"CERISY : PREMIÈRE ÉTAPE D'UN VOYAGE DE NOCE !"
RENCONTRE AVEC GIUSEPPE SOFO & MARIAGRAZIA TOCCACELI
Suite de nos échos autour du colloque Édouard Glissant, la relation mondiale sous la direction de Sam Coombes, Thiphaine Samoyault et Christian Uwe, qui se déroulait du 2 au 11 août 2022 à travers, cette fois, le témoignage de ce couple d'Italiens, lui intervenant dans le cadre d'un atelier de traduction, elle l'accompagnant sur la route de leur voyage de noce dont Cerisy constituait une première étape….
Comment vous êtes-vous retrouvés à participer à ce colloque consacré à l'héritage d'Édouard Glissant ?
Giuseppe Sofo : J'ai été invité par les organisateurs qui avaient eu connaissance de ma traduction d'œuvres de Glissant en italien. Ils m'avaient écrit il y a un an, en plein mois août. Je me souviens combien j'avais été heureux à l'idée de participer à un tel colloque et de découvrir enfin, par la même occasion, Cerisy, dont j'avais entendu parler depuis des années, sans oser espérer avoir un jour l'opportunité de m'y rendre ! Aussi, dès l'invitation reçue, j'ai donné mon accord de principe en m'engageant à assister à l'ensemble du colloque.
Vous y êtes venu pour participer à un atelier de traduction aux côtés de traducteurs d'autres nationalités…
Giuseppe Sofo : Effectivement, les organisateurs ont souhaité revenir longuement sur les enjeux de la traduction des écrits de Glissant, parsemés d'"intraduisibles" [au sens de Barbara Cassin], à travers cet atelier et d'autres communications. Pour ma part, j'ai proposé une interprétation de la traduction comme quelque chose qui se passe aussi au-delà des langues. D'ailleurs, la plupart des personnes ayant participé à mon atelier ne parlaient pas l'italien.
C'était mon cas !
Giuseppe Sofo : J'ai donc proposé d'aborder la traduction comme une pratique qui se manifeste jusque dans la vie quotidienne, dès l'instant où nous essayons de communiquer, de reproduire quelque chose. À cet égard, il en va de la communication comme de la traduction : de même que celle-ci ne parvient jamais à être totalement fidèle au texte original, de même la communication ne parvient jamais à faire entendre exactement ce qu'on souhaite dire. Quand on parle avec quelqu'un, on en est toujours réduit à "se traduire", avec des limites comme on peut en rencontrer dans la traduction d'un texte. Dans un cas comme dans l'autre, on se heurte à des malentendus. Dès lors qu'on admet que la communication interpersonnelle, celle qu'on pratique au quotidien, est aussi affaire de traduction, on comprend mieux que cette communication peut donner lieu à des erreurs d'interprétation ou des approximations, par ce travail même de traduction qu'on effectue sans toujours s'en rendre compte…
À vous entendre, on comprend combien la communication exige de disposer de temps ne serait-ce que pour dissiper les éventuels malentendus. Or, c'est précisément ce que permet un colloque de Cerisy par sa durée même — neuf jours dans le cas de celui auquel vous venez de participer. En attendant, je précise que vous êtes venu avec votre épouse. Ce n'est pas la première fois que des intervenants viennent ainsi accompagnés. Sauf que là, vous venez juste de vous marier : le mariage a eu lieu l'avant-veille de votre venue à Cerisy !
[à Mariagrazia] : Vous auriez pu protester, en considérant que ce n'était pas le moment d'assister à un colloque. Et pourtant, vous êtes venue, en assistant à plusieurs communications, aux côtés de votre mari…
Rire de Giuseppe et Mariagrazia
Mariagrazia Toccaceli [traduite par Giuseppe Sofo] : Non, effectivement, je n'ai pas protesté. J'avais envie de découvrir ce lieu dont Giuseppe m'avait tant parlé. Nous avons eu beau nous être mariés deux jours avant de venir ici, Cerisy nous a paru être une première étape avant la véritable destination de notre voyage de noce, la Martinique.
Giuseppe Sofo : J'avais donné mon accord de principe aux organisateurs bien avant que Mariagrazia et moi ne prenions la décision de nous marier — c'était il y a six mois. Ce n'est qu'à l'approche de la double échéance — notre mariage et le colloque — que j'ai pris la mesure du fait que celui-ci démarrait le surlendemain… Plutôt que de différer notre arrivée (j'intervenais quelques jours plus tard), nous nous sommes dits que ce séjour à Cerisy pouvait nous donner une première opportunité de nous abstraire du monde quotidien, être aussi une escale avant la Martinique si chère à Édouard Glissant…
Nous voici arrivés au terme du colloque, quels enseignements en tirez-vous ?
