Témoignage

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"FAIRE AVEC LE SAUVAGE, RENOUER AVEC LES VIVANTS
ENTRE SCIENCES ET LITTÉRATURE"

RENCONTRE AVEC COLETTE CAMELIN


Au cours de l'été 2023, le Centre culturel international de Cerisy accueillait deux colloques en parallèle, comme il arrive en cette période de la saison cerisyenne : Que peut la littérature pour les vivants ? (sous la direction de Colette Camelin, Bénédicte Meillon et Alain Romestaing), d'une part ; Le renouveau du sauvage (sous la direction d'Erwan Cherel, Lydie Doisy, Raphaël Larrère et Fabien Quétier), d'autre part. Mais cette fois, leur programme prévoyait des séances communes. Bien plus, ils débouchèrent sur des actes publiés dans un seul et même volume : Faire avec le sauvage, renouer avec les vivants. Entre sciences et littérature (HDiffusion, 2025). Une première ! Codirectrice d'un de ces colloques et de leurs actes, Colette Camelin, professeure émérite de littérature française à l'université de Poitiers, nous en dit plus sur cette double initiative dont l'idée puise en réalité loin dans le temps.

Photo de groupe des deux colloques réunis


Avant d'en venir à ces actes issus non pas d'un mais de deux colloques de Cerisy, pouvez-vous commencer par revenir sur la genèse de ceux-ci. L'intention de les articuler était-elle affichée dès le départ de leur programmation ?

Colette Camelin : Non, d'autant moins qu'initialement, les deux colloques avaient été programmés l'un indépendamment de l'autre, et conçus selon leur propre logique. Les deux découlaient cependant de la même conscience aiguë des conséquences désastreuses de l'agriculture productiviste, de l'extractivisme, etc., pour la planète et ses habitants : des dégradations de l'environnement, mais aussi, sur un plan plus politique, la montée de populismes qui remettent en cause jusqu'aux politiques de préservation de la biodiversité et des ressources naturelles. Autant de constats désespérants qui auraient pu donner une tonalité pessimiste à nos deux colloques. Mais, justement, les deux équipes organisatrices partageaient aussi le refus de se résigner à ces évolutions, et manifestaient leur volonté d'agir. Comment ? En créant les conditions d'échanges interdisciplinaires — ce que favorise un lieu comme Cerisy —, puis en diffusant le fruit de ces échanges dans la société à travers la publication d'actes, notre objectif étant de toucher le plus grand nombre et de susciter chez chacun le désir de changer ses propres rapports au vivant et au sauvage. Car, comme le dit Bruno Latour, "Non, la Terre ne va pas disparaître, les humains, non plus. Il faut juste se mettre au boulot !" (Bruno Latour, "L'apocalypse, c'est enthousiasmant", propos recueillis par Jean Birbaum, Le Monde, 31 mai 2019).

Comme on l'imagine, les directeurs de l’un et de l'autre colloque se connaissaient assez pour se risquer à envisager des séances communes…

Colette Camelin : Détrompez-vous ! Nous ne nous connaissions pas du tout ! Pour ce qui me concerne, j'avais lu les livres de Raphaël et Catherine Larrère, mais je ne les avais jamais rencontrés. Les directeurs de l'un et de l'autre colloque viennent d'univers disciplinaires très différents : Raphaël était agronome de formation, zootechnicien ; il a beaucoup travaillé sur les relations avec les animaux, dont il a tiré son idée de "contrat domestique" et a beaucoup étudié les pratiques agricoles et forestières avant de s'orienter vers les questions d'éthique environnementale auxquelles il a consacré plusieurs livres, coécrits avec Catherine. Rappelons qu'il présida pendant dix ans le conseil scientifique du Parc national du Mercantour. Des travaux et des engagements multiples qui devaient l'amener à constater le "renouveau du sauvage" à partir notamment d'espèces domestiques. Il parlait bien d'un "renouveau" et non d'un retour, car ces espèces autrefois domestiquées ne retrouvent pas un état d'avant la domestication. Il avait déjà organisé un séminaire sur cette thématique, qui devait l'inciter à proposer à Edith Heurgon (directrice du CCIC) un colloque. À peu près au même moment, elle et moi réfléchissions à un colloque sur le rapport entre littérature et le vivant. Nous sommes alors en 2019, soit avant la crise sanitaire liée au Covid-19 et aux périodes de confinement auxquelles elle devait donner lieu.

Venons-en à votre propre colloque. Comment l'idée vous en est-elle venue ?

Colette Camelin : J'avais de longue date un rêve ! Celui de faire dialoguer des pratiques littéraires et des travaux scientifiques autour de la question du vivant. Ce rêve doit beaucoup à ma lecture d'Edgar Morin, dans les années 1990. Ce dernier insistait déjà sur la nécessité — je le cite [elle consulte ses notes] — d'"articuler, de relier, de contextualiser les savoirs, car les problèmes sont transdisciplinaires". Il prône en conséquence un rapprochement des sciences et des humanités. Ce à quoi je me suis employée, dans le cadre de mes enseignements — en travaillant sur divers auteurs comme Saint-John Perse, Segalen et Lorand Gaspar, etc.
Mais ma démarche en restait encore au stade du bricolage. Je sentais que j'avais besoin de me former, de me doter d'une méthode, pour reprendre le titre de l'œuvre majeure d'Edgar Morin, La Méthode (Seuil, 2008). C'est dans cet état d'esprit que j'ai assisté à deux colloques de Cerisy : Le moment du vivant, organisé en 2012, sous la direction d'Arnaud François et de Frédéric Worms, puis, quelques années plus tard, en 2019, Humains, animaux, nature : quelle éthique des vertus pour le monde qui vient ? sous la direction de Corine Pelluchon et Jean-Philippe Pierron. Ces colloques me fournirent les fondations dont j'avais besoin pour proposer à Edith un colloque sur la littérature dans son rapport au vivant. Je me souviens très bien du moment : c'était en janvier 2019, juste après la signature du bon-à-tirer des actes du colloque Segalen 1919-2019 : "Attentif à ce qui n'a pas été dit", Edith, qui avait participé à cette séance, me demanda, en sortant de chez l'éditeur, si je souhaitais préparer un autre colloque. Je lui fis part de mon rêve, d'en faire un sur la littérature dans ses relations avec des "scientifiques", dans le même esprit interdisciplinaire qui avait dicté le premier colloque que j'avais codirigé quelques années plus tôt, en 2013. Intitulé 1913 Cent ans après : enchantements, désenchantements, il mêlait des approches littéraires, philosophiques, artistiques — avec des contributions sur la danse, la musique, la peinture… Edith a aussitôt manifesté son intérêt et donné son accord de principe. Il ne restait plus qu'à monter ce colloque ! [Rire].

Nous ne reviendrons pas plus en détail sur la genèse de ce colloque, car le lecteur peut la découvrir dans l'avant-propos des actes que vous venez de publier. En revanche, pourriez-vous rappeler les circonstances qui ont décidé de leur programmation en parallèle ?

Colette Camelin : C'est là qu'intervient la sérendipité…

Ah la sérendipité ! Je ne peux qu'être tout ouïe…

Colette Camelin : [Rire]. Chaque rivière — si on peut filer cette métaphore pour évoquer nos deux colloques — suivait son cours, tranquillement, en se nourrissant de rencontres et de lectures. Jusqu'à ce que surviennent d'heureux hasards, auxquels le "bassin versant" de Cerisy est particulièrement propice avec sa passeuse de frontières disciplinaires qu'est Edith.
Parmi ces heureux hasards, il y eut… la crise sanitaire liée au Covid-19… Parler d'heureux hasard à son propos peut paraître surprenant et même choquant tant elle a été d'abord synonyme de drames. Toujours est-il que si elle aura eu pour effet de contraindre de reporter à plusieurs reprises nos deux colloques, ceux-ci finirent par être programmés au même moment, ce qui, comme je l'ai dit, n'était pas prévu initialement.
Entre temps, en 2021, j'étais intervenue au colloque L'enchantement qui revient (sous la direction de Rachel Brahy, Jean-Paul Thibaud, Nicolas Tixier, Nathalie Zaccaï-Reyners), au cours duquel Edith reçut un appel de Raphaël lui annonçant que son colloque devait être (de nouveau…) reporté en 2023 pour cause, cette fois, d'un problème de financement. C'est à ce moment-là qu'Edith a proposé de programmer les deux colloques en parallèle. Un mal pour un bien puisque cela me laissait encore deux ans de préparation, avec également la possibilité d'animer le Foyer de création et d'échanges de l'année suivante, en proposant en guise de fil conducteur, une réflexion collective (avec les résidents) sur le thème "Que peut la littérature pour les arbres ?" — dans l'esprit d'un "proto-colloque" selon la formule d'Edith —, tout en préparant le volume de la collection "Les Traversées de Cerisy", sur le thème Écrire avec les vivants [Hermann, 2022] — un recueil de communications tirés d'actes de colloques de Cerisy, ayant traité de ce thème.
Bref, la Déesse grecque du hasard, Tyché, eut l'amabilité de se rappeler à plusieurs reprises à notre bon souvenir…

Mais pourquoi l'université n'aura pas permis d'exaucer votre rêve ?

Colette Camelin : [Soupire]. Je me garderai de noircir le tableau de la situation du monde universitaire. D'autres sont parvenus à créer les conditions d'un dialogue entre des disciplines qui se méconnaissent. Pour ma part, je me suis toujours sentie enfermée dans les cases disciplinaires. J'ai essayé de faire venir des scientifiques à des colloques que j'organisais, mais c'était toujours compliqué ; les chercheurs pressentis ne voyaient pas forcément l'intérêt de sortir de leur domaines de recherche… À se demander si c'est le principe même de ce dialogue interdisciplinaire qui était compliqué à instaurer.
Heureusement, ce n'est pas le cas. Le premier colloque que j'ai organisé à Cerisy — 1913 Cent ans après : enchantements, désenchantements, avec Marie-Paule Berranger — m'en apporta la démonstration non sans me redonner espoir. Enfin, je trouvais un espace où faire dialoguer des chercheurs d'horizons disciplinaires apparemment les plus éloignés — scientifiques et littéraires. Depuis, j'ai acquis une conviction : Cerisy est le cadre le plus approprié où organiser ce type de dialogue. C'est toujours ainsi que je l'ai vécu, y compris au cours des colloques — une dizaine à ce jour ! — auxquels j'ai participé comme intervenante ou auditrice.

Raphaël Larrère pourrait reprendre tel quel ce que vous venez de dire, lui qui y a organisé ou a participé à plusieurs colloques…

Colette Camelin : Absolument ! Raphaël avait participé à de nombreux colloques, à différents titres — directeur, intervenant, auditeur —, soit seul, soit avec Catherine. Il y avait notamment organisé le colloque Les animaux, deux ou trois choses que nous savons d'eux avec la philosophe Vinciane Despret, ce qui attestait de son esprit d'ouverture à des disciplines autres que "scientifiques".

Nul doute que le fait que les équipes de direction de vos colloques respectifs comptaient des "Cerisyens" — des personnes connaissant Cerisy pour s'y être rendus à maintes reprises — a dû favoriser l'amorce du dialogue : vous ne vous connaissiez pas forcément, mais vous aviez au moins tous l'expérience de Cerisy…

Colette Camelin : Non seulement nous connaissions Cerisy, mais encore nous avions l'expérience de la direction de colloques cerisyens.

Ce qui est essentiel quand on sait que la préparation d'un colloque prend en général deux ans !

Colette Camelin : Comme vous le savez, le principe des colloques parallèles n'était pas nouveau. Chaque année, Cerisy en propose. Reste qu'il est peu fréquent que des parallèles se rencontrent ! [Rire]. Pourtant, c'est bien ce qui s'est produit et plus rapidement qu'on pouvait le penser. Raphaël souhaitait de longue date un dialogue avec des littéraires. Une aspiration qui remonte à loin : rappelons qu'avant de s'engager dans une carrière scientifique, il voulait faire des études de philosophie ; il était donc ravi de la perspective de ce dialogue, d'autant plus qu'il avait eu récemment des échanges fructueux avec des littéraires.

Qu’en est-il des directeurs de votre propre colloque ?

Colette Camelin : Alain Romestaing avait travaillé sur le corps, les animaux et la nature, en collaboration avec des spécialistes d'éthologie. Il était donc ouvert à ce dialogue entre littérature et sciences. Quant à Bénédicte Meillon, elle travaillait à l'élaboration d'une "écopoétique pour les temps extrêmes" dans la littérature étatsunienne.
Très vite, avec Raphaël, nous avons identifié des zones de confluence, où les eaux de nos deux rivières pourraient donc se mêler. Nous nous sommes accordés sur le principe d'échanges dans le cadre de trois demi-journées et de trois soirées communes, enfin, une journée "HORS LES MURS".

Avez-vous songé un temps à fondre les deux colloques en un ?

Colette Camelin : Non, à aucun moment. Chaque équipe avait des sujets spécifiques à aborder, et avait donc besoin de ne pas se dissoudre dans un seul et même colloque. Nous tenions donc tous à préserver des approches disciplinaires distinctes.

L'occasion de souligner que l'ouverture interdisciplinaire ne signifie pas l'effacement des disciplines…

Colette Camelin : Non, c'est même le contraire : c'est parce que chaque spécialité disciplinaire arrive à un niveau de précision dans l'étude d'un objet de recherche, à partir des instruments mis à sa disposition — lesquels peuvent être mobilisés par plusieurs sciences, ainsi que le précise Bruno Latour — que les chercheurs qui en relèvent sont en mesure de discuter avec des chercheurs d'autres disciplines, dans une perspective interdisciplinaire. Mais, au préalable, insistons sur ce point, il importe que chacun aille au bout de son sujet de recherche, avec ses propres instruments, méthodes et concepts.

Qu'en est-il des repas qu'à Cerisy, les intervenants et auditeurs, de quelque colloque qu'ils soient, partagent ensemble ? N'ont-ils pas été propices à des échanges approfondis, quoique plus informels, entre scientifiques et littéraires ?

Colette Camelin : Autant le reconnaître, les repas n'ont pas été autant l'occasion que cela d'échanges croisés entre les participants des deux colloques et ce, pour une raison qui peut se comprendre : les participants de chaque colloque se connaissaient et avaient plaisir à se revoir à l'occasion de "leur" colloque. Il y eut donc assez peu de mélanges. Il en est cependant allé différemment entre les directeurs de colloque : personnellement, il m'est arrivé souvent de déjeuner avec Raphaël et Catherine pour faire un point d'étape ou juste pour le plaisir d'échanger avec eux, à table. En dehors des séances communes, les participants eurent une autre occasion de se retrouver ensemble : la journée "HORS LES MURS", en l'occurrence pour la visite des Falaises littorales de Carolles et Champeaux en haut desquelles nous avons pique-niqué après une demi-heure de marche ; et de la grande Noé, une ancienne carrière d'extraction de granit, objet d'actions de renaturation. Une double illustration, au passage, du "faire avec" et du "renouveau du sauvage".
Dans un cas comme dans l'autre, j'ai profité de la présence de botanistes participant à l'autre colloque, pour en savoir plus sur telle ou telle plante. À la grande Noé, nous avons aussi bénéficié des éclairages des experts de l'OFB de la Manche : ils nous ont présenté les espèces animales et végétales de retour dans le milieu, dont une petite plante qu'ils tiennent pour "un véritable miracle de la nature", et dont je ne résiste pas au plaisir de vous donner le nom exact [elle consulte ses notes] : l'hélianthème à gouttes, de son vrai nom latin Tuberaia Guttata ! [Rire].

