Programme 2021 : un des colloques

Programme complet


LES AUTRES NOMS DU TEMPS


DU SAMEDI 24 JUILLET (19 H) AU VENDREDI 30 JUILLET (14 H) 2021

[ colloque de 6 jours ]


"Le changement d'heure" (n°59) © Gilbert Garcin - Galerie Camera Obscura


DIRECTION :

Vincent BONTEMS, Étienne KLEIN


ARGUMENT :

Nous méditons sur le temps sans vraiment savoir à quoi nous avons affaire : est-il une substance ? un fluide ? une invention ? une illusion ? De nombreuses locutions familières suggèrent qu'il s'agirait d'une entité physique autonome, tandis que d'autres, aussi nombreuses et non moins éloquentes, laissent penser qu'il ne serait qu'une production de notre conscience, ou bien un aspect des processus naturels, voire une simple construction culturelle.

Au fond, à quoi le temps ressemble-t-il vraiment ? Est-il tel que le langage le raconte ? Comme nous croyons le percevoir ou le vivre ? Comme le représentent les équations des physiciens ? Comme le pensent les philosophes ? Comme le mesurent les horlogers ? Est-il même raisonnable de supposer que toutes ces conceptions renvoient à une réalité unique ?

Le but de ce colloque est de procéder à une expérience de pensée collective et transdisciplinaire : si l'on se passait du mot "temps" dans telle ou telle discipline ou domaine, que se passerait-il ? Quels autres mots faudrait-il utiliser ? Quel bénéfice en escompter en termes d'élucidation conceptuelle ? Quel serait le prix à payer en termes d'obscurité ou de contre-intuitivité ?

N.B. : Ce colloque ayant été initialement prévu en 2020, il vous est possible d'accéder à sa présentation 2020 : cliquer ici.


MOTS-CLÉS :

Culture, Évolution, Histoire, Irréversibilité, Langage, Mémoire, Processus, Rythme, Tempo, Temps


CALENDRIER DÉFINITIF :

Samedi 24 juillet
Après-midi
ACCUEIL DES PARTICIPANTS

Soirée
Présentation du Centre, du colloque et des participants


Dimanche 25 juillet
Matin
Alain CONNES : Y a-t-il du temps dans les mathématiques ?
Étienne KLEIN : Et si le paramètre t n'était pas le temps ? [enregistrement audio en ligne sur Canal U, chaîne La forge numérique | MRSH de l'université de Caen Normandie et sur le site Radio France, rubrique France Culture]

Après-midi
François JULLIEN : Peut-on se passer de penser le temps ? [visioconférence]
Francis WOLFF : Fiat nunc. "Que le maintenant soit ! Et le monde fut". Le big bang métaphysique

Soirée
K2, une journée particulière, projection puis discussion avec François DAMILANO (cinéaste et alpiniste) [visioconférence]


Lundi 26 juillet
Matin
Vincent BONTEMS : Le temps comme obstacle épistémologique
Roland LEHOUCQ : Que devient le temps dans l'espace-temps ?

Après-midi
Jean-Pierre DUPUY : Le terme [visioconférence]
Isabelle SERÇA : Qu'a perdu et retrouvé Marcel Proust ?


Mardi 27 juillet
Matin
Virginie van WASSENHOVE : Le temps est-il un "cas" de conscience ? [visioconférence]
Gérard BERRY : Le temps formel, de la physique à l'informatique et à la musique

Après-midi
DÉTENTE


Mercredi 28 juillet
Matin
Pierre-Marie POUGET : L'idonéisme : un autre nom du temps, indissociable de la compréhension des autres
Hartmut ROSA : Aliénation et Résonance. Trois niveaux et deux modes d'expérience du temps

Après-midi
Daniel S. MILO : Les autres noms du futur. De l'invention de demain ou réchauffement climatique [visioconférence]
Armand HATCHUEL : L'autre nom du temps : l'inconnu. Chronicité, chrononomie, chronométrie
Gilles COHEN-TANNOUDJI : Cosmogonie quantique, le nom de l'autre temps ?

Soirée
Le temps suspendu, par Chloé MOGLIA (artiste et trapéziste)


Jeudi 29 juillet
Matin
Jacques JACOT : Réflexions d'horloger en guise d'introduction à la journée
Silvia de CESARE : Peut-on penser l'évolution en biologie sans le temps ?

