"CERISY, UN LIEU QUI LIBÈRE ?"
RENCONTRE AVEC HENRI TRUBERT
Suite à nos échos au colloque Métamorphoses par le paysage qui s'est déroulé du 14 au 20 mai, à travers, cette fois, l'entretien avec Henri Trubert, cofondateur des éditions Les Liens qui Libèrent. L'occasion de lever le voile sur l'origine de ce joli nom.
Enfin, nous allons pouvoir connaître l'origine de Les liens qui Libèrent que nous tenons pour être le plus beau nom donné à une maison d'édition…
Henri Trubert : Ce nom est né en 2009, au mois de septembre précisément. Avec Sophie Marinopoulos, nous avions décidé de créer une maison d'édition. Projet dont j'ai fait part à un de mes grands amis, l'économiste et regretté Bernard Maris. Il s'en était dit alors très surpris : à l'époque, je travaillais dans une très belle maison d'édition, Fayard, qui m'avait proposé un poste prestigieux. Mais j'éprouvais une urgence : empêcher cette césure de plus en plus flagrante entre ce qu'on sait du monde, des interactions qui y sont à l'œuvre, et donc les relations, les liens, d'une part, et, d'autre part, la manière dont on gouverne, en séparant, au nom de l'individualisme, les gens plutôt que de chercher à les réunir. Dans ce contexte, je souhaitais "émanciper mes idées", c'est la formule que j'avais utilisée. Ce à quoi Bernard a réagi en s'exclamant : "Mais c'est des liens qui libèrent que tu veux créer avec ce projet de maison d'édition !". Des liens qui libèrent… C'était tout à fait ça ! J'avais le nom de ma maison d'édition ! Je lui ai demandé l'autorisation de reprendre la formule, ce à quoi il a répondu par un "Bien sûr !". Voilà comment LLL est né. Trois jours plus tard, Bernard me rappelle. À la réflexion, il ne verrait pas d'inconvénient à ce que je rappelle, si je conservais ce nom, qu'il en était à l'origine [Rire]. J'y ai vu une belle marque de confiance quant à l'avenir de ma maison d'édition !
Merci pour la réponse à cette question lancinante que je me posais depuis le jour où j'ai entrepris la lecture d'un de vos titres : Bidoche, de Fabrice Nicolino.
Henri Trubert : Le premier titre de LLL, paru en 2009 !
Je l'ignorais ! Je ne savais pas non plus qu'un jour je vous rencontrerais à Cerisy. Quelles circonstances vous y ont conduit ?
Henri Trubert : Je connais Bertrand Folléa depuis quelques années. Nous avons l'un et l'autre des attaches à Uzès où nous sommes voisins ! Il m'avait fait part de son projet de colloque à Cerisy et souhaitait que j'y évoque l'expérience du Parlement des Liens, qui se tient chaque année depuis quatre ans — le premier a eu lieu à Paris, les suivants à Uzès. Pour mémoire, ce Parlement a l'ambition d'engager la réflexion autour des grands enjeux des territoires dans des domaines aussi divers que la santé, l'économie, l'éducation, etc., avec des acteurs de la Région Occitanie — collectivités, associations, citoyens, entreprises…
Quel lien, justement, entre ce parlement et le paysage ?
Henri Trubert : Jusqu'à présent, cet enjeu du paysage n'a pas été au centre de nos débats, sauf à l'envisager en un sens métaphorique, le "paysage des idées". C'est précisément cela que Bertrand a voulu que j'explore en en décrivant ce qu'en seraient le relief, les vallées, les prairies… Au cours de la table ronde à laquelle j'ai été convié, j'ai fait part de mon sentiment d'être dans un moment particulier où le cœur des savoirs participe à des "trans-dépendances". Si nous voulons éclairer le monde et les transitions en cours, il nous faut les penser à la fois dans leur dimension environnementale et économique — ce que l'on fait bien désormais —, mais aussi dans leurs dimensions politique, au regard des ontologies, des imaginaires, du droit, à la lumière de toutes les sciences : les sciences humaines et sociales, les sciences de le Terre, du Vivant, etc. En réalité, rien n'existe sans autre chose qui le constitue dans un ensemble de relations. C'est cela que j'appelle la "trans-dépendance des idées", de quelque domaine disciplinaire qu'elles proviennent.
