Programme 2022 : une journée d'échanges

Programme complet


voir, montrer et faire avec matieu


LUNDI 10 OCTOBRE 2022 — De 9h à 17h30

[ journée d'échanges ]



ARGUMENT :

"On accepte la guerre et les massacres comme choses ordinaires et allant de soi"1. Alors, pourquoi peindre, pourquoi montrer des toiles et des dessins, et ajouter du dérisoire à cette banalité ? Telle fut la question animant l'œuvre de ce peintre majeur, universaliste, méconnu que fut matieu. Quel est le lien de cette œuvre avec la Manche, pourquoi et comment y est-elle montrée ; pourquoi et comment y réfléchit-on autour d'elle ?

On partira, pour faire progresser les connaissances, de l'exposition L'ombre et la forme tenue à l'abbaye de Hambye, d'abord des choix faits à partir de 20 ans de travail de matieu à Saint-Denis-le-Gast par sa commissaire Marie-Pierre Osmont, mais aussi de la réception des visiteurs qui, au cours des saisons 2021 et 2022, ont pu admirer cette œuvre.

C'est à un dialogue entre penseurs et montreurs qu'il appartiendra de revenir sur les thèmes récurrents des travaux de matieu, la mathématique, ordre et matériau, l'insoumission ("il est des gens qui trouvent en naissant leur chemin de révolte"2), le primat du politique — qui veut dire qu'il faut arrêter les massacres et la guerre —, et la joie, "l'inoubliable joie de vivre"3, ici, ailleurs, en tout lieu, pourvu qu'il soit hospitalier et accueille l'étranger.

Cette journée de rencontres est ouverte à un large public intéressé par les questions posées.

1 Nicole Mathieu, Habiter La Rayrie (Manche) : au croisement de deux sensibilités.
2 Alain Badiou, L'écharpe rouge.
3 La ronde ou l'inoubliable joie de vivre. Exposition de matieu, usine Utopik.


PROGRAMME :

LE MATIN À L'ABBAYE DE HAMBYE

9h00 - Accueil : Bernard BECK, Valérie COUPEL-BEAUFILS, Nicole MATHIEU, Jean-Paul OLLIVIER
Café et visite libre de l'exposition L'ombre et la forme

10h00 : L'exposition L'ombre et la forme (salle du chapitre)
Jean Paul OLLIVIER : Ouverture
Marie-Pierre OSMONT : Comment l'exposition a-t-elle été conçue, animée et reçue ?
Débat général animé par Jean-Paul OLLIVIER

11h00 : Intermède musical, pièce à l'accordéon composée par Hervé LEMOINE

11h15 : De l'exposition à l'œuvre : en quoi cette exposition est-elle révélatrice de matieu ?
Stéphane DOUAILLER, Claudia Valentina GUTIERREZ OLIVARES & Patrice VERMEREN
Dialogue animé par Sylvain ALLEMAND

12h15 - Suspension des travaux


DÉJEUNER & APRÈS-MIDI AU CHÂTEAU DE CERISY

13h00 - Déjeuner

14h15 : Café et exposition d'œuvres de matieu (La Candélaria), au sol sur estrades en bois, par ses enfants Alain, Armelle et Daniel — Présentation d'ouvrages de matieu (dans l'étable)

15h15 - matieu à Cerisy : Edith HEURGON (salle de la Laiterie)

15h30 : Voir, montrer et faire avec matieu : le point de vue des gens de l'art et de ses amis
Table ronde avec Xavier GONZALEZ et Patrick VAUDAY, animée par Sylvain ALLEMAND

16h45 - Clôture de la journée : Michèle GENDREAU-MASSALOUX

17h00 - Fin des travaux


INTERVENANTS :

Sylvain Allemand, Journaliste, essayiste, Secrétaire général des Amis de Pontigny-Cerisy.

Bernard Beck, Professeur, l'abbaye de Hambye ayant été acquise en 1956 par ses parents Auguste et Elisabeth Beck.