Une illustration, cette fois, des "brassages planétaires", la thématique d'un autre colloque de Cerisy, organisé en août 2018 autour du jardinier-paysagiste Gilles Clément (paru sous le titre Brassages planétaires. Jardiner le monde avec Gilles Clément, sous la direction de Patrick Moquay et de Frédérique Mure, aux éditions Hermann, en 2020)…

Colette Camelin : Colloque auquel je n'ai pas assisté mais dont j'ai lu avec profit les actes.

Ce que vous dites là est l'occasion de rappeler l'importance de ces actes de colloque de Cerisy, qui permettent d'établir des filiations entre colloques, de montrer comment des idées creusent leur sillon de l'un à l'autre quand bien même leurs directeurs respectifs ne se connaissent pas forcément.

Colette Camelin : En effet. Pour ma part, je me suis appuyée sur les actes de plusieurs colloques ne serait-ce que pour ma contribution à l'avant-propos : Brassages planétaires, Le moment du vivant, Humains, animaux, nature : quelle éthique des vertus dans le monde qui vient ?, L'enchantement qui revient, Les animaux : deux ou trois choses que nous savons d'eux, La mésologie, un autre paradigme pour l'anthropocène ? Autour et en présence d'Augustin Berque et La démocratie écologique. Une pensée indisciplinée.

On mesure à travers la lecture de vos propres actes, les affinités que les deux colloques entretiennent avec des colloques antérieurs, selon une logique que je qualifierai de "rhizomatique", en référence bien sûr à Deleuze et Guattari. À se demander si un colloque de Cerisy ne vaut pas d'abord par sa capacité à nouer des liens, même invisibles de prime abord, avec d'autres colloques. Des liens qui sautent étrangement aux yeux quand on les remet en perspective…

Colette Camelin : J'en suis tellement convaincue que je ne peux m'empêcher de me replonger dans des actes, dans l'espoir d'y trouver un texte — une préface, une introduction, une communication… — qui m'ouvrira une brèche dans des domaines disciplinaires qui me sont nouveaux. Je viens de la littérature, et plus précisément encore de la poésie. J'ai donc besoin de m'acculturer aux savoirs proprement scientifiques. Et pour cela, les actes de colloques de Cerisy sont une source précieuse.

Je propose de laisser aux lecteurs le soin de découvrir la richesse de vos deux colloques en en lisant les actes communs, pour mieux en venir à la manière dont ceux-ci ont été conçus. D'ailleurs, l'idée d'un seul et même volume s'est-elle imposée d'emblée ?

Colette Camelin : Non, loin de là, pas plus que celle d'un seul et même colloque, ainsi que je l'ai dit. Dans un premier mouvement, nous avons considéré que puisque nous étions parvenus à distinguer des spécialités disciplinaires en les répartissant dans deux colloques distincts, nous pouvions envisager deux volumes. Sauf que très vite, nous nous sommes heurtés à un premier problème : que faire des communications programmées dans les séances communes ? Cela n'avait a priori pas de sens de les publier deux fois ! Il y eut bien une autre possibilité : les répartir dans l'un ou l'autre selon qu'elles avaient une tonalité plus scientifique ou littéraire. Mais on perdait alors l'acquis de la convergence opérée par les deux colloques.

Qu'est-ce qui vous a donc décidés à proposer deux actes en un ?

Colette Camelin : À la toute dernière séance consacrée au bilan des deux colloques, nous avions proposé aux deux représentants de l'OFB, Laurent Germain et Gérald Mannaerts, mandatés chacun pour assister à l'un des colloques, de nous faire leurs retours. Et ce qui nous a beaucoup touchés — moi en tout cas —, c'est que chacun avait tenu à dire le bien que leur avait fait, au regard du travail qu'ils devaient poursuivre au sein de leur institution, l'opportunité d'écouter les scientifiques, dont ils faisaient partie, mais aussi des "littéraires", car, disaient-ils, cela leur inspirait des moyens de mieux dialoguer avec le public, en plus de leur permettre de voir sous un autre jour les problématiques auxquelles ils sont confrontés. Bref, ils avaient manifestement tiré profit de ces échanges improbables entre scientifiques et littéraires.
À partir de là, nous nous sommes dit que si nos séances communes avaient été bénéfiques à des esprits scientifiques, autant en faire profiter à un plus large public. De là, l'idée d'éditer les actes de nos deux colloques dans un seul volume.

Non sans proposer un titre spécifique…

Colette Camelin : En effet, en l'occurrence Faire avec le sauvage, renouer avec les vivants réfère aux deux colloques. Non sans reformuler les intitulés initiaux des colloques.

"Faire avec" : cela fait penser au livre d'Yves Citton (Faire avec. Conflits, coalitions, contagions, Les liens qui libèrent, 2021) qui en appelle, face aux défis de l'anthropocène, à "faire avec", en l'occurrence nos "ennemis d'hier" pour affronter les défis d'aujourd'hui. Ou encore à Baptiste Morizot qui, lui, promeut une "diplomatie" de la relation avec le vivant, et que vous citez d'ailleurs…

Colette Camelin : Effectivement, ce sont des auteurs que je lis avec beaucoup d'intérêt. Je conclus mon propre texte d'introduction (de la 3e partie) en citant notamment le second.
Raphaël avait lui-même distingué trois modes de relations des humains à la nature : un premier qui s'appuie sur la technique à des fins de domination ; un deuxième qui cherche à "faire avec", justement, en composant avec la nature comme on le ferait avec un partenaire dans une relation d'amitié ; enfin, un troisième mode consistant à… ne rien faire, autrement dit à laisser libre cours aux dynamiques naturelles partout où c'est possible.
Des trois modes, Raphaël privilégiait le deuxième, le "faire avec", soit une position intermédiaire entre le sauvage et le domestique, car — c'est une idée à laquelle il était attaché — il n'existe pas à proprement parler de frontière nette entre les deux : le sauvage peut se laisser domestiquer tandis que l'animal domestiqué peut redevenir sauvage — sans retrouver pour autant un état d'avant la domestication. Raphaël renouait en cela avec une notion romaine, cette du saltus, qui désigne cet espace intermédiaire entre la forêt, le domaine féral par excellence des bêtes sauvages (silva), et les espaces occupés ou exploités par les hommes (la ville, les terres agricoles). Une zone intermédiaire qui permettait de se livrer à des activités en dehors des normes sociales — la cueillette de champignons, faire l'amour en cachette, etc. — et qu'on retrouve abondamment évoquée en littérature sous une forme ou sous une autre : le "maquis de Montmartre" de Mac Orlan ; la "zone" d'Apollinaire, cette ceinture de Paris, héritée des anciennes fortifications, et qu'on associe aujourd'hui, en un sens péjoratif, aux "Banlieues".
Si, d'ailleurs, Raphaël a choisi "Le renouveau du sauvage" pour la composante du titre des actes relative à son colloque, c'est par réaction contre la tendance à voir dans les jeunes de ces dernières, des "sauvageons" : loin de faire partie d'un espace ensauvagé, ils vivent, insistait-il, dans des espaces intermédiaires au sens du saltus, propices donc à des échanges avec les deux autres espaces. S'ils ne sont pas à proprement parler dans la ville, ces jeunes n'en sont pas tout à fait à l'extérieur non plus. Ce titre souligne la dimension sociale et politique de la pensée de Raphaël, qu'il assumait en l'articulant à sa démarche scientifique.

Comment en êtes-vous venus à la seconde partie du titre, "Renouer avec les vivants", qui réfère davantage à votre colloque ?

Colette Camelin : D'abord, nous souhaitions passer de l'interrogation — l'intitulé du colloque — à une affirmation, pour être davantage dans une logique d'action. Les débats auxquels ont donné lieu le colloque nous y ont encouragés.

Sans entrer dans le détail du contenu de ces actes, je souhaiterais vous entendre sur le principe de leur structuration en trois parties, les deux premières consacrées à l'un des colloques (hormis une communication sur laquelle on pourra revenir), la 3e reprenant les communications des séquences communes et d'autres encore, de l'un ou l'autre des colloques…

Colette Camelin : Si, avec le recul, cette structuration paraît évidente, nous avons en réalité beaucoup hésité. Je ne cache pas non plus que si j'avais lu la préface de Lucile Schmid avant d'établir le plan, j'aurais proposé une autre structuration proche de ce qu'elle a su faire et qui me paraît plus que pertinent : tisser des liens entre les deux colloques, autour de thématiques transversales. Le résultat est remarquable. J'invite les lecteurs à lire cette préface !
Cela étant dit, Raphaël et moi étions étions contraints, mais aussi désireux, de ne pas rompre la cohérence interne à chaque colloque. La première partie regroupe ainsi des communications de scientifiques et de praticiens, tandis que la seconde, des analyses littéraires.
La troisième est plus novatrice. Si les contributions des séquences communes y trouvaient naturellement leur place (par exemple, l'entretien entre Gisèle Bienne, auteure de La Malchimie [Actes Sud, 2019] et Gilles-Éric Séralini, biologiste, spécialiste des OGM et des pesticides, de l'université de Caen qui a mis en évidence le caractère cancérigène du glyphosate), nous y avons ajouté des communications programmées initialement dans l'un ou l'autre des colloques. Par exemple, "Le sauvage du domestique : art brut et art de l'attention" de Joëlle Salomon Cavin, qui y relate notamment l'histoire d'une souris qui a grignoté le volume d'une œuvre de Raymond Queneau… ; "La recouvrance des noms de lieux "sauvages" au Québec et à Hokkaido", de Francine Adam et Augustin Berque — qui malheureusement ne purent assister au colloque.
Un texte fait exception : c'est celui de Jacques Tassin, agronome, qui traite de l'œuvre de Maurice Genevoix. Quoique programmé dans le colloque Le renouveau du sauvage, nous avons jugé pertinent de le placer dans la deuxième partie.

Au final, on peut parler d'actes uniques dans les "Annales" de Cerisy…

Colette Camelin : Sauf erreur de ma part, il n'y a pas d'équivalent, en effet.

Pourquoi, cependant, n'avoir mentionné que trois directeurs de colloque — outre vous-même, Raphaël Larrère et Alain Romestaing — au titre de directeurs des actes ?

Colette Camelin : Tout simplement parce que, tout en approuvant le principe de deux actes en un volume, les autres n'ont pas souhaité participer à leur édition, faute de disponibilité. Quand on sait le cloisonnement du milieu universitaire, je suis reconnaissante à Bénédicte Meillon de s'être déjà engagée dans la direction d'un colloque aussi atypique au regard de sa discipline et de sa volonté de dialogue avec un autre colloque organisé en parallèle.

Combien de temps se sera écoulé entre l'issue des colloques et la publication des actes…

Colette Camelin : C'est bien simple : les colloques ont eu lieu en juin 2023 et les actes sont sortis de presse en mai 2025, soit un peu plus d'un an et demi.

Soit un laps de temps relativement court au regard de la durée habituelle d'actes de colloques scientifiques comme d'ailleurs de Cerisy… Pour autant, l'édition des vôtres a-t-elle été un long fleuve tranquille ?

Colette Camelin : Non, loin de là ! [Rire]. D'abord pour les raisons que j'ai dites : il y eut de longues discussions avec Raphaël sur la constitution du sommaire. Mais ce qui a demandé le plus de temps a été la rédaction de l'avant-propos, que nous avons jugé utile d'ajouter aux introductions de chacune des trois parties. Il nous semblait nécessaire d'expliquer en quoi l'ouvrage tranche avec les actes de colloques habituels. Il y eut cependant un nombre considérable d'allers-retours entre nous trois pour parvenir à une version définitive. Malgré son état de santé, Raphaël y avait beaucoup travaillé et avait bouclé sa propre contribution avant son décès brutal. Mon dernier échange avec lui sur le sujet précède de quelques jours son décès.

Ce sont des avant-propos à l'image de ces colloques parallèles entrés en dialogue, et de leurs actes — baroques serais-je tenté de dire sans que cela en dévalorise la portée, au contraire. Vous y prenez le temps, les trois directeurs, de revenir sur vos parcours respectifs — exercice auquel se livrent trop rarement les directeurs d'actes, alors que cela permet de mieux comprendre la manière dont ils en sont venus au projet de leur colloque…

Colette Camelin : Je souscris à ce que vous venez de dire. Et c'est d'ailleurs en prenant ce parti — revenir sur nos trajectoires respectives — que nous nous en sommes sortis. Notre intention première était de produire un texte commun. Nous nous y sommes essayés, au prix de ces allers-retours que j'évoquais. Finalement, nous avons tenté une tout autre option : un seul et même texte, mais dans lequel chacun revient, à la première personne, sur la manière dont il en est venu à participer à ces colloques parallèles, ce qui l'y a prédisposé, sans oublier les circonstances ayant permis de concrétiser leur programmation.
Ce parti pris de l'écriture à la première personne ajoute à la singularité de ce texte introductif. L'idée m'en est venue d'un texte de Catherine Larrère, intitulé, justement, "Écrire à la première personne", que j'ai fait figurer dans le recueil Écrire avec les vivants… Je me souviens très bien avoir dit à Raphaël : "Écoute, nous ne parviendrons jamais à écrire un seul et même texte. Faisons comme le suggère Catherine !". Raphaël ne pouvait qu'obtempérer, ce qu'il fit au demeurant avec joie [Rire].

Iriez-vous jusqu'à parler d'"ego-discipline" en référence à ces modes d'écriture apparus dans certaines sciences humaines et sociales — l'ego-histoire ou l'ego-géographie — qui reviennent à reconnaître la part personnelle intervenant dans une démarche de recherche ?

Colette Camelin : Je me retrouve parfaitement dans ce mode d'écriture. D'ailleurs, je lis beaucoup de livres de sciences humaines et sociales qui s'en réclament.

Cela étant dit, cette fragmentation en trois temps n'allait-elle pas à l'encontre de la recherche de points de convergence ?

Colette Camelin : C'est là que le choix du titre de cet avant-propos a été décisif : "La nature férale et la "grammaire fauve"". Si nous voulions témoigner des ponts jetés entre les deux colloques, des discussions et des échanges partagés, du fait aussi d'avoir relu ensemble les différentes communications, il nous fallait trouver à exprimer cette jointure dans le texte liminaire. Le déclic s'est produit autour du principe de liberté. Raphaël insistait en particulier sur le fait que les animaux de la nature férale ont été préalablement domestiqués par des humains, avant de devenir sauvages, mais pas, comme je l'ai dit, au point de revenir à un état originel — un chien peut devenir féral sans pour autant se muer en loup. En revanche, il devient "libre". Or, ce qui caractérise le travail sur le langage en littérature, en poésie comme en prose, c'est précisément le fait de se libérer des idées toutes faites — j'ai été jusqu'à parler des "automatismes idéologiques" et des "éléments de langage". De fait, les figures littéraires libèrent la pensée, en permettant de faire des rapprochements insoupçonnés à travers des métaphores, des images et bien d'autres procédés discursifs. Ce dont je rends compte à travers cette expression de "grammaire fauve" sur laquelle je suis tombée un peu par hasard dans un texte de Henry David Thoreau, qui m'a été transmis par Bertrand Guest, contributeur de la 3e partie.
Ainsi, à travers l'évocation d'une libération, nous rapprochions deux mots, féral et fauve, qui réfèrent au sauvage et au vivant, et dans ce même mouvement, à nos deux colloques.

