis qui devient lentement accessible ou ré-accessible au corps comme puissance motrice ; les corps commencent à s'habituer, la praxis commence à se (ré-)installer dans le schéma corporel. Un échange entre les joueurs commence et les interactions deviennent plus longues. On apprend à percevoir la balle dans sa puissance de se mouvoir d'une certaine façon — voir le mouvement, écouter le cliquètement quand la balle touche la table et quand elle est touchée par la raquette. On sent les interactions de la raquette avec la main et de la raquette avec la balle. La raquette dans la main devient quelque chose avec laquelle on joue la balle, quelque chose qui devient partie de notre motricité. D'une certaine façon la raquette devient parti de mon schéma corporel, même si ce système commun est fragile. Jouer implique voir, mais en même temps prévoir ; prévoir le mouvement de la balle et le mouvement de l'autre. Prévoir est une manière de surpasser le monde concret, d'imaginer le mouvement et l'avancement du jeu. Prévoir l'avancement du jeu est prévoir une future situation qui "apparaît flottante" devant moi. Le corps joue avec les avancements possibles et les potentiels mouvements de lui-même — le corps est un corps virtuel, un "corps phantastique" (Annabelle Dufourcq).

Il y a encore plusieurs aspects d'un jeu de ping-pong que l'on peut analyser avec la philosophie de Merleau-Ponty, particulièrement la relation entre les joueuses et les joueurs. Je voudrais juste mentionner un dernier aspect : un jeu comme celui-ci est une expérience commune à plusieurs personnes qui jouent ensemble, qui vivent une situation ensemble. Cette situation est plus que l'activité de jouer et plus que la "situation" sur la table, mais contient aussi cet être ensemble et l'ambiance — la cave avec son odeur agréable d'un lieu avec une longue histoire. Finalement, l'expérience en commun ne s'est pas limitée au jeu de ping-pong, c'est tout le colloque qui a été une vraie expérience en commun. Une expérience qui présuppose qu'on la vive ensemble, qu'on soit corporellement co-présent dans cette petite partie du monde, dans ce colloque sur le corps et le monde. Cette expérience en commun est quelque chose qui dépasse l'échange d'information, la discussion, même si elle est intense. C'est une expérience particulière ; elle est perçue de façon d'autant plus particulière après deux années marquées par la crise sanitaire et les restrictions prises pour l'endiguer. Mon travail philosophique discute justement cette différence, la différence graduelle entre les expériences en face à face et les rencontres à "distance".

Rapport d'étonnement

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"RETOUR D'EXPÉRIENCE À CERISY"

PAR ALEXIS CADORET


Alexis Cadoret est titulaire d'un Master en Médiation culturelle et Enseignement et d'un Master en Études culturelles - Littérature, civilisation des pays nordiques, obtenus à l'université de Caen Normandie. Voici le rapport d'étonnement qu'il a présenté lors de la dernière séance du colloque Levinas et Merleau-Ponty : le corps et le monde, qui s'est tenu à Cerisy du 6 au 12 juillet 2022.

Antonia Schirgi, Sandra Travers de Faultrier,
Marie-Chantal Manset, Alexis Cadoret


Je souhaite tout d'abord, à l'instar de mes camarades, remercier Edith Heurgon et toutes les personnes qui s'affairent dans ce château pour cette possibilité si singulière d'habiter pendant une semaine ce lieu chargé d'histoire, animé par la rencontre de personnes aux vécus différents, toutes légitimes à nourrir encore et encore Cerisy d'écoute en écoute, de discussion en discussion. C'est ma première fois ici. Une première fois que je n'oublierai pas de sitôt et qui, maintenant qu'elle s'achemine lentement mais promptement vers le souvenir, conservera pour toujours une place dans ma relation à la phénoménologie et à ses tensions, exposées durant ces quelques jours. Phénoménologie qu'honorent les photographies en noir et blanc affichées à l'entrée du château, suspendant nos présences à toutes et à tous sur les quelques centimètres constituant les images au sein desquelles nos sourires, faits de chair, de sang et étirant la peau de nos lèvres, contiennent une parole animée de joie et de désir de sentir l'infini insufflant partout un vent immémorial.