Après-midi
François ROUSSEL : Le tempo d'une pensée. Descartes à contretemps
Alexei GRINBAUM : Le non-temps des machines apprenantes

Soirée
L'essence du tempo, par Geneviève LAURENCEAU (violoniste)


Vendredi 30 juillet
Matin
Christophe BOUTON : Existe-t-il un plus petit dénominateur commun aux différents discours scientifiques et philosophiques sur le temps ?
Elie DURING : La simultanéité e(s)t la forme du temps

Après-midi
DÉPARTS


TÉMOIGNAGES :

D’une oasis à une société de la décélération et de l'écoute. Rencontre avec Hartmut ROSA, propos recueillis par Sylvain ALLEMAND.

Participation de deux lycéens à un colloque de Cerisy. Rencontre avec Lyna FATAH et Léo PHAN CAO, propos recueillis par Sylvain ALLEMAND.


PRESSE / MÉDIAS :

• À propos des autres noms du temps. Entretien avec Étienne KLEIN (co-directeur du colloque) réalisé par Sylvain ALLEMAND [en ligne sur le site L'EPA Paris-Saclay | 23 août 2021].


RÉSUMÉS & BIO-BIBLIOGRAPHIES :

Gérard BERRY : Le temps formel, de la physique à l'informatique et à la musique
Le temps est évidemment essentiel dans toutes les théories et pratiques de la physique, comme le montreront plusieurs autres présentations à ce Colloque. Il y est généralement présenté sous la forme d'une flèche linéaire, la flèche du temps. Mais, si elle est naturelle pour les phénomènes physiques, cette représentation s'avère trop limitée à la fois pour l'informatique et pour la musique, les deux se rejoignant dans l'informatique musicale. Nous montrerons d'abord que la répétition d'événements quelconques à des instants quelconques (mètres, pas, battement de cœur, clics souris, réception de messages réseau) gagne beaucoup à être traitée de façon homogène avec celle de la seconde, ce que les approches liées à la flèche du temps ne font pas en général. Cette constatation a conduit à la création de nouvelles logiques temporelles pour bien en parler, ainsi qu'à de nouveaux langages informatiques permettant de décrire formellement, de programmer et de vérifier le comportement temporel des circuits et des logiciels informatiques. Ces nouveaux langages, créés pour la plupart en France sont devenus essentiels pour les systèmes cyber-physiques, ceux qui commandent et contrôlent informatiquement de façon très précise des processus matériels complexes (avions, trains, robots, etc.). Nous étendrons ces approches et techniques au domaine apparemment bien différent de la synthèse de musique par logiciel et ordinateur. Nous verrons comment utiliser nos approches généralisées des phénomènes temporels pour coupler harmonieusement interprètes humains et musiques synthétiques dans deux domaines, la musique contemporaine et la co-improvisation homme / machine en jazz. Pour la musique contemporaine, un sujet d'importance majeure est la relation entre rigueur formelle de la partition et liberté temporelle de l'interprétation, pour laquelle les variations de tempo jouent un rôle prépondérant. Nous présenterons le système Antescofo d'accompagnement automatique qui permet de faire suive en temps réel les musiciens par l'accompagnement synthétique au lieu faire l'inverse comme au XXe siècle, ce qui limitait grandement l'expressivité. Antescofo est maintenant disponible pour les amateurs et conservatoires, sous la forme de l'application Metronaut sur téléphones et tablettes. Nous présenterons enfin le système ImproteK qui permet une co-improvisation dynamique entre l'interprète et l'ordinateur en jazz. Ces deux systèmes, développés à l'IRCAM, peuvent aussi travailler ensemble et seront illustrés par des démonstrations en vidéo.