J'aime beaucoup cette idée de "grammaire fauve", car j'y vois une caractéristique de ces textes auxquels j'aime me confronter de plus en plus : des textes qui, loin d'une recherche de toute vulgarisation, assument la part d'"altérité" avec ce que cela suggère d'inconnu que comporte une langue, qu'elle soit littéraire ou scientifique. Et ce, quitte à ne pas comprendre de prime abord ce dont il retourne. Mais au moins cela suggère comme une terra incognita qu'il revient au lecteur, s'il le souhaite, d'explorer… Ce feedback un peu "sauvage", si je puis dire, fait-il sens pour vous ?

Colette Camelin : Oui, étant entendu que cette évocation du fauve comme du féral, est aussi une invitation à travailler l'altérité en soi-même. Ce que dit bien Catherine Larrère dans la préface de Humains, animaux, nature. Quelle éthique des vertus pour le monde qui vient ?. Que sont ces vertus si ce n'est cette acceptation de travailler à fortifier sa liberté en soi, ce qui consiste nécessairement à rencontrer l'autre, à découvrir un autre monde, quitte à se risquer à changer son comportement, ses habitudes. Si je devais donc retenir une vertu de la littérature, ce serait celle-ci : une expérience de la libération de soi pour aller vers les autres…

Ce qu'a bien su résumer cet écrivain, dont j'ai un doute quant à l'identité (serait-ce André Gide ?), par ces mots : "Le plus court chemin de soi à soi passe par autrui"…

Colette Camelin : J'ignore si ces mots sont de lui, mais effectivement, c'est une autre manière de dire ce que j'exprimais à l'instant, étant entendu que cet "autrui" peut être aussi du vivant non humain.

Permettez-moi d'en venir à un sujet d'étonnement à la lecture de ces actes comme des colloques et de leurs séances communes : qu'ils n'aient pas été l'occasion de rappeler, que pour être scientifique, on n'en a pas moins possiblement un esprit littéraire. À avoir cherché des ponts, n'avez-vous pas escamoté le fait que des personnes les incarnent à leur façon, que des scientifiques n'ont pas besoin d'aller à la rencontre d'esprits littéraires, qu'ils en sont eux aussi…

Colette Camelin : Au début du colloque, les premières réactions des scientifiques ont été plutôt sur le registre d'une forme de dédain. Mais l'état d'esprit a changé au fil des échanges, jusqu'à la séance conclusive au cours de laquelle, comme je l'ai dit, deux scientifiques patentés, Laurent Germain et Gérald Mannerts, témoignaient de leur plaisir à entendre les intervenants littéraires, en voyant dans la littérature un moyen de mieux communiquer sur les avancées scientifiques mais aussi mieux comprendre les défis au plan humain. À défaut maintenant de pouvoir donner des exemples de scientifiques littéraires, en dehors de Raphaël et de Jacques [Tassin], je constate que des contributeurs scientifiques n'ont pas manqué de faire allusion, dans leur texte, à la littérature.
Finalement, que nous soyons scientifiques ou littéraires, nous partageons ce même humanisme soucieux de tous les vivants, sans distinguer les humains et les vivants autres qu'humains.

Au cours de l'entretien, vous avez fait état de votre volonté d'être dans l'action. Que répondrez-vous à ceux qui objecteraient que passer plusieurs jours dans un centre perdu au milieu de nulle part, en apparence déconnecté du monde, puis consacrer son temps et son énergie à établir des actes, ne sont pas les moyens les plus efficaces d'agir, de le faire en tout cas à la mesure de l'urgence des enjeux dont vous traitez… Je pose la question tout prenant soin de rappeler que le mot "actes" a quand même à voir avec celui d'action…

Colette Camelin : Il nous importait pour commencer de partager avec d'autres l'expérience de la rencontre entre littéraires et scientifiques et de son intérêt. Selon Elisée Reclus, les recherches scientifiques doivent être diffusées, informer les acteurs de la société civile, apporter des connaissances aux étudiants. Si des universités se montrent désireuses de promouvoir ce dialogue entre sciences et littérature — je pense en particulier à celles de Reims Champagne-Ardenne et de Poitiers —, en revanche, c’'est plus difficile dans d'autres. Or, littéraires et scientifiques en ont été convaincus : il importe de décloisonner, de sortir de ce genre de vision dualiste.
En cela, les actes ne sont pas l'aboutissement de la démarche que nous avons engagée il y a maintenant plus de six ans, si on remonte au plus loin de sa genèse. Ils marquent un nouveau commencement en ce sens où leur publication donnera lieu à des rencontres, des débats, ce qui constituent à mon sens autant d'actions. De premières rencontres sont prévues dès ce mois de septembre 2025 — le 19 septembre, une table ronde est organisée à la Sorbonne, à l'initiative de Catherine Larrère, Sandra Laugier, Lucile Schmid et moi-même, en hommage à Raphaël. Par ailleurs, Accustica (Association des acteurs de la culture scientifique de l'université de Reims Champagne-Ardenne), organisera une rencontre avec, outre la responsable de ce centre, des enseignants de l'université de Reims Champagne-Ardenne : le géographe Yann Calbérac qui connaît bien Cerisy pour y avoir organisé des colloques ; la biologiste Séverine Paris-Palacios qui travaille, elle, sur les effets des produits phytosanitaires sur les plantes. Une rencontre de l'association Université populaire écologique de la Marne est programmée le 3 novembre. À Poitiers, le philosophe Alexis Cukier cherche à organiser une présentation avec des littéraires et des scientifiques du laboratoire Ruralités.

À suivre, donc. En attendant, on aura la preuve que les actes d'un colloque ne sont pas condamnés à finir sur une étagère sans être consultés, mais qu'ils sont matière vivante, à même de voyager au gré de nouvelles initiatives et rencontres…

Colette Camelin : Permettez-moi de saluer encore les capacités de connexion d'Edith : elle a suggéré à Philippe Prévost, ingénieur agronome, de m'associer à l'organisation d'un colloque en 2027 : "Artistes et agriculteurs-paysans", avec Bernard Hubert, directeur de recherche à l'INRAe, le sociologue Bertrand Hervieu et l'artiste Julie Crenn. Une autre manière de faire vivre les actes, que ces codirecteurs ne manqueront pas de consulter, comme je l'ai fait avec ceux d'autres colloques. Nous cherchons des points de contact entre des démarches scientifiques et des approches poétiques qui "donnent à voir" le monde (Paul Éluard).

Propos recueillis par Sylvain ALLEMAND
Secrétaire général de l'AAPC

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"TÉMOIGNAGE D'UNE THÉSARDE AU CENTRE DE SOCIOLOGIE DES ORGANISATIONS (CSO)"

RENCONTRE AVEC LAURE GUIMBAIL


Suite de nos échos au colloque Les propagations : un nouveau paradigme pour les sciences sociales ? qui s'est déroulé du 25 au 31 juillet 2025, à travers, cette fois, un entretien avec Laure Guimbail qui poursuit une thèse au Centre de sociologie des organisations (CSO).

Laure Guimbail


Qu'est-ce qui vous a motivée à assister à ce colloque ?

Laure Guimbail : Je connais depuis plusieurs années Jean-François Lucas, codirecteur du colloque. J'ai été bénévole à Renaissance Numérique, le think tank qu'il dirige. J'avais déjà travaillé avec lui du temps où il était consultant chez Chronos (cabinet d'études sociologiques et de conseil en innovation fondé par Bernard Marzloff). Puis j'ai eu envie de tenter ma chance, si je puis dire, dans la recherche en faisant une thèse. J'y ai été encouragée en 2023 par une offre d'emploi d'assistante de recherche à la Chaire Villes et Numérique de Sciences Po, dans laquelle travaillait Antoine Courmont, un ancien doctorant de Dominique Boullier, dont j'ai ainsi pu découvrir les travaux.

Sur quoi porte votre thèse ?

Laure Guimbail : Ma thèse, sous la direction d'Olivier Borraz, sociologue, spécialiste de la préparation à la gestion des crises, porte sur l'impact des nouvelles technologies sur cette préparation et cette gestion. Un enjeu auquel je m'intéresse depuis plusieurs années — en 2020, mon mémoire de fin d'étude en master sur l'"Analyse spatiale de la résilience en milieu urbain, le cas de la reconstruction de Mexico suite aux tremblements de terre de septembre 2017". Concrètement, dans ma thèse, je m'intéresse à la manière dont les autorités s'informent pour prendre les meilleures décisions en situation de crise. De prime abord, j'ai fait l'hypothèse que cela passait par le traitement de données numériques. Je m'étais imaginé un univers de science-fiction, à la Matrix, avec des acteurs rivés à leur écran d'ordinateur ou de téléphone portable. En réalité, en faisant un travail de terrain, j'ai pu mesurer à quel point la réalité est plus compliquée. Cela passe aussi par des interactions humaines, sociales, informelles. Les acteurs se renseignent auprès d'autres, de préférence qu'ils connaissent déjà et en qui ils peuvent avoir confiance quant à la qualité de l'information : en contexte de crise, ils ne disposent pas de beaucoup de temps ; il leur faut pouvoir avoir très vite des informations fiables.
Au cours d'une crise, une rumeur peut surgir d'un coup et se propager à une grande échelle non sans provoquer des phénomènes de foules. On l'a vu récemment avec les incidents survenus après un match du PSG ou la Fête de la musique. La foule se répand dans l'espace urbain, ce qui crée une situation on ne peut plus difficile et stressante pour les gestionnaires de crise. D'où vient l'information qui a déclenché le mouvement de foule ? Comment se propage-t-elle ? Vers où la foule va-t-elle se diriger ? La RATP a-t-elle fermé l'accès à des stations de métro ? Autant de questions, qui nécessitent le recueil d'informations réparties en différents endroits, leur transcription au moyen de logiciels, mais en débutant souvent par un simple appel téléphonique, un message adressé à un groupe WhatsApp, une boucle d'emails, etc.

Au sein de quel laboratoire menez-vous cette thèse ?

Laure Guimbail : J'ai fait le choix de faire cette thèse au CSO (Centre de sociologie des organisations), car j'avais besoin de disposer d'autres outils théoriques, d'autres données que celles habituellement traitées dans la perspective des infrastructures studies. Des travaux que j'avais lus sur cette sociologie des organisations m'avaient convaincue de leur intérêt. Quand j’ai appris la tenue du colloque sur les propagations, j'y ai vu l'opportunité d'élargir encore mon horizon.

Avec quel sentiment en repartez-vous ? Celui d'avoir enrichi votre grille de lecture, votre corpus théorique ? Avec de nouveaux questionnements ?

Laure Guimbail : Oui ! J'ai été notamment très intéressée par la notion de "voisinage" qui éclaire la nature des interactions sociales : les gens interagissent d'autant plus qu'ils ont eu l'occasion de se rencontrer en d'autres occasions, voire de travailler ensemble et de connaître le fonctionnement de leurs organisations respectives. En revanche, la notion de trace, également évoquée au cours du colloque, s'applique avec moins d'évidence.
J'ai aussi beaucoup apprécié les discussions sur les acteurs des plateformes numériques, qui façonnent certains circuits d'information, en décidant de leur degré d'accès. À l'heure des réseaux sociaux, la question se pose naturellement de savoir comment en faire un outil d'information opérationnel. Une question particulièrement prégnante dans le champ de recherche sur la gestion de risque. Seulement, suite aux nouvelles réglementations relatives à l'accès aux données, leur exploitation est plus difficile, au point que des projets de recherche ont même dû s'interrompre.

Qu'est-ce que cela vous a-t-il fait, à vous qui poursuivez une thèse en sociologie, de vous retrouver au milieu de participants d'autres horizons disciplinaires sinon professionnels ? En quoi cela a-t-il été déstabilisant ou, au contraire, stimulant ? De même que la différence de registre de langage entre les chercheurs en SHS, les philosophes, les professionnels du numérique et des réseaux sociaux, etc. ?

Laure Guimbail : Je trouve intéressante la possibilité qui a été donnée à des chercheurs des sciences dites dures et des sciences humaines et sociales de confronter leur point de vue. Pour ma part, j'ai été très stimulée par les communications relatives aux épidémies et autres phénomènes de virologie, d'autant que les spécialistes de ces domaines avaient consenti un effort pour être compréhensibles de tous ; bien plus, ils se sont mis à notre place pour comprendre ce qui, dans leur approche, leurs méthodes, pouvait nous être utile. En l'espace d'une communication, non seulement, on comprend ce que recouvre l'épidémiologie, mais aussi en quoi elle peut intéresser les chercheurs en SHS, être appliquée à nos propres travaux de recherche. Quant aux approches plus philosophiques ou de géographes, elles ont le mérite de pointer d'autres variables que celles auxquelles on pense dans la perspective de sa discipline. Je songe en particulier à la dimension spatiale que nous autres sociologues avons tendance à sous-estimer. J'y ai été d'autant plus sensible qu'avant de faire ma thèse, je me suis intéressée aux politiques urbaines, dans la perspective d'une sociologie urbaine qui prenait a priori en compte cette dimension spatiale sinon territoriale. Elle est de fait essentielle dans le cadre de ma thèse qui s'intéresse à des situations de gestion de crise au sein de la Ville de Paris, un cas particulier sous ce regard. Il me faudra souligner ses spécificités sociales, mais aussi spatiales avant de prétendre généraliser mon propos, le transposer à d'autres contextes urbains.

À vous entendre, vous quittez le colloque enrichie de nouveaux concepts comme aussi d'ailleurs probablement d'interrogations ?

Laure Guimbail : Et aussi avec beaucoup de travail en perspective ! [Rire]. Car il va me falloir non pas tant combler un retard — je n'ai pas eu le sentiment durant cette semaine d'avoir mis ma thèse entre parenthèse ; toute auditrice que je fusse j'étais venue avec la claire intention de nourrir ma réflexion théorique —, qu'intégrer l'apport des exposés, me plonger dans les très nombreuses références bibliographiques qui ont été citées.

Comment avez-vous vécu cette première expérience de colloque de Cerisy qui tranche avec les colloques scientifiques proprement dit, ne serait-ce que par sa durée — six jours en ce qui concerne celui-ci —, la pluralité des intervenants, la présence d'auditeurs, sans oublier ces repas qu'on partage ensemble… ?

Laure Guimbail : J'ai été d'autant plus surprise que, au risque de devoir reconnaître un trou dans ma culture générale, je ne connaissais pas Cerisy avant de découvrir l'annonce du colloque. Même si j'ai su très vite que ce ne serait pas un colloque scientifique ordinaire, j'avais imaginé un de ces séminaires comme en organisent des entreprises, dans de beaux endroits comme ce château, mis juste à disposition [Rire]. Heureusement, j'ai été briefée dans le train. Vous imaginez donc ma surprise ! Même si le programme était chargé avec jusqu'à parfois cinq communications par jour, chacune de 40 minutes, suivie d'un débat, j'ai trouvé ce séjour plutôt reposant. Il faut dire que le cadre est magnifique ; nous sommes environnés de nature. Nous avions le temps de faire des promenades dans le parc ou les alentours… Le fait de partager les repas, de baigner dans une forme de sociabilité, rend d'autant plus simple, l'accès à des spécialistes reconnus dans leur domaine. Nul doute que nous n'aurions pas la même relation avec eux que dans un contexte plus académique. Ici, on peut créer des liens susceptibles de perdurer bien au-delà du colloque. J'ai pu ainsi sympathiser avec des personnes ressources dont je sais que je pourrais les solliciter en cas de besoin pour m'éclairer sur un point de méthode, un concept, utile à ma thèse.