Giuseppe Sofo : Ce colloque a d'abord été pour moi l'occasion d'échanger avec des personnes que je ne connaissais jusqu'à présent que par leurs écrits. Je pense notamment à Thiphaine Samoyault. De la voir enfin, là à Cerisy, de faire plus ample connaissance avec elle, en tant que chercheure, mais aussi en tant que personne, quel plaisir ! Quelle chance ! Même chose pour Beate Thill, la grande traductrice en langue allemande de l'œuvre de Glissant : je la connaissais jusqu'alors pour avoir en quelque sorte collaboré avec elle à distance et à son insu, dans le sens où j'avais lu ses essais, pris en compte ses considérations sur le travail du traducteur et son approche de l'œuvre de Glissant. Bref, ici, à Cerisy, j'ai eu la sensation de me retrouver au milieu d'une bibliothèque vivante, à pouvoir dialoguer avec des œuvres tout autant qu'avec leurs auteurs, en chair et en os, au cours d'un repas ou d'échanges informels. Ce colloque a été aussi l'occasion d'entendre le point de vue des nouvelles générations, de personnes qui n'ont pas connu Glissant de son vivant, mais qui trouvent dans son œuvre des clés de compréhension du monde actuel, et matière aussi à nourrir leurs engagements. J'ai pu percevoir à travers leurs interventions, les discussions plus informelles que nous avons eues lors des repas (ou dans la cave !), l'envie manifeste de passer d'une interprétation de la lecture glissantienne du monde, donnant à voir des relations invisibles entre des cultures, des pays, à sa "traduction" en actes, dans des pratiques de tous les jours, de façon à changer concrètement la vie des gens.
… dans des pratiques et, j'ajouterai, une sociabilité, une manière de vivre "avec ensemble" (pour reprendre la formule de Paul Desjardins)…
Giuseppe Sofo : Oui, c'est tout à fait cela !
Mariagrazia Toccaceli : Cette sociabilité, cette connivence que l'on a partagée du simple fait de vivre ensemble, plusieurs jours durant, dans le cadre de Cerisy, en passant notre temps à dialoguer, mais aussi à manger ensemble, aux mêmes heures, c'est la première chose que j'ai appréciée. Pour autant, je n'ai pas eu l'impression d'être enfermée dans une petite communauté, coupée du reste du monde. Des gens arrivaient en cours de route tandis que d'autres repartaient, donnant ainsi un sentiment de mouvement permanent, qui a ajouté au charme de cette expérience.
Vous-même avez assisté à des communications. Que retenez-vous de l'œuvre même de Glissant ?
Mariagrazia Toccaceli : Ce que j'en retiens, c'est le caractère tout à la fois simple et complexe de sa pensée. J'apprécie aussi sa compréhension de la traduction comme quelque chose de délicat mais aussi de risqué dans la mesure où, par une simple erreur, on peut transformer radicalement le sens d'un propos. Une petite faute et c'est tout le sens d'une pensée que vous changez !
D'où l'importance du temps (on y revient…). Il faut rester longtemps "avec ensemble" pour disposer de celui de dissiper d'éventuels malentendus…
Mariagrazia Toccaceli : Oui, parfaitement ! À ce propos, on ne peut pas ne pas rendre hommage à… la cloche ! Elle bat le rappel pour les repas ou la reprise des communications tout en procurant le sentiment d'un temps qui s'écoule à l'infini. Au début, cela surprend, forcément, mais on s'y habitue avec plaisir, au point que l'autre jour, alors que nous visitions, Giuseppe et moi, l'abbaye de Hambye, nous avons réagi à une cloche, qui s'est mise à sonner. "C'est l'heure du repas !" nous sommes-nous surpris à nous dire dans un réflexe pavlovien, au point de nous diriger vers la sortie pour rentrer au château !
Giuseppe Sofo : Je crois que la cloche fait partie de l'esprit du lieu : elle règle le temps comme elle le faisait au XIXe siècle. Elle renforce la sensation d'être ici comme dans une bulle, mais dont on peut sortir très vite. Il suffit pour cela de se rendre dans le village tout proche. Un village parmi d'autres. En faisant une halte dans le seul café qui s'y trouve, nous avons été ainsi aussitôt reconnectés à des problématiques comme celles auxquelles n'importe quel autre village peut être confronté aujourd'hui, en France comme en Italie. Même si, par d'autres aspects, nous avons eu aussi la sensation d'être projetés dans les années 1950, dans ce que le village a dû être au moment du démarrage de Cerisy…
Il se trouve que la cloche vient de sonner pour battre le rappel du dernier repas. Il nous faut obtempérer et suspendre l'entretien !
Éclats de rire de Mariagrazia et de Giuseppe…
Giuseppe Sofo : Pourtant, je ne résiste pas à l'envie d'ajouter que ce séjour aura été au final un voyage dans notre voyage. Mariagrazia et moi avons été très touchés par l'accueil si chaleureux que l'équipe de permanents réserve aux participants. Tout en ayant l'air d'être d'un autre temps, Cerisy est un lieu unique qui gagne à perdurer et où nous ne demandons qu'à revenir.
Propos recueillis par Sylvain ALLEMAND
Secrétaire général de l'AAPC