Vincent BONTEMS : Le temps comme obstacle épistémologique
Le recours au mot temps constitue-il un obstacle épistémologique pour la réflexion scientifique ? Dans "Le problème du temps historique", l'historien de l'art Erwin Panofsky proposait de distinguer entre un temps chronologique et un temps historique afin de ne pas confondre ce qui relève de la simultanéité chronologique et de la contemporanéité historique. Il définissait ainsi la "contemporanéité relative" comme objet de son analyse. En radicalisant son dispositif théorique par l'abandon définitif du mot temps et en le prolongeant par l'élaboration de règles de changement de référentiels historiques au sein de l'ordre chronologique (dans l'esprit des analyses de Reinhart Koselleck sur le présentisme et l'historicisme), nous défendrons que le mot "temps" conserve néanmoins une application légitime, quoique limitée, dans les sciences historiques en tant que conjonction du repérage d'un événement (ou de durées) et de la restitution d'une dissymétrie entre le passé et l'avenir (obligeant à envisager plusieurs futurs de l'événement). En nous appuyant sur une réflexion de Jules Vuillemin, consécutive aux discussions autour de son ouvrage Nécessité ou Contingence, nous montrerons que cette position conduit à un dilemme entre deux métaphysiques opposées qui font probablement un usage abusif de la notion de temps. Cette stratégie de déflation des usages légitimes du mot temps est-elle réservée aux sciences historiques ? En nous basant sur une expérience de pensée du mathématicien Émile Borel, nous tâcherons au contraire de montrer qu'elle est transposable aux sciences physiques et qu'elle éclaire des dérives métaphysiques analogues au sein de certaines interprétations de la cosmologie relativiste (univers-bloc) ou de la mécanique quantique (mondes multiples) qui tendent à en faire une éternité ou un "hyper-temps".

Christophe BOUTON : Existe-t-il un plus petit dénominateur commun aux différents discours scientifiques et philosophiques sur le temps ?
La notion de temps est utilisée dans des champs très divers, qui vont de la philosophie aux sciences de la nature en passant par les sciences humaines. On parle ainsi de "temps physique", de "temps géologique", de "temps biologique", de "temps historique", de "temps social", etc. Cette plurivocité soulève plusieurs questions qui seront abordées à partir de quelques études de cas : les différents sens du temps impliqués dans ses différents usages réfèrent-ils à la même chose ? Sont-ils compatibles entre eux ? Et si oui, permettent-ils de dégager un ou des points communs, des invariants, qui permettrait de préciser ce que veut dire le mot "temps" ?

Christophe Bouton est professeur de philosophie à l'université Bordeaux Montaigne, membre du centre SPH. Ses recherches portent sur l'histoire de la philosophie allemande, les théories de l'histoire (XIXe et XXe siècles) et sur la question du temps dans la philosophie contemporaine.
Principales publications sur le temps
Temps et liberté, Presses Universitaires du Mirail, 2007 (trad. anglaise Time and Freedom, Northwestern University Press, 2014).
Le temps de l'urgence, Le Bord de l'eau, 2013.
Temps de la nature, nature du temps. Études philosophiques sur le temps dans les sciences naturelles, Volume collectif édité avec Philippe Huneman, CNRS éditions, 2018.
L'accélération de l'histoire. Des Lumières à l’Anthropocène, Éditions du Seuil, À paraître en 2021.

Elie DURING : La simultanéité e(s)t la forme du temps
Tout serait plus simple s'il nous manquait un mot pour dire le "temps" ! Pour notre malheur, ce mot existe, aiguisant notre perplexité devant l'objet fuyant qu'il paraît désigner. Ce sentiment se dissipe quelque peu si l'on s'avise que le temps n'est pas un objet, une sorte d'"éther" processuel dont il y aurait sens à se demander s'il "existe", s'il est "un" ou "multiple", comment il s'y prend pour "passer", ou s'il est susceptible d'"accélérer" ou de "ralentir", etc. Les difficultés resurgissent si l'on reconnaît qu'il n'est peut-être pas davantage un concept, un instrument intellectuel permettant de catégoriser et de classifier une diversité de phénomènes ou de traits "temporels" en les rapportant à des plans d'expérience hétérogènes (vécu et mesure, consciences et horloges, etc.). Je montrerai que s'il n'est pas un concept, le temps est pourtant à coup sûr une forme. Comme tel, il a moins affaire à des objets ou des domaines d'expérience qu'à des significations. Il y a deux grandes manières d'envisager cette forme temps. On peut le faire, classiquement, en y voyant la forme du changement, articulant succession et permanence : c'est le problème de la persistance. On peut le faire, et c'est plus rare, en y voyant une enveloppe du devenir rassemblant en faisceau une multiplicité de flux de durée plus ou moins dispersés : c'est le problème de la coexistence. Je m'intéresserai à ce second problème du point de vue d'une question aiguisée par la théorie de la relativité : quelle réalité accorder à la simultanéité à distance ? Je défendrai l'idée que c'est précisément au moment où la simultanéité est réputée relative au choix d'un système de référence que son usage temporel acquiert une véritable portée formelle, en nous forçant à en généraliser le concept au-delà de ses figures locales ou globales: telle est la vraie leçon des jumeaux de Langevin. Enfin j'indiquerai comment un certain nombre de caractères habituellement associés à la seule dimension du successif (tels que la continuité, l'indétermination ou l'accélération) sont mieux compris si on les réfère d'emblée à la dimension du simultané. En renversant une formule de Kant, le "temps" pourrait bien s'avérer la plus intéressante des idées dérivées du simultané.