Comme aime à le dire Edith Heurgon, un colloque de Cerisy, c'est une "communauté éphémère" qui se prolonge en principe jusqu'à la publication des actes, sans exclure que des relations perdurent bien au-delà entre des participants…

Laure Guimbail : Sans attendre ces prolongements, le moment présent est précieux ; autant donc le vivre pleinement. La jeune doctorante que je suis mesure sa chance d'avoir pu accéder à des chercheurs de ce niveau-là, de manger avec tel ou tel pour prolonger une discussion et ce, en dehors de tout rapport hiérarchique.

N'empêche, n'y a-t-il pas de quoi être impressionné, la première fois qu'on vient, en découvrant dans le hall d'entrée du château ces photos où figurent tant d'illustres penseurs, chercheurs, écrivains…

Laure Guimbail : C'est vrai que c'est impressionnant ! En les découvrant, je me suis sentie toute petite… Je me suis demandé comment donc j'avais pu ignorer l'existence de ce lieu ! [Rire]. Donc, non, ici, nous ne sommes pas dans un château juste mis à disposition le temps d'un séminaire. Celui-ci est chargé d'une histoire qui en fait un lieu singulier.

Propos recueillis par Sylvain ALLEMAND
Secrétaire général de l'AAPC

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"TÉMOIGNAGE D'UNE CHARGÉE D'ÉTUDES À LA FABRIQUE DE LA CITÉ"

RENCONTRE AVEC MARIANNE LALOY BORGNA


Suite de nos échos au colloque Les propagations : un nouveau paradigme pour les sciences sociales ? qui s'est déroulé du 25 au 31 juillet 2025, à travers, cette fois, un entretien avec Marianne Laloy Borgna, chargée d'études à la Fabrique de la Cité.

Photo de groupe du colloque


Pour commencer pouvez-vous préciser ce qui a décidé de votre participation à ce colloque-ci ?

Marianne Laloy Borgna : Je suis chargée d'études à la Fabrique de la Cité, qui a déjà été partenaire de différents colloques de Cerisy. Plusieurs de mes collègues y sont venus à différents titres. La Fabrique étant également partenaire de-celui, il m'a été proposé d'y assister. J'étais d'autant plus intéressée que j'ai une formation en sciences sociales — je suis titulaire d'un master 2 d'Affaires publiques parcours Transitions écologiques (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne) et d'un master 2 de Géopolitique locale (Institut français de géopolitique) — ce qui m'a conduite à faire de la sociologie, de la science politique ou encore de la géographie. La promesse d'un nouveau paradigme, comme suggéré dans l'intitulé du colloque, ne pouvait donc que m'interpeller et m'intriguer. D'autant plus que je ne connaissais rien des phénomènes de propagations, le cadre théorique proposé par Dominique Boullier, dont l'ouvrage Les Propagations : un nouveau paradigme pour les sciences sociales (Armand Colin, 2023), a directement inspiré la thématique du colloque.

S'agissait-il aussi pour vous de nourrir un projet que la Fabrique de la Cité porterait sur des thématiques similaires ou bien de faire un travail de veille sur ce qui se débat dans les sciences sociales ?

Marianne Laloy Borgna : Nous sommes effectivement plus, à ce stade, dans une démarche de veille. Je suis donc venue ici sans préjuger d'une suite possible. Cela étant dit, j'ai récemment travaillé sur les problématiques du bruit en ville et des ambiances sonores urbaines. La communication de l'architecte et géographe Pascal Amphoux sur les propagations au prisme des ambiances, programmée demain, retient particulièrement mon attention. Elle fera très vraisemblablement écho avec plusieurs de mes constats ou hypothèses.

Connaissiez-vous Cerisy avant de vous y rendre ?

Marianne Laloy Borgna : J'avoue n'avoir commencé à en entendre parler qu'une fois que j'ai rejoint La Fabrique ; les témoignages de mes collègues n'ont fait qu'aiguiser ma curiosité.

Et alors ?

Marianne Laloy Borgna : Pour la jeune femme de 26 ans que je suis, il y a quelque chose d'impressionnant à pouvoir se rendre dans une institution pareille — car j'ai très vite compris que c'est bien d'une "institution" qu'il s'agit, au sens d'un lieu qui fait référence, riche d'une très longue histoire ; d'éminents penseurs, intellectuels et écrivains y sont venus de sorte qu'on peut dire qu'une grande partie de l'histoire intellectuelle et culturelle française s'est jouée ici. Je suis heureuse de pouvoir en faire à mon tour l'expérience, fut-ce en tant qu'auditrice.

Qu'en est-il quelques jours plus tard ? Que retenez-vous de ce que vous avez entendu ?

Marianne Laloy Borgna : Au regard du contenu, ce colloque a été l'occasion de nombreuses découvertes et ce, dès la toute première communication de Dominique Boullier — je n'étais pas familière du concept de propagations. J'ai été aussi intéressée, et pour tout dire inspirée, par le concept de "voisinage" : pour travailler sur l'environnement urbain, je vois le profit que je peux en tirer. Il fait écho avec des approches des espaces publics, des espaces où a priori des gens de différents milieux sociaux se croisent, se brassent, et éventuellement se rencontrent — soit des approches qui s'inscrivent dans la perspective du "droit à la ville", tel que défini dans les années 1960 par le philosophe et sociologue Henri Lefebvre.
De la communication du sociologue Emmanuel Didier, en particulier, sur les "Méthodes quantitatives et caractéristiques de la société", je retiens aussi les problèmes inhérents à la réalisation de recensements : les biais, les risques d'une "objectivisation" du monde social sous prétexte de le mesurer. La profondeur historique qu'il s'est employé à restituer est précisément quelque chose que j'essaie d'apporter dans mes propres études.

Si c'est la première fois que vous veniez à Cerisy, vous avez cependant l'expérience de colloques scientifiques…

Marianne Laloy Borgna : N'ayant pas poursuivi jusqu'en thèse, je n'ai pas l'expérience de colloques proprement scientifiques, plutôt celle de séminaires et autres tables rondes comme en organisent des institutions privées, non académiques, ou des milieux professionnels. Des académiques y interviennent mais aux côtés d'experts, de consultants et autres professionnels d'un secteur. C'est dire si le format du colloque de Cerisy était nouveau pour moi : même s'il mêle lui aussi des académiques et des non académiques, il se rapproche des colloques scientifiques de par le format des communications, l'importance accordée aux enjeux de méthode et d'épistémologie.
C'est ce qui fait précisément, selon moi, l'intérêt d'un colloque de Cerisy. Le fait de pouvoir passer du regard d'un virologue à celui d'un philosophe, d'un géographe ou d'un tout autre spécialiste, permet de voir comment un concept élaboré dans un champ d'étude donné en vient à se décliner dans d'autres domaines disciplinaires ou professionnels. Cela rend les discussions d'autant plus stimulantes en plus de rassurer : un concept n'est pas l'apanage d'une discipline, d'un domaine ; on peut se l'approprier moyennant un minimum de précaution. Il faut donc remercier les organisateurs d'avoir organisé ce type de rencontre car, ce faisant, ils prennent eux-mêmes un risque.

Je trouve heureux le fait d'évoquer une prise de risque. Armand Hatchuel, familier du lieu, recommande justement de faire à Cerisy les communications qu'on ne se risquerait pas de faire dans un colloque scientifique, devant ses pairs, car, estime-t-il, Cerisy est précisément le lieu où on peut avoir l'audace de faire un pas de côté pour explorer de nouvelles pistes de réflexion et de recherche.
Cela étant dit, comment avez-vous vécu les autres aspects de l'expérience cerisyenne : un colloque qui se déroule sur plusieurs jours, dans un château, avec son parc arboré, et au rythme des cloches qui battent le rappel à la reprise des communications ou pour les repas qu'on partage ensemble ?

Marianne Laloy Borgna : De prime abord, j'appréhendais de vivre cette immersion totale avec des personnes que je n'ai pas l'habitude de fréquenter. Me retrouver ainsi au petit déjeuner avec le géographe Jacques Lévy a été pour moi une expérience étrange ! [Rire]. Je l'avais lu pendant mes années de classes préparatoires… J'étais à mille lieues d'imaginer pouvoir un jour échanger avec lui de manière aussi informelle. D'ailleurs, Cerisy m'a fait aussi penser à ces années de classes prépas. C'était au Lycée Carnot de Dijon, j'étais interne. La petite chambre que j'occupe actuellement ressemble presqu'en tout point à celle que j'occupais dans l'internat. J'ai aimé la possibilité de m'y retirer le temps de me remettre de la densité des débats, de me poser un peu. Le fait que les sujets me soient pour la plupart nouveaux, loin de mes domaines de spécialité, me rappelle aussi ces années de classes préparatoires et le plaisir que j'avais alors d'apprendre des choses totalement nouvelles.

Comment vous projetez-vous dans l'avenir au regard de Cerisy ? Vous imaginez-vous y revenir en tant qu'intervenante voire co-directrice de colloque ?

Marianne Laloy Borgna : [Rire]. Organiser un colloque à Cerisy ? Alors là, au stade où j'en suis dans ma carrière, je ne l'imagine même pas ! En revanche, y revenir, oui bien sûr, fût-ce en tant que simple auditrice.

Propos recueillis par Sylvain ALLEMAND
Secrétaire général de l'AAPC

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"TÉMOIGNAGE D'UNE BOURSIÈRE DE LA FONDATION SUISSE D'ÉTUDES"

RENCONTRE AVEC SARAH GAVIN


Suite de nos échos au colloque Les propagations : un nouveau paradigme pour les sciences sociales ? qui s'est déroulé du 25 au 31 juillet 2025, à travers, cette fois, un entretien avec Sarah Gavin, boursière de la Fondation suisse d'études.

Rebeca Alfonso Romero, Dominique Boullier, Rubén Bag,
Catherine Modave, Françoise Thibault, Mathilde Pasty,
Frédérique Sainct, Fabienne Peyrou, Marc Lewitanski,
Patrice Orgeas, Sylvain Allemand, Valentin Gürtler,
Pénélope Dufourt, Marianne Laloy Borgna, Laure Guimbail,
Sarah Gavin, Maxime Jouan


Qu'est-ce qui vous a motivée à participer à ce colloque ?

Sarah Gavin : Pour commencer, il me faut préciser que j'ai découvert le principe des colloques de Cerisy grâce à la Fondation suisse d’études, qui permet à des étudiants ayant de bons résultats scolaires (une moyenne générale au-dessus de 5,3 sur 6) d'avoir notamment accès à un programme de formations à travers notamment la participation à des colloques (dont ceux de Cerisy). Nous avions le choix entre trois d'entre eux. Le mien s'est donc porté sur Les propagations : un nouveau paradigme pour les sciences sociales ?

Pourquoi ?

Sarah Gavin : Parce qu'il me paraissait le plus en rapport avec l'économie, le domaine que j'étudie à l'université de Genève, et où s'observe des phénomènes de propagations. Au-delà, je voulais aussi faire l'expérience d'un colloque de Cerisy et ce, d'autant plus que, ne sachant pas encore si je m'orienterai vers la recherche, je ne suis pas certaine d'avoir l'opportunité d'y revenir au cours de ma carrière.

Nous réalisons l'entretien pratiquement au terme de ce colloque auquel vous aurez assisté depuis le début. Quel bilan en dressez-vous au regard du contenu ?

Sarah Gavin : Au plan ne serait-ce que des connaissances, le bilan est plus que positif : nous avons eu droit à de nombreuses présentations sur des sujets très divers. Et si je devais retenir quelque chose, c'est cette diversité même des thématiques traitées, le fait de pouvoir aborder les phénomènes de propagations selon différents points de vue. Chaque communication était indépendante les unes des autres, de sorte qu'il n'y avait pas nécessité de comprendre la communication précédente pour apprécier la suivante, même si les organisateurs se sont efforcés d'assurer une cohérence d'ensemble à chacune des séquences. Tant et si bien que je n'ai pas eu le sentiment de décrocher. Cela étant dit, je me réjouis d'entendre les communications plus orientées vers l'économie même si, encore une fois, j'ai adoré devoir en suivre autant sur de tout autres domaines !
J'ai particulièrement apprécié les communications traitant de la diffusion des rumeurs ou des virus, car ce sont des phénomènes qui nous concernent tous au quotidien, qu'on soit économiste ou pas. Je repartirai de ce colloque avec le sentiment de mieux en comprendre les ressorts et les dynamiques, et d'avoir ainsi parfait ma culture générale.

Des phénomènes auxquels nous sommes confrontés dans nos vies ordinaires sans mesurer à quel point ils sont l'objet de recherches pointues, dont le colloque a justement donné plus qu'un aperçu…

Sarah Gavin : Ces communications ont su montrer à quel point ces phénomènes sont plus complexes qu'on ne le pense. Elles ont offert des points de vue différents de ce qu'on peut entendre à leur propos. Ce faisant, elles ont élargi notre propre vision, incité à une plus grande ouverture d'esprit, aidé à déjouer les risques de désinformation.

Au-delà du fond, comment avez-vous vécu ce colloque, étiré sur six jours ?

Sarah Gavin : Sachant que vous me poseriez la question sur l'expérience même d'un colloque de Cerisy, j'y ai réfléchi ce midi… Je suis en mesure de vous dire que, parmi toutes ses caractéristiques, une me semble contribuer particulièrement à sa singularité…

À savoir ?

Sarah Gavin : Le fait de partager les repas, qu'on soit contributeur ou auditeur. Ce sont des moments de partage informels, propices à la création de liens durables, à des discussions avec des personnes de divers horizons. Après, bien sûr, il y a ce cadre magnifique qui nous déconnecte des rythmes de la vie de tous les jours. Tout concourt à permettre de nous concentrer sur le contenu même du colloque et les échanges.

Que dites-vous à ceux qui pourraient néanmoins être impressionnés par ce cadre. Rappelons que dès le hall d'entrée du château, on peut voir des photos qui rappellent les illustres personnalités s'étant rendues à Cerisy ou à Pontigny — où a débuté l'aventure familiale et intellectuelle de ces colloques organisés sur plusieurs jours.

Sarah Gavin : Impressionnés ? Pour ma part, je ne l'ai pas été plus que cela. Il est vrai que je n'ai pas d'emblée prêté attention à ces photos ! [Rire]. J'ai d'abord éprouvé le plaisir à me retrouver au milieu de participants, intervenants et auditeurs, ouverts à la discussion, et dont la première soirée, au cours de laquelle nous avons été invités à nous présenter, a donné une idée de la grande diversité. Je n'ai pas eu l'impression d'être moins considérée au prétexte que je n'étais encore qu'étudiante !

Précisons qu'à Cerisy, on peut même joué au ping-pong, dans la cave du château, avec d'éminentes personnalités…

Sarah Gavin : Je confirme, même si je n'en ai pas fait. Je retiens aussi l'accueil attentionné qui nous a été réservé par le personnel. Il annonçait d'emblée la perspective d'un séjour agréable.