Stéphane Douailler, Professeur émérite de philosophie de l'université Paris 8, a accompagné diverses interventions de matieu au sein de colloques. A écrit : "De deux moulages de Maximilien Robespierre".

Michèle Gendreau-Massaloux, Hispaniste et haute fonctionnaire française. Rectrice de l'académie de Paris et de l'AUF, elle est vice-présidente du Groupe interacadémique pour le Développement.

Xavier Gonzalez, Sculpteur et directeur du centre de l'Usine Utopik, centre de création d'art contemporain à Tessy Bocage (Manche).

Claudia Valentina Gutierrez Olivares, Professeure de philosophie de l'université du Chili, a accompagné les conférences et expositions de matieu à Valparaiso et à Santiago.

Edith Heurgon, Prospectiviste, co-directrice du Centre culturel international de Cerisy

Jean-Paul Ollivier, Président de l'association des amis de l'abbaye de Hambye, a effectué sa carrière au Centre Pompidou, dans le réseau culturel français à l'étranger et à la direction de la DRAC Normandie.

Marie-Pierre Osmont, Responsable de l'abbaye de Hambye, direction du patrimoine et des musées, Conseil départemental de la Manche, commissaire de l'exposition L'ombre et la forme.

Patrick Vauday, Philosophe français, spécialiste de philosophie esthétique, il a publié plusieurs ouvrages sur les enjeux des images. Texte pour matieu Art et politique, Courbet, matieu.

Patrice Vermeren, Professeur émérite de philosophie de l'université Paris 8, accompagne matieu des Ateliers du Collège international de philosophie à son périple en Amérique du Sud. Texte avec matieu : préface à Jean Borreil. La raison de l'autre.


matieu À HAMBYE ET À CERISY-LA-SALLE, LE 10 OCTOBRE 2022 :

Michèle GENDREAU-MASSALOUX

Le programme indique, pour mon intervention, "clôture", mais mon propos ne peut être, après la journée si intense que nous avons vécue, qu'une ouverture.

Chacun des regards portés sur l'œuvre de matieu (selon le vœu de matieu, nous adoptons la graphie sans majuscule), dans les deux magnifiques expositions que sont L'ombre et la forme à l'Abbaye d'Hambye et celle qu'ont réalisée ses enfants dans l'étable du château de Cerisy-la-Salle, engendre une réaction individuelle, point de rencontre entre l'appel du tableau et l'ensemble des facteurs qui induisent le jugement et les émotions particulières. En assortissant ses toiles de titres brefs ou même mystérieux, matieu a cherché, dans les lieux publics où il a été exposé, à toucher tant ses amis que n'importe lequel des spectateurs qui tombe en arrêt devant des couleurs et des formes unies par des relations signifiantes : tous les commentaires sont bienvenus, et matieu remet en cause le privilège du spécialiste.

C'est sans doute la raison pour laquelle nos entretiens ont eu cet air de liberté. Cette vertu était décisive aux yeux de matieu. Il m'interrogeait discrètement sur la liberté dans l'action administrative quand il investissait la chapelle de la Sorbonne pour son exposition Robespierre et faisait l'expérience des contraintes en apprenant que les murs de la chapelle, classée bâtiment historique, ne pouvaient accueillir ni clous ni vis… ce qui lui faisait trouver, pour l'accrochage, une solution inédite. La vertu de liberté des différents moments de la journée tient aussi au soin qu'ont apporté les "scénographes", Marie-Pierre Osmont d'une part, Alain, Armelle et Daniel Mathieu d'autre part, à faire jouer ensemble les lieux et les œuvres : le cadre de la salle entre dans un rapport ici de tension, là de présentation expressive, avec la toile, et c'est une hospitalité réciproque qui se crée.