Cette trans-dépendance n'est-elle pas une autre manière de parler de "liens qui libèrent" ?
Henri Trubert : C'est en effet la même chose. Je n'ai pas changé d'orientation. Ces liens qui libèrent, c'est ce qui me guide depuis maintenant quarante ans. Je revendique aussi de m'inscrire en cela dans la théorie de la complexité d'Edgar Morin.
Pour en revenir au paysage, je pensais que vous alliez justifier votre présence au colloque par le soin que Bertrand Folléa met à appréhender ce paysage en termes de relations, par la capacité de la démarche paysagère à mettre en rapport les différents acteurs d'un territoire, en leur permettant de transcender des visions particulières attachées aux usages spécifiques qu'ils en font…
Henri Trubert : Le fait est, et c'est ce qui justifie chez lui cette métaphore de l'archipel, dont il souligne justement la capacité à mettre en relation, en l'occurrence des îlots et des îles. Dans cette perspective, la mer n'est pas une puissance séparatrice ; au contraire, elle fait le lien par un entre-deux. Seulement, si on considère le paysage comme on l'a fait depuis la Renaissance, à savoir comme une ressource ou un décor, on passe à côté de sa capacité invraisemblable, infinie de transformation, d'intrication, d'intra-action, serais-je tenté de dire, de sorte qu'il est appelé à évoluer, certainement pas à rester figé. En cela, il doit être mieux pris en compte dans la perspective des transitions qui, par définition, participent, elles aussi, d'un mouvement.
Au-delà des échanges intellectuels auxquels elle donne lieu, comment vivez-vous cette expérience cerisyenne avec sa sociabilité rythmée au son de la cloche, dans le cadre d'un château et ses dépendances, son parc, ses allées dans lesquelles nous cheminons d'ailleurs pour les besoins de cet entretien…
Henri Trubert : C'est la première fois que je viens à Cerisy et j'en suis très agréablement surpris. Étudiant, j'avais lu les actes du colloque de Cerisy Nietzsche aujourd'hui ? paru en 1973 aux éditions 10/18, sous la direction de Maurice de Gandillac et de Bernard Pautrat [actes réédités en 2011 aux éditions Hermann, dans la collection "Cerisy/Archives"]. Je les avais annotés au fil de ma lecture. Depuis, je m'étais fait de Cerisy l'idée d'un lieu incroyable, propice à de riches discussions sur des sujets variés avec des personnes qui viennent d'horizons différents. C'est effectivement le cas. Le cadre, avec son château, son parc, est magnifique. Quel paysage ! Nous avons eu la chance de jouir d'un beau temps. L'ambiance y a été tout aussi agréable à la nuit tombée, avec ces ciels étoilés.
Avant d'y venir une première fois, vous aviez déjà noué un lien important en publiant les actes d'un colloque…
Henri Trubert : Oui, absolument ! Les actes du colloque Vers une république des biens communs ?, parus en 2018 [sous la direction de Nicole Alix, de Jean-Louis Bancel, de Benjamin Coriat et de Frédéric Sultan].
Avant de clore cet entretien, je ne résiste pas à l'envie de vous poser cette question qui m'est venue chemin faisant : Cerisy ne suggère-t-il pas la possibilité de "Lieux qui Libèrent" quand bien même pourrait-il donner l'impression d'être perdu au milieu de nulle part ?
Henri Trubert : Il se trouve que nous réfléchissons à une nouvelle collection,"Les Luttes qui Libèrent". Pourquoi pas en effet, une autre sur "Les Lieux qui Libèrent" ? Au-delà du fait de préserver les trois L, elle rendrait justice à des lieux comme celui-ci. Car, bien évidemment, Cerisy est un lieu qui libère, à tous le moins les esprits, les idées, précisément en ceci qu'il nous incite à nous décentrer, à faire des pas de côté.
Propos recueillis par Sylvain ALLEMAND
Secrétaire général de l'AAPC