Propos recueillis par Sylvain ALLEMAND
Secrétaire général de l'AAPC


POUR FAIRE SUITE :

Une expérience aussi riche qu'instructive. Rapport d'étonnement de Sarah GAVIN.

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"CERISY ? LA VILLA MÉDICIS DU NORD !"

RENCONTRE AVEC PASCAL FROISSART


Suite de nos échos au colloque Les propagations : un nouveau paradigme pour les sciences sociales ? qui s'est déroulé à Cerisy du 25 au 31 juillet 2025, à travers, cette fois, un entretien avec Pascal Froissart (2e en partant de la gauche sur la photo), directeur du Celsa (École des hautes études en sciences de l'information et de la communication), de Sorbonne Université.

Pierre Livet, Pascal Froissart, Pascal Amphoux, Edith Heurgon,
Dominique Boullier, Emmanuel Didier, Jacques Lévy,
Marianning Le Béchec, Frédéric Keck


Qu'est-ce qui vous a décidé à venir à ce colloque-ci ?

Pascal Froissart : J'y suis venu à l'invitation de Dominique Boullier [co-directeur] qui souhaitait que j'intervienne sur la théorie de la rumeur dans le contexte du XXe siècle. Ce dont j'ai été très honoré, car j'aime beaucoup ce qu'il écrit et j'avais le sentiment que nous avions des choses à nous dire. Ce colloque offrait l'opportunité de le rencontrer et d'amorcer un vrai dialogue, de confronter nos points de vue. Me plaisait aussi la perspective de me retrouver au milieu d'un réseau de personnes qui partagent les mêmes thématiques, les mêmes références, les mêmes interrogations, et mobilisent d'autres théories que les miennes — les théories des sciences de l'information et de la communication.
À défaut d'être déjà venu à Cerisy, j'en connaissais bien sûr la réputation de sorte que, dès l'instant où j'ai reçu l'invitation, a aussitôt ressurgi dans ma mémoire la couverture des actes des colloques parus dans la collection 10-18. Des ouvrages de référence s'il en est. Je me réjouissais de m'inscrire dans cette tradition, de pouvoir me glisser, non sans en être intimidé, dans ce paysage de penseurs et de savants ayant contribué au rayonnement des sciences humaines et sociales, de la philosophie et de la littérature française.

"Intimidé", dites-vous. Or, vous-même représentez des institutions prestigieuses, le Celsa, composante de Sorbonne Université…

Pascal Froissart : Comment ne pas être intimidé quand on se retrouve dans un lieu qui a été fréquenté par Foucault, Deleuze et tant d'autres, que l'on peut voir d'ailleurs dans les photos exposées dès le hall d'entrée du château ! Certes, j'ai la chance de diriger depuis maintenant deux ans le Celsa, l'École de journalisme et de communication de Sorbonne Université, de sorte que je pourrais prétendre être à ma place, ici, à Cerisy. Eh bien non, on n'est jamais à sa place, a fortiori quand on fait de la recherche ; on est toujours — toutefois, c'est mon cas — dans un état d'"intranquillité" : on s'inquiète toujours de savoir si on n'est pas passé à côté du ou des livres qu'il fallait absolument lire pour les besoins de ses propres recherches. On est d'autant moins serein quand il s'agit d'exposer l'état de sa réflexion devant un parterre comme celui réuni dans le cadre d'un colloque de Cerisy ! On s'expose et, donc, on prend un risque…

Je ne résiste pas à l'envie de revenir sur les propos que j'ai tenus lors de la toute première soirée au cours de laquelle les colloquants, intervenants ou auditeurs, sont invités à se présenter. Vous ayant entendu vous présenter comme directeur du Celsa, je me suis amusé à prétendre que le journaliste que je suis était issu d'une école "autrement plus prestigieuse" : l'École supérieure internationale de journalisme "indiscipliné" de Cerisy (le mot "indiscipliné" venait d'être évoqué par un intervenant précédent pour caractériser un colloque cerisyen). Manière de dire non sans humour que ma fréquentation ancienne et régulière de ce lieu pouvait équivaloir à un cursus diplômant et m'autoriser en conséquence à prétendre à une équivalence…

Pascal Froissart : [Rire]. J'avoue qu'en vous entendant évoquer une école "autrement plus prestigieuse", mon premier mouvement a été de me dire : "Ah non, je vais avoir à justifier la qualité de la mienne et récuser l'idée que nous serions en concurrence". L'effet de votre trait d'humour aura donc réussi. Cela étant dit, ce dernier disait aussi quelque chose de juste : pour devenir un bon journaliste ou un bon communicant, les deux métiers auxquels nous formons, un bon diplôme est nécessaire mais pas suffisant : il faut avoir aussi du talent, de la culture, une vraie faculté de réflexivité, sur ce qu'on fait, sur qui on est. Autant de qualités qui sont valorisées dans les enseignements du Celsa, en tâchant de résoudre la quadrature du cercle entre la forte employabilité et professionnalisation exigées de nos diplômés, et la transmission de ces qualités intellectuelles et critiques, au risque sinon de former des étudiants qui seraient inféodés aux seuls objectifs à court terme et à l'urgence. On attend bien plus de leur part. Nul doute donc que le fait d'assister régulièrement à des colloques de Cerisy permet de se cultiver, de gagner en réflexivité.

Nous réalisons l'entretien la veille de la conclusion du colloque que vous aurez ainsi suivi intégralement, notons-le au passage. Que voudriez-vous mettre en exergue parmi les enseignements que vous en tirez sur le fond ? La notion de propagations vous a-t-elle paru aussi pertinente ?

Pascal Froissart : Oui, elle l'est d'autant plus qu'elle se révèle particulièrement transversale à de nombreuses disciplines et propre à éclairer plusieurs contextes, aussi bien dans le temps que dans l'espace. Il est donc tout à fait intéressant de traiter de cette approche-là. Dominique Boullier a réuni un excellent casting en mêlant des personnes d'univers disciplinaires et professionnels fort différents, entre les experts du numérique et des réseaux sociaux, les sociologues, les juristes, les politologues, les historiens, les virologues, les spécialistes des sciences de la communication, etc. Avant même de venir au colloque, à la simple lecture de son programme, j'étais convaincu de son intérêt et de ce qu'il m'offrirait l'occasion d'apprendre beaucoup. Ce qui s'est vérifié.

Et sur l'expérience du colloque de Cerisy, organisé sur plusieurs jours, dans le cadre d'un château, au rythme de cloches qui battent le rappel à la reprise des séances ?

Pascal Froissart : La première chose que je retiens, c'est la question de la temporalité. À Cerisy, on prend le temps. Le colloque dure pas moins de six jours, les communications y sont plus longues, près d'une heure en comprenant un temps d'échange avec le public. Quel luxe !
Comme participant, cela permet aussi de prendre son temps, d'écouter en assumant une attention parfois flottante, d'élargir son champ de pensée en assistant à des exposés inattendus, d'apprécier, de rester indifférent, d'avoir l'impression de rester sur sa faim.
Le lieu, avec son château et son parc, est particulièrement adapté : nous y sommes comme sur une île. On n'y accède pas facilement, que ce soit en voiture ou en train. Mais une fois sur place, on y reste, coupé des sources de distraction de la vie ordinaire. Les cloches qui battent effectivement le rappel de la reprise des séances et pour les repas, ajoutées aux rites qui jalonnent le séjour — le verre de calva offert le premier soir, la photo de "famille", etc. —, tout cela contribue à une ambiance particulière, propice aux échanges.

Sans oublier les repas qu'on partage ensemble…

Pascal Froissart : Sur de longues tables et assis sur des bancs, sans place réservée, de sorte qu'on peut se retrouver à chaque fois face à des personnes différentes. Tout cela est singulier. À mon arrivée, je n'ai pu m'empêcher de faire un parallèle avec la Villa Médicis où j'ai eu la chance de passer quelques jours. Ici, j'ai aussitôt eu l'impression d'être dans une sorte d'équivalent, mais du nord : un lieu à l'écart du monde (quoiqu'en plein Rome dans le cas de la Villa Médicis), qui permet de vivre à un autre rythme. Un luxe par les temps qui courent et dont on prend goût d'autant plus qu'il n'a rien d'ostentatoire !

Considérez-vous que c'est un lieu qui pourrait plaire à vos étudiants ?

Pascal Froissart : Oui, bien sûr ! J'en enverrais volontiers assister à des colloques ou, mieux, pour y terminer la rédaction de leur thèse.

Et vous, comptez-vous revenir à Cerisy ? Une "rumeur" circule selon laquelle vous songeriez à y organiser un colloque sur… les rumeurs.

Pascal Froissart : Quand circulent ce genre de rumeurs, on ne peut que s'en flatter. Je vais en tout cas étudier très sérieusement cette possibilité ! La rumeur est un thème qui mérite réflexion, pas seulement pour son rapport à la vérité, mais pour ce qu'il révèle de notre conception de la société. "Dis-moi quelle place tu donnes au phénomène de rumeur, je te dirai comment tu te représentes ta place dans le monde social…". Par là, on peut imaginer des interventions croisées de politistes, de sociologues, de psychologues, d'historiens, d'épistémologues, de "communicologues"… et rêver aux discussions enflammées qui peuvent s'ensuivre. Je vois déjà les mains se lever dans la bibliothèque du château où ont lieu les présentations.

Propos recueillis par Sylvain ALLEMAND
Secrétaire général de l'AAPC

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"DROIT DE CITÉ À CERISY"

RENCONTRE AVEC PÉNÉLOPE DUFOURT


Du 25 au 31 juillet, se déroulait le colloque Les propagations : un nouveau paradigme pour les sciences sociales ?. En voici un premier écho à travers le témoignage de Pénélope Dufourt, Docteure en droit public et sciences de l'éducation, et prestataire pour l'Institut Robert Badinter.

Laure Guimbail, Sarah Gavin, Sylvain Allemand,
Marianne Laloy Borgna, Pénéloppe Dufourt, Valentin Gürtler


Pour commencer, pouvez-vous nous dire ce qui a motivé votre venue à ce colloque de Cerisy ?

Pénélope Dufourt : Depuis le mois d'avril de cette année [2025], je travaille en tant que prestataire pour l'Institut Robert Badinter, partenaire de ce colloque. Il m'a été proposé d'y assister pour en faire un compte rendu afin de voir ce que le concept de "propagations" pourrait apporter aux recherches menées par cet institut.

On connaît bien évidemment Robert Badinter, avocat et ancien ministre de la Justice. En revanche, on ne connaît pas forcément cet institut. Pouvez-vous nous en dire plus à son sujet ?

Pénélope Dufourt : Vous le connaissiez peut-être sous son ancien nom, l'Institut des études et de la recherche pour le droit et la justice. Le changement de nom est intervenu en juin dernier. Il s'agit d'un groupement d'intérêt public né de la fusion de deux anciennes entités, l'Institut des Hautes Études sur la Justice et la Mission de recherche Droit et Justice. L'institut participe à la promotion et au soutien de recherches et réflexions interdisciplinaires sur le droit et la justice.

Qu'est-ce qui vous a amenée à le rejoindre ?

Pénélope Dufourt : En novembre dernier, je soutenais une thèse interdisciplinaire en droit public et en sciences de l'éducation, à l'université Paris-Nanterre — elle avait pour intitulé "Penser le droit à l'éducation aux droits humains au XXIe siècle" avec pour sous-titre "Pour une épistémologie juridique de la complexité". Or, l'Institut Robert Badinter promeut des recherches interdisciplinaires afin de penser les questions de droit et de justice. J'étais donc naturellement intéressée de savoir ce qui s'y faisait et de travailler éventuellement avec lui.

Comment avez-vous reçu cette mission d'assister au colloque de Cerisy ? Connaissiez-vous déjà le Centre culturel international de Cerisy et les colloques qui y sont organisés ?

Pénélope Dufourt : J'en ai bien sûr été ravie, même si je ne connaissais pas Cerisy ! Ayant fait des études philosophiques, de sciences politiques et de droit, j'étais a priori intéressée par l'ambition du colloque d'aborder les propagations dans la perspective des sciences sociales et de découvrir par là même des travaux de recherche en cours. Quant au lieu, j'ai vite compris qu'il était propice à des échanges de qualité.

Nous sommes arrivés presque au terme de ce colloque. Quels enseignements en tireriez-vous ?

Pénélope Dufourt : Il m'est encore difficile de répondre à cette question ! Car, en vérité, c'est à l'occasion de ce colloque que j'ai pris la mesure de l'importance du travail de Dominique Boullier et de son ouvrage Propagations : un nouveau paradigme pour les sciences sociales [Armand Colin, 2023]. Si sa communication inaugurale m'a été bien utile tant elle était claire et a permis de poser le cadre des discussions, il reste qu'au fil des interventions suivantes, j'ai eu la sensation d'un élargissement des thématiques et des problématiques. Ce qui pour être stimulant n'en a pas moins rendu plus difficile le travail de digestion ! Je ne doute pas d'y parvenir, mais il me faut encore du temps et du recul.
Il se trouve que, juste avant cet entretien, j'ai mis à profit le temps de pause dont on disposait pour échanger avec des collègues de l'Institut qui n'ont pas manqué de m'interroger sur ce que je retenais du colloque au stade où nous en étions. Je leur ai fait la même réponse. Je suis encore dedans et souhaite rester dans cet état d'immersion, quitte à ne pas encore toujours saisir le rapport d'une communication à l'autre, ni dégager un fil conducteur en rapport avec les problématiques de l'Institut.

Sans vouloir interférer dans votre travail de restitution, il me semble que, vu de l'extérieur, plusieurs contributions et discussions peuvent l'intéresser, à commencer par celles ayant traité des phénomènes de propagande, de désinformation, de rumeur, etc.

Pénélope Dufourt : Tout à fait ! De fait, tout ce qui touche aux pouvoirs des réseaux sociaux ne peut qu'intéresser l'Institut de même que les enjeux de leur régulation. Dominique Boullier était d'ailleurs intervenu en mars dernier lors de l'Assemblée générale de l'Institut afin d'initier une réflexion sur l'impact des dynamiques virales dans l'espace public et judiciaire. On peut retrouver un entretien qu'il nous avait accordé sur le site de l'Institut Robert Badinter où Dominique expliquait notamment l'intérêt de reconsidérer le statut juridique des réseaux sociaux en y voyant des éditeurs et non plus seulement des hébergeurs.

Cela étant dit, à vous entendre, ce besoin de prendre du recul dit moins de l'éventuelle difficulté qu'aurait représenté le colloque, que d'une inclination naturelle chez vous à prendre le temps de la maturation…

Pénélope Dufourt : [Sourire]. Effectivement ! Je ne prétends pas avoir la vivacité d'esprit de certains intervenants ; j'ai besoin de laisser décanter les choses, ce qui me va très bien ! Je revendique le droit de prendre du recul, de relire mes notes — et dieu sait si j'en ai prises au cours de ce colloque — avant de me prononcer.

Un colloque de Cerisy, c'est aussi une expérience particulière : il se déroule sur plusieurs jours ; on y échange avec des intervenants mais aussi avec des auditeurs de différents horizons disciplinaires, professionnels, géographiques, à l'issue des communications ou à l'occasion des repas qu'on partage ensemble, le tout dans un environnement appréciable, un château avec son parc et ses dépendances, rythmé au son de cloches, celle qui annonce les repas, celle qui bat le rappel à la reprise des séances… Comment avez-vous vécu cette expérience ?