Elie During est maître de conférences en philosophie à l'université Paris Nanterre.
Publications
Faux raccords : la coexistence des images, Actes Sud, 2010.
Le Futur n'existe pas, B42, 2014.
Plusieurs éditions critiques de Bergson : Durée et Simultanéité (Puf, 2009), Le Souvenir du présent et la fausse reconnaissance (Puf, 2012).
Avec E. Alloa, a dirigé Choses en soi : métaphysique du réalisme, PUF, 2018.
À paraître en 2021 : une nouvelle édition de La Dialectique de la durée de Bachelard.

Alexei GRINBAUM : Le non-temps des machines apprenantes
Un phénomène qui, dans le langage du mythe, est exprimé par la locution "révéler un choix divin", se dit différemment à un autre niveau d'interprétation, dans l'explication des décisions prise par l'intelligence artificielle. Sur l'exemple de xAI (Explainable AI), problème d'explication dans l'apprentissage machine, cette intervention mettra en évidence un mélange intriqué des temporalités qui accompagne toute construction d'un récit explicatif.

Alexei Grinbaum est philosophe et physicien. Chercheur au laboratoire Larsim du CEA-Saclay, il est spécialiste de l'information quantique. Depuis 2003, il s'intéresse aux questions éthiques liées aux nouvelles technologies, notamment aux nanotechnologies, à l'intelligence artificielle et à la robotique. Il a été coordinateur pour la France de l'Observatoire européen des nanotechnologies et partenaire du projet européen "Recherche et innovation responsables en pratique" (RRI-Practice). Il est également Membre du Comité national pilote d'éthique du numérique et de l'IA et de la Commission d'éthique de la recherche en numérique (Cerna).
Publications
Mécanique des étreintes, Encre Marine, 2014.
Les robots et le mal, Desclée de Brouwer, 2019.

Jacques JACOT : Réflexions d'horloger en guise d'introduction à la journée
L'histoire des techniques utilisées en horlogerie est marquée par la recherche de la meilleure stabilité de marche d'une montre à une époque où les bateaux n'avaient pas d'autre moyen qu'une horloge pour repérer leur longitude sur le globe terrestre. De nos jours, les fonctions de la montre sont fort diverses : reflet de l'appartenance de son propriétaire à une catégorie de personnes dans la société, instrument servant à la ponctualité de son détenteur, indication sur le style de vie de son propriétaire, etc… Notre besoin de précision de la marche de la montre existe encore, mais il va de soi que la montre doit indiquer l'heure qu'il est sans défaillance! À celui qui la fabrique de trouver les bons critères pour concevoir un produit qui plaira à ses clients. En général nous souhaitons que notre montre soit toujours à l'heure sans jamais devoir la régler, même si elle reste quelques jours sur notre table de nuit. Nous verrons quelques écueils à vaincre pour que cet instrument soit robuste et comment les ingénieurs doivent analyser les fonctions à satisfaire pour y parvenir. Nous devons formaliser clairement les besoins des clients, même s'ils ne les ont jamais exprimés et nous serons jugés sur l'attractivité des produits mis sur le marché. Ce challenge requiert la mise en pratique de méthodes de conception qui se rapprochent fortement de celles de la démarche scientifique : définir clairement les objectifs à atteindre, construire une réponse à la demande formulée et mettre à l'épreuve la solution trouvée. Ici point de vérité à découvrir sur la nature du "temps", mais des réponses plus ou moins idoines aux besoins de se repérer dans des rythmes et des durées qui vont évoluer avec le public cible.

Ingénieur de formation, Jacques Jacot a travaillé à l'École Polytechnique Fédérale de Lausanne dans les asservissements pour robots d'assemblage de haute précision avant de faire 20 ans dans l'industrie dans la conception d'installations de production et de produits microtechniques alliant de la mécanique de précision, de l'électronique de mesure et du logiciel embarqué. Engagé ensuite comme professeur à l'EPFL à Lausanne il a mené un groupe de chercheurs travaillant sur mandats de l'industrie et s'est occupé de la formation d'ingénieurs universitaires. Depuis sa retraite, il continue de remplir des mandats de consulting en technologie de pointe pour des entreprises.