Aussi les propos et les expositions mettent-ils en évidence une relation : nous avons aujourd'hui vu matieu en Normandie. Notre journée, dévouée à une œuvre qui parle du monde entier au monde entier, a réveillé la territorialité du peintre, et c'est à juste titre qu'il nous apparaît comme un horsain manchois, même si L'arbre rouge, où l'on peut reconnaître le paysage de La Rayrie, et peut-être une réminiscence de Flaubert — "J'ai souvenir d'une région lointaine, couleur d'émeraude. Un seul arbre l'occupe" — n'illustre pas la nature, pas plus que les bouchots des Soldats ne se rapportent seulement à l'élevage des moules. Ils interpellent sur une actualité politique persistante, comme les dessins présentés dans le "couloir des élus" des locaux du Conseil départemental de la Manche à Saint-Lô, intitulés L'Abandon du politique

Mais cette relation territoriale n'est ni une acculturation ni une intégration : matieu a recherché un rapport actif au monde par l'art. Son œuvre n'écrit pas une page supplémentaire de l'histoire générale de la peinture ; il emprunte des fleurs à Matisse, mais ce sont celles des cellules malades de son corps ; il retrouve de Tintoret les traits du Massacre des innocents pour peindre les corps disloqués de La Candelaria, mais sa façon d'habiter l'espace et d'"apprendre à voir pour faire" est un geste politique. En rendant le plan à son désordre, il s'élève contre l'oppression et l'idéologie : son œuvre est performative.

Il redresse les enfants morts de la Candelaria, dénonce les "assis" – Assis-debout –, en référence cette fois à Rimbaud, parle du détournement de la parole révolutionnaire, éloignée de sa poésie initiale, et de l'abandon des intellectuels, Les inutiles. Avec Les acrobates il peint un "espace égalitaire" : les trapézistes, même la tête en bas, sont "debout". Les séries s'enchaînent sans discontinuité, chacun de leurs éléments étant lié à des lois mathématiques et la série arrivant à son terme lorsque le dernier tableau, "le voisin de zéro" selon le titre qu'a donné Hélène Cixous à sa lecture de Beckett, amorce la série suivante.

La ressource de cet engagement assidu, aux résultats impressionnants, c'est le travail, ou même, selon un mot que je lui ai proposé, la besogne.

Le mot besogne, réfection de busunie, est issu du francique bisunnia, "soin, souci " préfixé du francique sunnja, "souci", qui donne aussi soigner et soin. Le préfixe bi a d'abord exprimé la proximité et a fini par être un moyen de renforcer le sens du mot. Jusqu'au XVIIe siècle, la structure sémantique de "besogne" coïncide avec celle de "besoin" : le mot exprime la notion de nécessité dans sa généralité et s’applique à toute personne ou chose nécessaire, indispensable. Deux sens particuliers se sont affirmés à l'âge moderne, d'une part celui d'acte sexuel, devenu usuel aux XVIIe et XVIIIe siècles, d'autre part celui de travail exigé par la profession.

matieu a porté à l'extrême ce souci, et réalisé plus que quiconque, me semble-t-il, le précepte que j'ai reçu, enfant, de mon père : Labor improbus omnia vincit.

Improbus, c'est-à-dire acharné, au-delà du raisonnable et des limites humaines, le travail de matieu se marque par la régularité de son arrivée à son atelier, chaque jour à huit heures, et par son assiduité, de longues journées que prolonge parfois un travail de nuit. Improbus, il tente encore de saisir le pinceau sur son lit d'hôpital, et jusqu'au bout. Omnia vincit : s'il ne croit à rien, matieu ne renonce à rien et donne à voir les convulsions du monde, la banalité du mal, pour nous réveiller et nous conduire à l'action. Et nous sommes en effet saisis et mis en marche. Omnia vincit : la victoire, c'est cette marche éveillée, mais aussi, peut-être ce réveil efface-t-il les frontières entre la mort, omniprésente, et la vie, L'inoubliable joie de vivre qui sous-titre sa dernière exposition, posthume.

matieu, vivant.