Pénélope Dufourt : Avec bonheur ! À Cerisy, on dispose de temps, comparé à des colloques scientifiques où les communications s'enchaînent sans réel temps de discussion avec les intervenants. Au contraire, ici, les communications sont réparties au cours de la journée de façon à laisser du temps aux échanges. Si je ne devais retenir qu'une chose, ce serait celle-ci : la sensation d'un temps qui s'étire. Je pense d'ailleurs que c'est la première chose que les participants viennent chercher à Cerisy. Sans doute que le fait d'être relativement isolé, environné d'un paysage apaisant, contribue-t-il à cette sensation d'une décélération.
Quant au fait de vivre en communauté durant plusieurs jours, de partager des repas avec des personnes qu'on ne connait pas forcément, quel plaisir ! Cela me rappelle une autre expérience que j'ai vécue du temps de ma thèse. C'était au château de Goutelas [Centre culturel de rencontre, situé dans le département de la Loire], qui accueille des séminaires d'écriture : la journée, nous nous retirions pour écrire, mais le soir, nous mangions ensemble, sans avoir à nous préoccuper de faire la cuisine.

Précisons à l'attention de ceux qui ne sont pas encore venus à Cerisy, qu'on peut voir dans le château des photos de colloques antérieurs — y compris des "Décades de Pontigny" —, où figurent des personnalités de la littérature et des sciences. De quoi intimider, non ?

Pénélope Dufourt : Intimider ? Ce n'est pas le mot que j'utiliserais. À voir tous ces chercheurs, penseurs, intellectuels, on comprend que ce lieu a une longue histoire, qui s'enracine dans un autre lieu, Pontigny. C'est plutôt réjouissant !

Au terme de votre séjour, avez-vous acquis la conviction que Cerisy pourrait être un lieu propice pour accueillir un colloque porté par votre institut ?

Pénélope Dufourt : C'est précisément la question que je me suis posée non sans un certain scepticisme : au vu des personnalités qui se sont succédé à Cerisy, une jeune chercheuse peut-elle seulement prétendre imaginer d'en organiser un ? Ma discussion avec Edith Heurgon m'a fait comprendre que, oui, c'était tout à fait envisageable ! Plusieurs jeunes chercheurs, m'a-t-elle rappelé, y ont organisé des colloques avant de gagner en notoriété. Ce dont je me réjouis, car cela ouvre de belles perspectives.

Propos recueillis par Sylvain ALLEMAND
Secrétaire général de l'AAPC

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"CERISY, UN LIEU QUI LIBÈRE ?"

RENCONTRE AVEC HENRI TRUBERT


Suite à nos échos au colloque Métamorphoses par le paysage qui s'est déroulé du 14 au 20 mai, à travers, cette fois, l'entretien avec Henri Trubert, cofondateur des éditions Les Liens qui Libèrent. L'occasion de lever le voile sur l'origine de ce joli nom.

Photo de groupe du colloque


Enfin, nous allons pouvoir connaître l'origine de Les liens qui Libèrent que nous tenons pour être le plus beau nom donné à une maison d'édition…

Henri Trubert : Ce nom est né en 2009, au mois de septembre précisément. Avec Sophie Marinopoulos, nous avions décidé de créer une maison d'édition. Projet dont j'ai fait part à un de mes grands amis, l'économiste et regretté Bernard Maris. Il s'en était dit alors très surpris : à l'époque, je travaillais dans une très belle maison d'édition, Fayard, qui m'avait proposé un poste prestigieux. Mais j'éprouvais une urgence : empêcher cette césure de plus en plus flagrante entre ce qu'on sait du monde, des interactions qui y sont à l'œuvre, et donc les relations, les liens, d'une part, et, d'autre part, la manière dont on gouverne, en séparant, au nom de l'individualisme, les gens plutôt que de chercher à les réunir. Dans ce contexte, je souhaitais "émanciper mes idées", c'est la formule que j'avais utilisée. Ce à quoi Bernard a réagi en s'exclamant : "Mais c'est des liens qui libèrent que tu veux créer avec ce projet de maison d'édition !". Des liens qui libèrent… C'était tout à fait ça ! J'avais le nom de ma maison d'édition ! Je lui ai demandé l'autorisation de reprendre la formule, ce à quoi il a répondu par un "Bien sûr !". Voilà comment LLL est né. Trois jours plus tard, Bernard me rappelle. À la réflexion, il ne verrait pas d'inconvénient à ce que je rappelle, si je conservais ce nom, qu'il en était à l'origine [Rire]. J'y ai vu une belle marque de confiance quant à l'avenir de ma maison d'édition !

Merci pour la réponse à cette question lancinante que je me posais depuis le jour où j'ai entrepris la lecture d'un de vos titres : Bidoche, de Fabrice Nicolino.

Henri Trubert : Le premier titre de LLL, paru en 2009 !

Je l'ignorais ! Je ne savais pas non plus qu'un jour je vous rencontrerais à Cerisy. Quelles circonstances vous y ont conduit ?

Henri Trubert : Je connais Bertrand Folléa depuis quelques années. Nous avons l'un et l'autre des attaches à Uzès où nous sommes voisins ! Il m'avait fait part de son projet de colloque à Cerisy et souhaitait que j'y évoque l'expérience du Parlement des Liens, qui se tient chaque année depuis quatre ans — le premier a eu lieu à Paris, les suivants à Uzès. Pour mémoire, ce Parlement a l'ambition d'engager la réflexion autour des grands enjeux des territoires dans des domaines aussi divers que la santé, l'économie, l'éducation, etc., avec des acteurs de la Région Occitanie — collectivités, associations, citoyens, entreprises…

Quel lien, justement, entre ce parlement et le paysage ?

Henri Trubert : Jusqu'à présent, cet enjeu du paysage n'a pas été au centre de nos débats, sauf à l'envisager en un sens métaphorique, le "paysage des idées". C'est précisément cela que Bertrand a voulu que j'explore en en décrivant ce qu'en seraient le relief, les vallées, les prairies… Au cours de la table ronde à laquelle j'ai été convié, j'ai fait part de mon sentiment d'être dans un moment particulier où le cœur des savoirs participe à des "trans-dépendances". Si nous voulons éclairer le monde et les transitions en cours, il nous faut les penser à la fois dans leur dimension environnementale et économique — ce que l'on fait bien désormais —, mais aussi dans leurs dimensions politique, au regard des ontologies, des imaginaires, du droit, à la lumière de toutes les sciences : les sciences humaines et sociales, les sciences de le Terre, du Vivant, etc. En réalité, rien n'existe sans autre chose qui le constitue dans un ensemble de relations. C'est cela que j'appelle la "trans-dépendance des idées", de quelque domaine disciplinaire qu'elles proviennent.

Cette trans-dépendance n'est-elle pas une autre manière de parler de "liens qui libèrent" ?

Henri Trubert : C'est en effet la même chose. Je n'ai pas changé d'orientation. Ces liens qui libèrent, c'est ce qui me guide depuis maintenant quarante ans. Je revendique aussi de m'inscrire en cela dans la théorie de la complexité d'Edgar Morin.

Pour en revenir au paysage, je pensais que vous alliez justifier votre présence au colloque par le soin que Bertrand Folléa met à appréhender ce paysage en termes de relations, par la capacité de la démarche paysagère à mettre en rapport les différents acteurs d'un territoire, en leur permettant de transcender des visions particulières attachées aux usages spécifiques qu'ils en font…

Henri Trubert : Le fait est, et c'est ce qui justifie chez lui cette métaphore de l'archipel, dont il souligne justement la capacité à mettre en relation, en l'occurrence des îlots et des îles. Dans cette perspective, la mer n'est pas une puissance séparatrice ; au contraire, elle fait le lien par un entre-deux. Seulement, si on considère le paysage comme on l'a fait depuis la Renaissance, à savoir comme une ressource ou un décor, on passe à côté de sa capacité invraisemblable, infinie de transformation, d'intrication, d'intra-action, serais-je tenté de dire, de sorte qu'il est appelé à évoluer, certainement pas à rester figé. En cela, il doit être mieux pris en compte dans la perspective des transitions qui, par définition, participent, elles aussi, d'un mouvement.

Au-delà des échanges intellectuels auxquels elle donne lieu, comment vivez-vous cette expérience cerisyenne avec sa sociabilité rythmée au son de la cloche, dans le cadre d'un château et ses dépendances, son parc, ses allées dans lesquelles nous cheminons d'ailleurs pour les besoins de cet entretien…

Henri Trubert : C'est la première fois que je viens à Cerisy et j'en suis très agréablement surpris. Étudiant, j'avais lu les actes du colloque de Cerisy Nietzsche aujourd'hui ? paru en 1973 aux éditions 10/18, sous la direction de Maurice de Gandillac et de Bernard Pautrat [actes réédités en 2011 aux éditions Hermann, dans la collection "Cerisy/Archives"]. Je les avais annotés au fil de ma lecture. Depuis, je m'étais fait de Cerisy l'idée d'un lieu incroyable, propice à de riches discussions sur des sujets variés avec des personnes qui viennent d'horizons différents. C'est effectivement le cas. Le cadre, avec son château, son parc, est magnifique. Quel paysage ! Nous avons eu la chance de jouir d'un beau temps. L'ambiance y a été tout aussi agréable à la nuit tombée, avec ces ciels étoilés.

Avant d'y venir une première fois, vous aviez déjà noué un lien important en publiant les actes d'un colloque…

Henri Trubert : Oui, absolument ! Les actes du colloque Vers une république des biens communs ?, parus en 2018 [sous la direction de Nicole Alix, de Jean-Louis Bancel, de Benjamin Coriat et de Frédéric Sultan].

Avant de clore cet entretien, je ne résiste pas à l'envie de vous poser cette question qui m'est venue chemin faisant : Cerisy ne suggère-t-il pas la possibilité de "Lieux qui Libèrent" quand bien même pourrait-il donner l'impression d'être perdu au milieu de nulle part ?

Henri Trubert : Il se trouve que nous réfléchissons à une nouvelle collection,"Les Luttes qui Libèrent". Pourquoi pas en effet, une autre sur "Les Lieux qui Libèrent" ? Au-delà du fait de préserver les trois L, elle rendrait justice à des lieux comme celui-ci. Car, bien évidemment, Cerisy est un lieu qui libère, à tous le moins les esprits, les idées, précisément en ceci qu'il nous incite à nous décentrer, à faire des pas de côté.

Propos recueillis par Sylvain ALLEMAND
Secrétaire général de l'AAPC

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"TRACER SA VOIE DANS LE PAYSAGE"

RENCONTRE AVEC AMÉLIE CENET


Suite de nos échos au colloque Métamorphoses par le paysage qui s'est déroulé du 14 au 20 mai, à travers, cette fois, un entretien avec Amélie Cenet qui revient sur son parcours l'ayant conduite à accompagner en paysagiste des espaces agricoles en transition.

Amélie Cenet


Après avoir été diplômée de l'École de la nature et du paysage de Blois, vous avez fait le choix de vous engager dans des études d'agronomie. Un parcours original dont j'aimerais que vous nous rappeliez pour commencer les motivations.

Amélie Cenet : Depuis toujours, j'ai été encline à suivre mon intuition, sans chercher à prédéfinir mon parcours. Avant mes études d'enseignement supérieur, j'ai commencé par un bac scientifique, tout en ayant aussi une fibre artistique. D'ailleurs, une fois mon bac en poche, j'ai fait une mise à niveau en arts appliqués. Suite à quoi j'ai fait un BTS Design d'espace avec l'idée de m'orienter vers la scénographie et la conception de décor de cinéma. Mais c'est aussi à l'occasion de ce BTS que j'ai découvert le paysage — une de mes professeurs était paysagiste de formation. Cela m'a plu au point de me rendre à l'école de Blois à l'occasion de ses portes ouvertes. Je trouvais intéressante cette recherche d'équilibre entre des approches scientifiques — la botanique, l'écologie, la pédologie… — et une approche plus artistique à travers notamment des cours de dessin. J'appréciais aussi le rapport à l'architecture, même si je voyais l'avantage du paysagisme : travailler sur le vivant avec la possibilité d'aller toujours dans le sens du mieux, là où une construction, un bâti, tend à se dégrader au fil du temps. C'est comme cela que j'en suis venue au paysage ! Je précise que, si j'intégrais l'école de Blois, c'était déjà avec l'intention de travailler sur les grands paysages, ce qui, j'en conviens, ne veut finalement pas dire grand-chose [Rire]. Disons que l'échelle du jardin m'intéressait moins que celle d'un territoire, d'une région.

Qu'est-ce qui vous a décidée à poursuivre en agronomie ?

Amélie Cenet : En 4e année (la formation en compte cinq), nous avions des cours d'initiation à cette discipline. Une visite avait été organisée dans une exploitation agricole. Je ne sais pour quelle raison, j'ai eu comme une révélation à cette occasion. Pourtant, je ne suis pas issue du milieu agricole. Mais en voyant défiler les paysages agricoles depuis le bus qui nous conduisait à cette exploitation, j'ai pris la mesure de ce qu'étaient les grands paysages, des espaces à perte de vue ; j'ai pris conscience que c'est précisément sur ces paysages à dominante agricole que j'avais envie de travailler. Comme je ne connaissais rien à l'agriculture, j'ai choisi de faire mon stage de 4e année — un stage de deux mois — en Chambre d'agriculture en déposant une candidature spontanée à celle du Loir-et-Cher. Durant ce stage, j'ai travaillé sur les enjeux du bocage, ce qui m'avait bien plu au point de me donner envie de consacrer mon projet de fin d'études (en 5e année) à un sujet en lien avec l'agriculture : en l'occurrence, les algues vertes en baie de Douarnenez, dans le Finistère, dont l'agriculture intensive est une des causes de la prolifération. Un sujet conflictuel s'il en est, au carrefour des problématiques agricoles, mais aussi de la mer et du littoral. Jusqu'alors l'agriculture était encore peu investie par les paysagistes. Il est vrai aussi que ceux-ci reçoivent peu de commandes relatives à des problématiques agricoles.

Cela ne vous a-t-il pas dissuadée de poursuivre dans cette voie ?

Amélie Cenet : Non, au contraire ! Mais je n'en étais pas moins intéressée par l'enseignement et la recherche. Pour les besoins de mon stage de fin d'études, j'ai donc déposé une demande dans un laboratoire de recherche, celui de l'INRAe de Rennes, qui travaillait justement sur la baie de Douarnenez dans le cadre d'un projet d'agriculture du littoral. L'expérience m'a convaincue de poursuivre en thèse, avec la personne qui m'avait encadrée durant ce stage d'une durée de trois mois. J'ai monté mon dossier en proposant un sujet à l'interface entre paysage et agronomie. Le temps de trouver des financements, j'ai commencé ma thèse un an et demi plus tard.