Étienne KLEIN : Et si le paramètre t n'était pas le temps ?
Chacun sait en effet que c'est Isaac Newton qui a introduit en physique la variable t dans les équations de la dynamique et qu'il a choisi de la baptiser "temps". Nous sommes tellement habitués à cette représentation qu'elle nous semble naturelle, au point que nous ne pensons plus à poser cette simple question : à partir de quelles connaissances antérieures a-t-il pu reconnaître le temps même sous les traits d'un être mathématique aussi rachitique ? En toute logique, il aurait dû nommer le paramètre t d'une autre manière, puisque ce temps physique, qu'il inventait, n'a aucune des propriétés que nous attribuons d'ordinaire à l'idée de temps. S'agit-il là du vrai temps, ou seulement d'une mutilante caricature ? Le paramètre t ne désigne-t-il qu'un temps amaigri, amputé ou incomplet, voire tout à fait autre chose que le temps ?

Étienne Klein est philosophe des sciences, directeur de recherches au CEA. Il dirige le Laboratoire de recherche sur les sciences de la matière du CEA et est membre de l'Académie des technologies. Il anime tous les samedis sur France-Culture "La conversation scientifique".
Publications
Matière à contredire, essai de philo_physique, Champ-Flammarion, 2018.
Ce qui est sans être tout à fait, essai sur le vide, Actes Sud, 2019.

Roland LEHOUCQ : Que devient le temps dans l'espace-temps ?
La notion de chronologie est fondée sur une échelle de temps construite par accumulation de durées successives, réputées identiques. Elle a été totalement chamboulée par l'espace-temps des relativités restreinte et générale d'Einstein : l'ordre chronologique peut être renversé, la durée dépend de l'observateur, des horizons peuvent limiter la possibilité même d'une mise en relation des événements. En outre, dans la cosmologie moderne, dérivée de la relativité générale, il est question d'un "temps cosmique". Comme l'expansion de l'Univers est accélérée, il existe un "horizon des événements" que les objets lointains finiront par franchir, faisant petit à petit disparaître les indices de cette expansion et la possibilité même de la définition d'un temps cosmique.

Daniel S. MILO : Les autres noms du futur. De l'invention de demain ou réchauffement climatique
Trahir le temps I : le siècle. Le temps et un et indivisible ; pour le rendre intelligible, il faut le charcuter. Inventé vers 1600, le siècle a été adopté en 1800, quand la fin d'une ère coïncida avec la raison métrique. Depuis, les historiens ne cessent d'en nier le sens tout en étant incapables de s'en priver. Ils ont raison : plus les tranches temporelles sont arbitraires, donc neutres, plus elles sont heuristiques. L'histoire comme science est concomitante à la périodisation en siècles.
Trahir le temps II : le futur. La flèche du temps commence au Big Bang et s'arrête au présent ; le futur appartient au néant. La faculté de se projeter dans ce néant, de faire des plans, et de les partager avec autrui, a jailli en Afrique il y a 60000 ans. Parce qu'inexistant, l'à-venir sécrète des options à la chaîne. L'excès est né de la cuisse du futur.

Daniel S. Milo est né en Israël en 1953. Ex-EHESS, il compte à son actif neuf livres, trois vidéoarts et quatre productions théâtrales.
Aspects de la survie culturelle (thèse, 1986) traite du jugement de la postérité.
Trahir le temps (histoire) (1991) étudie en les manipulant quelques modes de découpage du temps : siècle, génération, décade, coupure avant-après JC, l'An Mil.
L'Invention de demain (2011) propose de voir en ce moment le small bang. Le livre développe le lien causal entre futur et excès.
Voir TooMuch.Us et Good Enough : The Tolerance for Mediocrity in Nature and Society (2019).