Je voudrais ensuite adresser de la part de tout le groupe un merci sincère à Corine Pelluchon, à Yotetsu Tonaki et à toutes les conférencières et conférenciers pour cette semaine au déroulement doucereusement discipliné. Il importe de souligner la qualité de ce colloque franco-japonais portant sur l'intrication du corps et du monde chez les philosophes Maurice Merleau-Ponty et Emmanuel Levinas. Grâce à l'ensemble des conférences proposées et aux multiples discussions tissées au cours des repas et des pauses, chacune et chacun quittera Cerisy avec la certitude de l'importance de philosopher pour s'engager pleinement dans la complexité du monde, que ce soit en enseignant, en prenant soin de ses patients, en étudiant ou encore en travaillant dans ou pour des entreprises. Chacune et chacun emportera dans ses valises la force de plusieurs pensées, celles de Merleau-Ponty et de Levinas principalement, celles de Husserl, d'André Gorz et de Nishida dans un second temps ; pensées qui ont en commun de conduire l'humain à interroger ses manières d'être, autrement dit son attitude à l'égard du vivant et de ce qui l'entoure. Il s'est agi, comme l'ont souligné la majorité des communications, de penser par la phénoménologie une nouvelle façon d'habiter la terre qui soit capable de prendre en compte notre dépendance aux écosystèmes. Cette appréhension écophénoménologique de l'humain — entre son corps et le monde — le rend susceptible de dévier d'un centre duquel aucune résonance ne peut se réaliser correctement par manque d'entrecroisements. Ainsi, l'humain, pour sentir l'infini du monde, dispose d'un corps proprement résonnant, disposé à expulser aussi bien qu'à absorber, à tourbillonner dans l'air et à flotter sur l'eau, comme l'ont entre autres expliqué Corine Pelluchon, Tetsuya Kono, Nao Sawada, Tetsuo Sawada et Masato Goda.

Dans le cadre de mon mémoire d'études nordiques portant sur l'altérité dans les personnages des contes de l'écrivaine danoise Karen Blixen analysée à travers le concept de visage et la notion de responsabilité pour autrui dans l'œuvre de Levinas, le thème du corps et du monde y a toute sa place. En effet, il semble pertinent de se pencher sur l'interaction des personnages blixeniens avec le monde édifié par l'écrivaine sous l'angle de ce langage à trois dont il a été question lors de la communication de Dorothée Legrand. Les personnages blixeniens sont marqués par l'accomplissement d'un destin qui, parce qu'il est accompli, permet paradoxalement d'aspirer à une véritable liberté. Il serait intéressant d'impliquer dans cette façon qu'a Karen Blixen de charger ses personnages d'une responsabilité la relation je-tu-il, dialogue dans lequel le passé s'immisce, fort de ce qu'il contient mais aussi fort de son poids sur le présent et sur le futur. Ce je-tu-il frappé par la présence d'une dimension impersonnelle, fait revenir à l'esprit la suprématie des nourritures lévinassiennes, de cet air qui enveloppe l'humain avant même qu'il y prête attention. Par ailleurs, la richesse du colloque n'a pas hésité à rendre apparents les points de tension où, comme chez Levinas par exemple, la place de l'animal est ambiguë. L'œuvre de Karen Blixen est marquée par une attention particulière aux masques qui à la fois protègent les personnages et les rapprochent de l'autre et du monde, car porter un masque ne revient pas forcément à signifier une crainte envers la vie et les incertitudes qui y règnent, mais souligne bien au contraire la propension à vivre autrement, par l'autre, avec l'autre. Chez Karen Blixen, les personnages voguent de masques en masques, moyen par lequel ils s'engagent pleinement dans la vie. Cette caractéristique du masque gagnera en pertinence en l'abordant par la richesse des thèmes lévinassiens.

Encore une fois, merci à toutes et à tous !