À vous entendre, on perçoit que vous n'étiez pas tant en mal de savoir ce que vous vouliez faire que dans un cheminement au cours duquel vous avez été ouverte aux opportunités, sans craindre d'emprunter des chemins de traverse ou de bifurquer, en vous fiant à votre intuition ainsi que vous l'avez indiqué au début de cet entretien. Un témoignage qu'on pourrait ériger en exemple pour tous ces élèves et étudiants qui peinent à s'orienter : finalement, toute expérience est bonne à prendre, a fortiori si elle permet d'affiner ses choix, de trouver enfin sa vocation…

Amélie Cenet : … et quitte à aller à l'encontre des avis de ses professeurs, de sciences en particulier. Les miens ont regretté que je fasse des arts appliqués après le bac — eux me poussaient à faire une classe prépa scientifique, physique-chimie. Au final, mon cheminement a été enrichissant. Il faut juste avoir des parents ouverts, qui consentent à ce que leur enfant poursuive des études non prédéfinies, fut-ce pendant plus d'une dizaine d'années comme dans mon cas, entre l'année du bac et celle de ma soutenance de thèse. Aujourd'hui, j'ai plus que jamais envie de continuer à travailler sur les paysages agricoles, en tant que paysagiste.

Est-ce à dire que vous avez renoncé à la recherche ?

Amélie Cenet : Suite à ma thèse, je pensais poursuivre avec un postdoc puis décrocher un poste de chercheuse titulaire dans un laboratoire. Finalement, ce ne sera pas le cas ! J'ai décidé de continuer à suivre mes intuitions. S'il y a plusieurs aspects du monde de la recherche qui me plaisent, pour autant je ne pense pas que le métier de chercheur me corresponde vraiment. Récemment, j'ai décidé de me lancer à mon compte dans une activité de paysagiste, toujours dans l'idée de travailler sur les espaces agricoles, notamment dans le cadre de programmes de recherche à l'image de ceux dont a parlé Olivier [Ragueneau, sociologue, directeur de recherche au CNRS], c'est-à-dire tournés vers l'accompagnement des transitions. Je ne quitte donc pas le monde du paysage ni celui de la recherche, je m'y investis juste en adoptant d'autres modalités dans la manière d'en faire.

Dans quelle mesure ce colloque vous a-t-il confortée dans cette décision ? Par quelles circonstances y êtes-vous venue d'ailleurs ?

Amélie Cenet : Cette question est l'occasion de préciser que j'ai fait une thèse Cifre avec l'Agence Folléa-Gautier. C'est à cette occasion que j'ai entendu parler du colloque alors en préparation. Quant à savoir s'il m'a confortée dans ma décision, la réponse est oui. Plusieurs interventions abondaient dans le même sens en insistant sur la nécessité pour les paysagistes de lancer des projets propices à la création de nouvelles modalités de travail avec les territoires. Il me semble que mon projet de lancer ma propre activité participe de ce renouvellement, par le fait même de souhaiter travailler au croisement des projets de paysage et de recherche.

Nous réalisons cet entretien quasiment au terme de ce colloque que vous avez suivi depuis presque le début. Que voudriez-vous partager de cette expérience particulière que constitue un colloque de Cerisy de par le fait de réunir des personnes d'horizons disciplinaires et professionnels différents, plusieurs jours durant, de surcroît dans le cadre d'un château, avec ses dépendances, son parc, etc., rythmé au son des cloches…

Amélie Cenet : J'avoue qu'au début, j'ai été un peu surprise, du fait de ce cadre, de son apparent huis clos, mais aussi de la tonalité d'interventions qui me paraissaient un peu déconnectées des expériences de terrain. Or, il me semble qu'on apprend parfois autant à discuter avec un agriculteur ou un élu que dans des colloques ! Mais une fois passé l'effet de surprise et trouvés mes repères, j'ai pu mesurer à quel point les échanges, qui font suite aux communications ou qu'on prolonge lors des repas, peuvent être enrichissants. Le fait de savoir qu'on dispose de temps pour poursuivre une discussion en off, avec un intervenant permet d'éviter de la tenir précipitamment, à l'issue de sa communication comme cela peut se passer dans un colloque scientifique. Je repars donc plus agréablement surprise que dans cet état d'étonnement initial [Rire]. Et puis, toutes déconnectées que des communications puissent paraître, elles n'en nourrissent pas moins la réflexion.

D'expérience, je constate pour ma part que ces communications et les échanges qui les prolongent permettent de prendre la mesure de la polysémie des mots, d'une discipline ou d'un métier à l'autre, de sorte que je repars souvent de Cerisy avec l'impression de m'être enrichi d'autres définitions, d'autres significations, sans oublier les mots, les concepts qu'on peut aussi découvrir à cette occasion. Cette remarque fait-elle sens pour vous qui êtes amenée à vous confronter à des personnes pratiquant des "langues" disciplinaires ou professionnelles différentes ?

Amélie Cenet : Ce que vous dites me parle en effet même si, en l'occurrence, je suis fatiguée à devoir définir le mot paysage ! [Rire]. Au cours de mes expériences de terrain, j'ai rencontré des interlocuteurs — agriculteurs, agronomes, écologues, etc. — qui en avaient une définition spécifique, ce qui pouvait créer des incompréhensions par rapport à ma propre approche du paysage. J'ai fini par prendre le parti de ne plus l'utiliser au point même d'avoir évité d'en faire usage durant ma soutenance de thèse ! Ce qui a eu pour effet de cristalliser d'autres débats, des personnes me reprochant justement de ne pas l'utiliser alors même que les interlocuteurs que j'avais interrogés au cours de ma thèse avaient, eux, partagé leur propre vision du paysage ! Pourtant, je ne fais pas de ce non-usage matière à revendication. Il s'agit juste d'une solution de facilité pour sortir de débats qui me semblent parfois stériles. En être encore à devoir définir le paysage me pèse. Ce à quoi mon parcours n'est pas étranger : comme vous l'avez compris, je ne suis venue au paysage que dans un second temps, en ne cessant de m'ouvrir à d'autres champs professionnels et disciplinaires. L'important est d'avancer dans la transition écologique que ce soit en lien direct ou pas avec le paysage. D'ailleurs, j'ai trouvé intéressantes les communications qui, tout en étant cohérentes avec la thématique du colloque, ne partaient pas d'un point de vue paysagiste — je pense notamment à celle d'Olivier Ragueneau, sociologue. Ce faisant, elles ont enrichi la compréhension du paysage sans chercher à le définir, voire sans même utiliser le mot.

Vous me remettez en mémoire le colloque Les autres noms du temps, qui se proposait justement d'aborder le temps au prisme de disciplines très différentes, en invitant cependant les intervenants à éviter d'utiliser le mot… Finalement l'expérience a échoué. Malgré cela, je me dis en vous écoutant que nous aurions pu nous livrer au même exercice, avec le mot paysage…

Amélie Cenet : Au risque de paraître me contredire, je doute que l'exercice eût été productif et, surtout, s'il eût été recommandé de le faire, car les paysagistes se sont beaucoup battus ces dernières décennies pour faire reconnaître les enjeux du paysage, l'intérêt d'une approche paysagère. Que des paysagistes organisent un colloque en se gardant de parler de paysage eût été un comble ! [Rire]. Et puis, force est de constater que l'usage du mot n'a pas stérilisé les débats, loin de là. Je faisais juste part de mes interrogations ; j'ai parfois le sentiment que, pour intéressantes qu'elles soient, ces discussions autour du sens à donner au mot paysage peut retarder le moment de passer à l'action sur le terrain, à travers des initiatives concrètes.

Propos recueillis par Sylvain ALLEMAND
Secrétaire général de l'AAPC

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"À CERISY, LE DÉVELOPPEMENT DURABLE, C'EST ENCORE DU BONHEUR !"

RENCONTRE AVEC JEAN-FRANÇOIS CARON


Cette année 2025, la saison du Centre culturel international de Cerisy a été inaugurée par le colloque Métamorphoses par le paysage. Il fut l'occasion d'y revoir notamment Jean-François Caron qui avait laissé un souvenir marquant suite à un précédent colloque intervenu vingt ans plus tôt, en 2005 : le témoignage sur le développement durable qu'il mettait alors en œuvre dans la commune de Loos-en-Gohelle dont il était maire, avait enthousiasmé le public, au point d'inspirer jusqu'au titre des actes du colloque : Le développement durable, c'est enfin du bonheur !

Jean-François Caron, Henri Trubert, Patrick Moquay,
Cyril Gomel, Jean-Yves Chapuis, Vincent Montrieux


Votre nom est spontanément associé au souvenir du colloque Entreprises, territoires : construire ensemble un développement durable ? auquel vous aviez participé en 2005 pour témoigner de ce que vous faisiez en la matière dans votre commune de Loos-en-Gohelle, dont vous étiez maire. Colloque dont les actes vous sont redevables puisque vous en aviez inspiré le titre : Le développement durable, c'est enfin du bonheur ! (Éditions de L'Aube, 2006), phrase en forme de cri du cœur que vous aviez lancée au cours de votre intervention, non sans redonner espoir aux personnes présentes ce jour-là ! Mais est-ce votre cas : avez-vous gardé souvenir de ce premier passage mémorable, sachant que vous avez eu l'occasion de revenir depuis à Cerisy.

Jean-François Caron : Complètement ! À l'époque, j'étais jeune vice-président de la Région Nord-Pas-de-Calais. Je m'affrontais à la question de savoir comment les enjeux de transition écologique et de durabilité pouvaient se traduire dans les politiques publiques, au-delà de politiques environnementales sectorielles relatives à l'eau, aux déchets, à l'énergie, etc. Ma conviction était qu'il fallait s'engager dans une approche globale tout à la fois environnementale, économique, sociale. Dans cette perspective, la question démocratique me paraissait centrale, car si on veut aller vers plus de durabilité, cela suppose une réorientation de nos modèles de développement et, donc, de le faire en conscience avec l'ensemble de la société. Pour le dire autrement, le développement durable ne peut pas être qu'une affaire de technique et de règlementation. C'est un enjeu puissamment politique, au sens noble de ce terme.
Quand, donc, je suis venu ici, à Cerisy, j'étais aux manettes d'une collectivité territoriale importante, avec toutes les difficultés que cela pouvait néanmoins poser par rapport aux représentations qu'on se faisait alors du développement, surtout dans une région comme celle du Nord-Pas-de-Calais, où ce développement a longtemps reposé sur une logique productiviste, à rebours d'un développement "durable". La région a de fait subi les effets de l'extraction industrielle du charbon, les pollutions multiples qui en ont résulté. Si la fin de cette industrie était donc une bonne chose, une autre réalité était à prendre en considération : la difficulté, en l'absence de nouveaux débouchés, de franges entières de la population à trouver un emploi. Tant et si bien que le discours écologiste n'allait pas de soi : avant toute chose, les gens avaient besoin de retrouver un emploi ou d'assurer un avenir professionnel à leurs enfants. Or jusqu'ici, c'est l'industrie charbonnière qui pourvoyait en emplois. Son déclin n'était donc pas vécu par tous comme une perspective heureuse, loin de là. D'autant moins que cette industrie faisait partie du patrimoine. Ici, on avait été mineur de père en fils et petit-fils !

Comment aviez-vous vécu la perspective d'intervenir à Cerisy ?

Jean-François Caron : Je ne connaissais pas ce lieu. Mais quand je disais que je me rendrais à Cerisy, des amis réagissaient sur le mode : "Cerisy ? Quel honneur !". Je me suis donc documenté… En découvrant tous les grands penseurs qui y étaient venus, je n'en menais pas large. Je m'imaginais au milieu d'intervenants qui seraient autrement plus savants que moi !
Une fois sur place, et à mesure du déroulement du colloque, j'ai découvert des gens passionnants. Je compris mieux ce principe d'un colloque de Cerisy consistant à y rester plusieurs jours : cela permet de poursuivre des échanges dans la durée. Je découvris aussi que ce que je racontais pouvait intéresser tout un auditoire ! Ce qui n'avait pas manqué de me frapper, car, moi, je ne me considérais pas comme un intellectuel. J'étais juste quelqu'un d'un peu besogneux qui essaie de faire de son mieux ou de son moins mal.
J'ai fait de véritables rencontres, comme la vôtre Sylvain, que j'ai eu l'occasion de revoir depuis en d'autres occasions, à Loos-en-Gohelle sinon dans le Nord-Pas-de-Calais, celle d'Edith Heurgon et d'autres encore.
C'est au cours de ce colloque que j'ai eu le sentiment d'un début de reconnaissance, la confirmation que ce j'essayais de faire à l'échelle de ma commune et de ma région allait dans le bon sens. De ce point de vue, Cerisy a été une étape pour gagner en confiance, me conforter dans l'idée qu'il me fallait tenir bon. Certes, nous étions encore loin de parvenir à un développement durable, mais nous étions sur la bonne voie.
Sans compter les traces tangibles laissées par ce colloque à travers ses actes publiés sous ce titre qui reprenait une phrase que j'avais prononcée — "Le développement durable, c'est enfin du bonheur !". Le comble quand j'y repense : non seulement, je m'étais rendu à Cerisy, mais encore je devais inspirer le titre d'un bouquin ! Encore une étape dans ma vie à marquer d'une pierre blanche ! [Rire].

Depuis, vous êtes revenu une 2e fois, en 2017, à l'occasion du colloque Villes et territoires résilients, puis une 3e fois, pour ce colloque-ci, Métamorphoses par le paysage. Qu'est-ce qui vous y a conduit ?

Jean-François Caron : J'ai été invité par Bertrand Folléa, le codirecteur de ce colloque, qui tenait à ma présence. Je dis bien "qui tenait à ma présence", pour suggérer une insistance et, de ma part, un premier mouvement d'hésitation, car cela me paraissait incompatible avec mon agenda. Pour mémoire, je préside la Fabrique des Transitions au niveau national, ce qui occasionne de nombreux déplacements à travers la France. Preuve s'il en était besoin que Loos-en-Gohelle et sa région font désormais référence au point que d'autres collectivités territoriales souhaitent s'en inspirer et bénéficier de mes conseils. Mais cela rend d'autant plus compliqué un déplacement jusqu'à Cerisy, a fortiori pour y rester durant la totalité d'un colloque. Devant l'amicale insistance de Bertrand, qui souhaitait que je présente mon expérience sur l'articulation paysage et transition écologique, je me suis organisé pour y rester quelques jours, en connaissance de cause de ce que représente par ailleurs Cerisy : un investissement en termes de temps qu'il faut consentir sans être certain du résultat. Cela dit, de manière générale, si, à Cerisy, des communications ne m'apportent pas grand-chose, je sais que d'autres en revanche "décalent", ouvrent sur de nouvelles perspectives. Ce devait être plus encore le cas de ce colloque-ci qui souhaitait éviter l'entre-soi, s'adresser au-delà des paysagistes. Il devait y être question de géochimie [à l'occasion de l'intervention du géologue Jérôme Gaillardet], d'approches philosophique, psychologique… J'ai donc dis oui et je ne le regrette pas !

Sans compter cette sociabilité faite d'échanges plus informels lors des repas qu'on partage et qui offrent le temps de dissiper d'éventuels malentendus avec des intervenants et/ou des auditeurs.