Pierre-Marie POUGET : L'idonéisme : un autre nom du temps, indissociable de la compréhension des autres
Le mathématicien-philosophe Ferdinand Gonseth (1890-1975) pense "en plein champ". Sa philosophie se caractérise au premier chef par le souci de l'idoine, de ce qui, dans la situation, convient au mieux. Pareil souci la tourne vers l'avenir à même son présent enrichi des leçons du passé. Elle place tout acquis, si élaboré et fiable soit-il, sous le sceau du révisable. Un "je ne sais quoi que l'on atteint d'aventure" la tient constamment ouverte à une éventuelle remise en question qui peut l'atteindre jusqu'en ses bases. De tels remaniements se sont produits et rien n'empêche qu'il s'en produira encore. Ils retentissent si profondément sur tous les aspects de l'expérience humaine, qu'ils entraînent le passage d'une époque à une autre. Dans ces conditions, tout nous laisse penser que l'idonéisme soit un autre nom du temps, indissociable de quelques autres. Nous nous proposons de le confirmer en nous appuyant sur les grandes lignes de cette philosophie.

Pierre-Marie Pouget, docteur en philosophie et professeur émérite, est président de l'Association Ferdinand Gonseth, fondée en 1971. Auteur de 28 ouvrages et de nombreux articles, il s'est spécialisé dans l'étude de la pensée gonséthienne. Ses centres d'intérêt tournent autour de l'histoire des sciences et de leur méthodologie.
Publications
Pour un nouvel esprit philosophique d'après l'œuvre de Ferdinand Gonseth, L'Aire 1994.
Haltes sur des chemins de campagne, une approche de Heidegger, L'Aire, 1995.
Ferdinand Gonseth, une manière suisse de philosopher, Muse 2014.
L'individualisme, source de danger et d'espoir, L'Harmattan, 2015.
Migrants, incarner les valeurs humaines. Mondialiser l'hospitalité, Chronique sociale, 2017.
Remise en question des croyances monothéistes. Croire autrement, Edilivre, 2019.

Hartmut ROSA
Directeur du Max-Weber-Kolleg / Institut d'études avancées à l'université de Erfurt, Harmut Rosa est titulaire d'une chaire de sociologie générale et théorique à l'université Friedrich-Schiller de Iéna, en Allemagne. Docteur honoris causa de l'université de sciences humaines d'Utrecht, il a travaillé comme professeur associé à la New School for Social Research de New York et à la FMSH/EHESS de Paris. De 2008 à 2018, il co-dirige également le journal Time and Society.
Publications
Aliénation et accélération. Vers une théorie critique de la modernité tardive (2012, 2014).
Résonance : une sociologie de la relation au monde (2018).

François ROUSSEL : Le tempo d'une pensée. Descartes à contretemps
Dans le cadre d'un colloque consacré aux "autres noms du temps", les raisons de se pencher sur quelques cheminements cartésiens tiennent à leur complexité et à leur équivocité eu égard à diverses dimensions temporelles entrecroisées, et ce sous un double éclairage :
- un aspect proprement philosophique et métaphysique qui a été naguère l'objet d'analyses fort denses, voire techniques sinon scolastiques, où les rapports entre les notions d'instant, de moment, de durée, de mémoire, d'accoutumance sont loin d'être simples et où, de manière schématique, s'opposent une interprétation "instantanéiste" des thèses cartésiennes les plus radicales concernant l'idée d'une "création des vérités éternelles" reliée à celle d'une "création continuée", et une interprétation plus complexe faisant droit aux significations équivoques que recouvre le terme de "temps" selon qu'il relève de la "substance étendue" (res extensa) ou de la "substance pensante" (res cogitans) ;
- un aspect rhétorique et politique qui manifeste une stratégie d'écriture, de circulation, de diffusion et éventuellement de publication des thèses cartésiennes très attentive aux contextes de réception et à leurs effets escomptés ou redoutés. Dans l'enchaînement ordinaire qui va de l'écriture à la publication (s'exposer aux jugements d'un public "lettré"), les textes projetés et promis par Descartes ont souvent fait l'objet de retards, de retardements, de contretemps parfois très calculés, parfois imprévus sinon imprévisibles, jusqu'à en suspendre indéfiniment la publication. Et au delà d'une éventuelle tendance à la procrastination, cette attitude ne tient pas seulement à une "prudence" par ailleurs compréhensible et légitime face aux risque de censure et de possible persécution relativement à telle thèse métaphysique, physique ou théologique. Il y a un étrange voire paradoxal rapport de Descartes au temps de la promesse et simultanément de la défiance à l'égard de toute projection ou anticipation qui retrancherait quelque chose d'une libre disposition de soi, comme si le moment propice à l'exposition d'une idée devait toujours être différé ou suspendu, comme en attente.