Jean-François Caron : Puisque vous évoquez les repas, j'ajoute qu'on a la possibilité de les partager à chaque fois avec des personnes différentes, ce qui décuple les opportunités de rencontres improbables. Cela a permis aussi d'atténuer la frustration que j'ai pu ressentir au sortir du format de la table ronde à laquelle j'avais été convié. Elle ne comptait pas moins de cinq intervenants… Le temps de prise de parole de chacun s'en est trouvé fortement réduit. Forcément, cela oblige à synthétiser son propos. A priori, les intervenants qui fréquentent Cerisy maîtrisent leur sujet, sont censés se comprendre. Si malentendus il y a, ils viennent davantage de cette contrainte.
De manière générale, j'observe une tendance à privilégier le casting sur les sujets à débattre. Prenez l'exemple de la participation habitante, un enjeu sur lequel je suis amené à intervenir fréquemment. Une fois qu'on a exposé deux/trois concepts, il faut entrer dans le détail, l'opérationnalité des choses : comment mettre en œuvre cette participation habitante ? Avec quel support technique, numérique ? (etc.). Autant de choses qui demandent des développements et, donc, du temps…

Revenons-en à ce colloque-ci et sa thématique paysagère. Comment y êtes-vous venu ? Dans mon souvenir, elle n'était pas encore présente dans l'approche du développement durable dont vous aviez témoigné lors de votre premier colloque cerisyen… Mais peut-être qu'à l'époque, la Région du Nord-Pas-de-Calais était encore loin de pouvoir s'enorgueillir des paysages hérités de l'ère de l'exploitation industrielle du charbon… Depuis, un chemin a été parcouru qui a rendu plus attractifs ces paysages moyennant un important effort de réhabilitation, de patrimonialisation et de renaturation…

Jean-François Caron : C'est vrai, même si je perçois un biais dans votre vision des choses : elle suggère que les paysages n'auraient pas été jugés assez beaux, qu'un jugement esthétique primait. Je pense plutôt, ainsi que je l'ai dit lors de la table ronde, que l'enjeu majeur était d'assumer notre passé industriel, d'arrêter de nous en excuser, que le temps était venu d'utiliser tous les leviers à notre disposition pour remobiliser la population, la rendre fière de ce passé pour lui permettre de mieux se projeter vers un autre développement, plus durable. C'est alors seulement que s'est imposée l'entrée par le paysage. Personnellement, quand je me suis engagé dans la reconnaissance des terrils au titre de patrimoine culturel de l'humanité, je ne mettais pas en avant des considérations paysagères. Un paysage n'a pas vocation à ne servir que de carte postale. Ce que ce colloque rappelle à juste titre. Un paysage correspond d'abord à un milieu habité, façonné par des usages, des représentations. Tant et si bien que, pour moi, l'enjeu a d'abord été de promouvoir les terrils à travers des pratiques physiques expérientielles en considérant qu'elles auraient un effet plus puissant que de grands discours. Pour cela, je me suis attaché à impliquer les habitants, à leur faire changer de posture, à les mettre eux et les autres acteurs du territoire en mouvement, en m'appuyant sur les ressources du territoire, à commencer par ces terrils qu'il ne s'agissait pas de nier, encore moins de chercher à faire disparaître. Il y avait donc bien une approche paysagère, mais qui n'était pas explicite. Depuis, j'ai pris la mesure de l'intérêt d'une telle approche. Entretemps, il y a eu l'inscription du bassin minier sur la liste du patrimoine mondial de l'Unesco ; je suis devenu président national de l'association des sites français qui y sont inscrits — le Pont du Gard, le Mont Saint-Michel, la Cathédrale Notre-Dame… Autant de sites qui, évidemment, sont indissociables des paysages dans lesquels ils s'inscrivent. Si d'ailleurs je devais retenir un premier enseignement de ma présidence de cette association, ce serait celui-là : la diversité de ces sites patrimonialisés : il peut s'agir aussi bien d'édifices religieux, de vestiges archéologiques que de sites industriels — des sites miniers comme dans ma région, ou d'autres encore comme la Saline Royale d'Arc-et-Senans. Une diversité qui n'a pas été aussi sans m'amener à renouveler ma vision du patrimoine, lequel peut être associé à un monument, une architecture — c'est ce à quoi on pense en premier — mais aussi à des pratiques, à un milieu naturel. C'est dire au passage les enjeux éducatifs y compris au regard de la question du paysage qu'il nous faut traiter : il y a nécessité d'apprendre à voir autrement le patrimoine comme le paysage. Ni l'un ni l'autre ne sont donnés une fois pour toute, mais sont amenés à évoluer. Ce que le colloque a été aussi l'occasion de rappeler.
Vous l'aurez compris : le paysage est plus que jamais au cœur de mes préoccupations quotidiennes au point de justifier pleinement l'effort consenti pour venir jusqu'ici. Ce colloque confirme à quel point l'approche paysagère permet de faire le lien entre une multitude de problématiques que j'ai été amenées à traiter sans toujours parvenir à les mettre en relation.

Propos recueillis par Sylvain ALLEMAND
Secrétaire général de l'AAPC

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"CERISY, UNE MICRO-SOCIÉTÉ INTELLECTUELLE HÉRITÉE DE PONTIGNY"

RENCONTRE AVEC CATERINA ZAMBONI RUSSIA


Du 21 au 27 septembre dernier, s'est déroulé le colloque La performance comme méthode. Quand les arts vivants rencontrent les sciences sociales. En voici un écho à travers le témoignage d'une auditrice italienne, Caterina Zamboni Russia, qui a consacré son mémoire de master de philosophie… à Pontigny. Mémoire, qui a déjà donné lieu, en Italie, à une publication sous le titre de La plus petite République d'Europe (traduction du titre italien). Forcément, nous avons voulu en savoir plus sur ce mémoire ainsi que sur la manière dont elle avait vécu cette seconde expérience cerisyenne — elle avait assisté en 2022 au colloque L'historien sur le métier : conversations avec Carlo Ginzburg.

Sean Hardy, Théo Heugebaert, Catarina Zamboni Russia,
Luca Chantemerle, Alice Barbaza


Vous avez publié un mémoire de master sur Pontigny. Comment en êtes-vous venue à vous intéresser à ce lieu ?

Caterina Zamboni Russia : Avant de rédiger ce mémoire, j'en avais consacré un à Rachel Bespaloff, une écrivaine et philosophe franco-américaine, qui se trouve avoir découvert l'existence des Décades de Pontigny lors de son exil aux États-Unis, dans les années 1940. C'est ce que j'ai moi-même découvert en lisant un de ses textes où une note de bas de page les mentionnait. Or, moi, à l'époque, j'ignorais tout de Pontigny et de ses Décades. Portée par la curiosité, j'ai donc voulu en savoir plus. C'est ainsi que j'ai découvert l'existence de ce lieu si important dans l'histoire intellectuelle et culturelle française, mais aussi européenne, ainsi que les entretiens qui avaient été organisés aux États-Unis, pendant la Seconde Guerre mondiale, par des intellectuels en exil qui y avaient séjourné.

Quelles ont été vos sensations en découvrant que ce qui n'était qu'une note de bas de page était une abbaye où s'étaient déroulées plusieurs Décades de 1910 à 1939, hormis quelques années d'interruption durant la Première Guerre mondiale ?

Caterina Zamboni Russia : J'ai été et suis encore très impressionnée par la richesse des échanges produits par un collectif qui était à l'avant-garde des débats intellectuels touchant aussi bien à la littérature, à la philosophie qu'à des enjeux de société. Je crois que c'est unique dans l'histoire culturelle européenne comme dans le reste du monde. Je n'ai pas manqué non plus d'être surprise en découvrant la figure de Paul Desjardins et son ambition de créer une "République des idées", ouverte à des esprits d'horizons différents. Et je trouve incroyable que cela se soit perpétué jusqu'à nos jours, dans le cadre, désormais, de Cerisy.

Avant d'en venir à Cerisy, j'aimerais savoir si vous avez poussé la curiosité jusqu'à vous rendre à l'Abbaye de Pontigny en plus de consulter des archives…

Caterina Zamboni Russia : Oui, bien sûr ! Je m'y suis rendue il y a deux ans, en 2022. J'ai été un peu peinée de découvrir que le lieu n'accueillait plus la moindre activité — j'ai appris depuis que la propriété a été acquise par un industriel qui en fera un centre dédié à la Terre. Cela dit, on peut imaginer tous ces débats, tous ces échanges, qui y eurent lieu il y a plusieurs décennies. C'était d'autant plus émouvant pour moi d'être là que jusqu'alors j'avais étudié l'histoire de Pontigny à partir d'archives, de manuscrits. Cette fois, le lieu m'apparaissait tel que Gide et tant d'autres avaient pu le percevoir, dans sa matérialité. D'autant que l'abbaye est encore en très bon état.

Depuis ce mémoire, vous avez poursuivi en thèse. Sur quel sujet ?

Caterina Zamboni Russia : Sur les micro-sociétés intellectuelles, en Italie, mais aussi en France et dans le reste de l'Europe, l'enjeu étant de voir comment se construisent des conditions favorables aux échanges, à un dialogue, à une sociabilité intellectuelle, comme cela a été le cas à Pontigny. Par micro-société intellectuelle j'entends au fond ce que Derrida disait à propos de Cerisy : une "contre-institution philosophique", au sens où elle ne s'inscrit pas dans le milieu académique, universitaire, mais en dehors de lui, et où néanmoins des universitaires, des académiques, de différentes disciplines peuvent se rencontrer, dialoguer, en dehors de toute relation hiérarchique, dans une certaine spontanéité. C'est précisément en cela que le principe des micro-sociétés intellectuelles m'intéresse et m'intrigue, car leur fonctionnement va à rebours du fonctionnement habituel, "normal", d'une société. Comment est-ce néanmoins possible, à quelles conditions ? C'est ce que je m'emploie à comprendre en comparant différents cas italiens, français et d'autres pays européens.

Qu'est-ce qui vous a motivée à venir en ce mois de septembre 2024 à Cerisy pour ce colloque ?

Caterina Zamboni Russia : Je précise que ce n'est pas la première fois que je me rendais à Cerisy. J'y étais déjà venue, en 2022, à l'occasion du colloque en forme de conversations avec Carlo Ginzburg.

Quelle fut votre impression en entrant dans le hall où on peut découvrir, juste à gauche, un grand portrait de Paul Desjardins ? En voyant comment "la plus petite République d'Europe" avait perduré d'un lieu (en Bourgogne) à un autre (en Normandie) ? Y avez-vous vu la démonstration du fait qu'une micro-société intellectuelle peut voyager dans le temps comme dans l'espace ?

Caterina Zamboni Russia : C'est une caractéristique importante que j’'avais déjà soulignée en pointant la capacité des Décades de Pontigny à se déplacer de l'autre côté de l'Atlantique, à l'initiative d'intellectuels exilés. J'aime beaucoup cette idée d'une micro-société qui puisse évoluer, y compris dans ses modalités d'organisation, tout en préservant l'esprit d'un lieu originel et ce, dans la durée. Car, faut-il le rappeler ? Pontigny-Cerisy, c'est désormais plus d'un siècle d'existence. C'est bien la preuve qu'il y a quelque chose qui nous dépasse et qu'il faut valoriser, préserver au fil des générations.

Malgré les bouleversements affectant les moyens de transport, de télécommunication…

Caterina Zamboni Russia : En effet. Mais justement, ce qui fait la force d'une micro-société intellectuelle comme Cerisy, c'est qu'elle s'incarne dans un lieu bien défini, chargé d'histoire. Et le fait que ce soit dans un milieu rural joue paradoxalement en sa faveur : quand on a fait l'effort de s'y rendre, on y reste aussi longtemps que possible. J'aime aussi cette idée que des personnes décident de s'y rendre tous, en même temps, et d'y rester tout ou partie le temps d'un colloque. Car c'est quelque chose d'assez rare de nos jours.

En revenant à Cerisy avez-vous eu la sensation de retrouver un lieu familier ?

Caterina Zamboni Russia : Oui, même si je perçois une différence d'un colloque à l'autre. Le premier avait une tonalité plus académique dans son organisation et le profil des participants : il réunissait pour l'essentiel des historiens, pour la plupart italiens. Ce colloque-ci, avec ses ateliers, la volonté des directeurs d'être plus dans le faire que dans le dire, est différent et fut une agréable surprise pour moi. Je trouve intéressant de voir comment Cerisy parvient à se renouveler tout en préservant l'essentiel, sa sociabilité, sa capacité à favoriser l'échange par-delà les disciplines.

Qu'est-ce qui vous a motivée à y revenir : la perspective de travailler sur des archives conservées à Cerisy ? La possibilité d'éprouver la sociabilité cerisyienne, d'en saisir les ressorts in situ, dans une démarche d'observation participante ?

Caterina Zamboni Russia : Les deux ! La perspective de me plonger dans les archives du Centre, mais aussi de revivre l'expérience de Cerisy.

Y avez-vous fait une découverte ?

Caterina Zamboni Russia : Oui !

Laquelle ?

Caterina Zamboni Russia : J'ai découvert un texte de Desjardins dans lequel il témoigne de sa visite de l'Abbaye de Port-Royal des Champs et de l'envie qu'elle lui a inspiré de créer un lieu d'échange… Ce que devait devenir plus tard l'Abbaye de Pontigny.

Merci pour cette révélation ! Pourquoi avoir choisi de revenir à l'occasion du colloque La performance comme méthode. Quand les arts vivants rencontrent les sciences sociales

Caterina Zamboni Russia : Il m'a paru le plus adapté pour comprendre les ressorts de la sociabilité cerisyenne. Dans la présentation qui en était faite, un mot a particulièrement retenu mon attention : celui de "coprésence". Or il me semble que c'est cette coprésence, au milieu de personnes venant de disciplines scientifiques ou artistiques différentes, qui fait la particularité du lieu, des échanges qui s'y produisent. J'ai eu la sensation d'éprouver ce qu'a pu être Pontigny du temps de Desjardins. J'ai pu échanger avec des universitaires de différentes disciplines, des chercheurs, des doctorants, ainsi qu'avec des artistes, scénographes, qui sont eux-mêmes dans une démarche de recherche. J'ai pu aussi apprécier leur envie de s'inscrire dans une démarche collective, même si les colloquants étaient invités à se répartir dans des ateliers différents — il y eut néanmoins des séances communes, sans compter les repas qu'on prend ensemble. S'il y a donc un autre mot à mettre en avant, c'est celui du "partage" — des idées, des connaissances, des expériences…

À Cerisy, on prend effectivement les repas ensemble. Est-ce quelque chose à laquelle vous reconnaissez une vertu particulière ?

Caterina Zamboni Russia : Oui, absolument, car cela est propice à des échanges informels, naturels, sans formalisme. À Cerisy, on s'attable sans connaître par avance ses voisins. On peut se retrouver devant des spécialistes de tel ou tel domaine, dans telle ou telle discipline, étrangers aux siens, mais avec lesquels on peut partager le plaisir de manger ce qu'il y a dans nos assiettes. Cela aide à entrer dans des rapports conviviaux, qui se prolongent dans les moments de communication ou dans le cadre des ateliers que j'évoquais.

Un mot encore sur votre mémoire. Quel en a été la réception en Italie ?

Caterina Zamboni Russia : Depuis sa parution à la fin de l'année 2023, j'ai eu l'occasion de le présenter en diverses occasions. Il y a quelques jours encore, j'ai participé, en Italie, à un festival, "Il rumore del lutto" (Le bruit du deuil), où j'ai évoqué le fait que l'un des fils de Paul Desjardins était enterré au cimetière de Pontigny — ce qui avait été d'ailleurs un des motifs de la création des Décades à cet endroit. J'y vois, ainsi que je l'ai souligné lors de cette intervention, la capacité de Paul Desjardins à créer quelque chose de l'ordre du partage, à partir d'une expérience dramatique comme celle, pour un père, de perdre un fils.

Propos recueillis par Sylvain ALLEMAND
Secrétaire général de l'AAPC