Isabelle SERÇA : Qu'a perdu et retrouvé Marcel Proust ?
Le temps est le personnage principal de l'œuvre de Proust, comme le montre le titre général, À la recherche du temps perdu ou le titre du dernier tome, Le Temps retrouvé. La Recherche se termine d'ailleurs par le mot "temps", qui résonne avec celui qui ouvre l'œuvre — "longtemps". Il est donc légitime de se tourner vers ce spécialiste du temps, d'étudier la représentation thématique et la mise en forme stylistique qu'il en donne pour apporter une contribution littéraire à ce colloque interdisciplinaire. Ce faisant, on s'empare des enjeux cognitifs de la littérature, qui nous permet de penser quelque chose d'aussi insaisissable que le temps. C'est le pari du programme ProusTime, "penser le temps avec Marcel Proust, des sciences humaines aux sciences exactes en passant par les arts", dont on dira un mot.

Isabelle Serça est professeure à l'université de Toulouse-Jean Jaurès. Elle a participé au Dictionnaire Marcel Proust (Champion, 2004), a publié Les coutures apparentes de la Recherche (Champion, 2010) et a dirigé (avec G. Henrot) Marcel Proust et la forme linguistique de la Recherche (Champion, 2013) et, avec M. Bonazzi et C. Narjoux, La langue de Maylis de Kerangal : "Étirer l'espace, allonger le temps" (EUD, 2017). Son dernier livre (Esthétique de la ponctuation, Gallimard, "Blanche", 2012) pose la ponctuation comme un objet esthétique en littérature et dans les arts. Elle anime le programme transdisciplinaire Idex ProusTime qui vise à penser le temps à partir de la Recherche avec une équipe de chercheurs de tous horizons ; la publication du Dictionnaire ProusTime est prévue en janvier 2022 aux éditions Le Pommier. Elle organise régulièrement des manifestations interdisciplinaires sur le temps et sur la mémoire qui conjuguent des points de vue divers pour le public universitaire comme pour le grand public.

Virginie van WASSENHOVE : Le temps est-il un "cas" de conscience ?
Si l'on se passe du mot "temps" en neurosciences, le cerveau devient une architecture figée sans conscience, sans souvenir, sans perception, sans attente, sans pensée, bref sans "moi". Le cerveau, matière organique molle, est aussi un système à la dynamique endogène complexe qui doit être explicable selon les lois de la physique. Une approche physicaliste pourrait considérer que le cerveau permet, métaphoriquement, le mouvement — de la motricité corporelle aux constructions logiques de la pensée. Cependant, elle n'explique pas la phénoménologie, la réalité psychologique, ou même la signification de la pensée qui accompagnent la vie consciente humaine (et aussi, en grande partie, animale). Le temps n'échappe pas à cette limitation : décrire l'entropie du système cerveau dans le référentiel de l'observateur externe fournit une description de son vieillissement ou de son entropie sans rendre compte de la phénoménologie associée (consciente ou non). L'approche fonctionnaliste en neurosciences de la cognition considère que la structure et les règles endogènes qui régissent les capacités mentales — génératrices de la conscience — reposent sur des cartes cognitives. Ces cartes générées par l'activité des neurones permettent la construction d'un système de coordonnées espace-temps abstrait au sein du cerveau. L'hypothèse est donc que le temps psychologique, comme cas de conscience, implique la génération neuronale d'une carte cognitive mesurable.

Publications
Gauthier B., Pestke K., van Wassenhove V. (2019), "Building the Arrow of Time… Over Time : A Sequence of Brain Activity Mapping Imagined Events in Time and Space", Cerebral Cortex, 29(10), 4398-4414.
Kononowicz T. W., Roger C., van Wassenhove V. (2019), "Temporal metacognition as the decoding of self-generated brain dynamics", Cerebral Cortex, 29(10), 4366-4380.
Grabot L., van Wassenhove V. (2017), "Time order as psychological bias", Psychological science, 28(5), 670-678.
Van Wassenhove V. (2016), "Temporal cognition and neural oscillations", Current Opinion in Behavioral Sciences, 8, 124-130.
Kösem A., Gramfort A., van Wassenhove V. (2014), "Encoding of event timing in the phase of neural oscillations", Neuroimage, 92, 274-284.
Van Wassenhove V. (2009), "Minding time in an amodal representational space", Philosophical Transactions of the Royal Society B : Biological Sciences, 364(1525), 1815-1830.

Francis WOLFF : Fiat nunc. "Que le maintenant soit ! Et le monde fut". Le big bang métaphysique
Le temps est-il définissable ? Autrement dit, le temps est-il conceptualisable ou relève-t-il d'une intuition inanalysable ? Pourrait-on faire entendre à un esprit parfaitement rationnel mais hors du temps ce qu'est le temps ? La plupart des philosophes modernes en ont douté. Encore faut-il montrer ce qui, du temps, résiste au concept. C'est ce que nous nous proposons d'abord de faire en recourant à une méthode négative : mener le plus loin possible la réduction logique du temps et mesurer l'impasse à laquelle cette entreprise se heurte. On réduit donc d'abord les déterminations du temps-devenir (présent, passé, futur), qui dépendent de la situation temporelle d'un sujet, aux relations objectives entre entités temporelles (simultanéité, antériorité). On réduit ensuite ces relations elles-mêmes à des relations logiques (relation d'équivalence et relation d'ordre). On réduit ensuite ces relations à des principes rationnels. On parvient finalement à trois concepts et à trois principes rationnels : d'un côté les concepts d'existence (qui n'est pas un concept stricto sensu), celui d'état du monde (comme ensemble des états de choses compatibles), et celui de monde (comme ensemble des états du monde incompatibles) ; et d'un autre côté le principe de contradiction et les principes que j'appellerai de raison identificatrice et de raison "altérisatrice". On se heurte alors à deux difficultés insurmontables qui signent la réintroduction nécessaire du temporel dans le logique : les différents états du monde ne peuvent pas à la fois exister et déterminer le suivant ; un même état de chose ne peut pas à la fois exister dans le monde et dans un état du monde. Or ces deux contradictions sont dues l'une et l'autre à l'impossibilité de conceptualiser le "maintenant". Mais inversement, elles révèlent qu'il suffirait de se donner l'existence du "maintenant" pour se donner l'existence du temps et même celle du monde. Un seul fiat nunc s'avère ainsi suffisant à produire l'existence d'un monde spatio-temporel. On en conclut que le "maintenant" est l'équivalent métaphysique du big bang physique.

Francis Wolff est professeur émérite de philosophie à l'École normale supérieure (Paris). Il a aussi été professeur aux universités de São Paulo (Brésil) et de Nanterre.
Publications sur le temps
"Aristote face aux contradictions du temps", in Aristote et la pensée du temps, Presses de l'université de Nanterre.
A dirigé le numéro spécial de la Revue de métaphysique et de morale, 4, 2011 sur "Temps physique, temps métaphysique", avec une contribution intitulée : "Le temps comme concept hybride".
Dire le monde, 3ème ed. augmentée, Hachette-Pluriel, 2020.


Le temps suspendu, par Chloé MOGLIA (artiste et trapéziste)
La suspension du corps, comme celle du souffle, entraîne la sensation que le temps aussi se suspend, voire se dilate. Suspension rime avec cessation. En effet, une certaine activité s'arrête : on a cessé de courir partout. On n'avance plus, ayant troqué le plan horizontal de nos habitudes et de nos cheminements pour une verticale sèche qui ne mène nulle part. Dans ce nulle part, il n'y a finalement qu'à bien se tenir pour survivre et, si la magie opère, pour observer. Notre rapport à l'agir change : agitation, action et cogitation tendent à se dissoudre. Si nous y prêtons attention, un espace et un temps s'ouvrent. Cela se déploie dans le silence, entre le lourd et le léger, entre le grave et le moins grave, entre des matières à forte densité et le si peu palpable des nuages. Afin de partager ces observations, je présenterai la performance Horizon et raconterai plus en détail où me mènent ces observations qui relient l'effort, le souffle, le poids, les idées et les récits, l'attention, le corps, les sens, le temps, le vertige et les peurs

Chloé Moglia étudie suspendue dans le vide. Elle s’intéresse particulièrement aux sensations de dilatation et de contraction du temps, aux variations du poids et aux fluctuations de l’attention dans les différents régimes d’activité qu’offre la suspension. Elle déploie une grande part de ses activités dans le domaine du spectacle, des arts visuels et de la performance, au sein du Rhizome (rhizome-web.com)
Publication
Pratiquer la question, Revue Esquisse(S), n°15.


SOUTIENS :

• Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA)
Fondation suisse d'études
Horlogerie Audemars Piguet