Témoignage

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"À CERISY, LE DÉVELOPPEMENT DURABLE, C'EST ENCORE DU BONHEUR !"

RENCONTRE AVEC JEAN-FRANÇOIS CARON


Cette année 2025, la saison du Centre culturel international de Cerisy a été inaugurée par le colloque Métamorphoses par le paysage. Il fut l'occasion d'y revoir notamment Jean-François Caron qui avait laissé un souvenir marquant suite à un précédent colloque intervenu vingt ans plus tôt, en 2005 : le témoignage sur le développement durable qu'il mettait alors en œuvre dans la commune de Loos-en-Gohelle dont il était maire, avait enthousiasmé le public, au point d'inspirer jusqu'au titre des actes du colloque : Le développement durable, c'est enfin du bonheur !

Jean-François Caron, Henri Trubert, Patrick Moquay,
Cyril Gomel, Jean-Yves Chapuis, Vincent Montrieux


Votre nom est spontanément associé au souvenir du colloque Entreprises, territoires : construire ensemble un développement durable ? auquel vous aviez participé en 2005 pour témoigner de ce que vous faisiez en la matière dans votre commune de Loos-en-Gohelle, dont vous étiez maire. Colloque dont les actes vous sont redevables puisque vous en aviez inspiré le titre : Le développement durable, c'est enfin du bonheur ! (Éditions de L'Aube, 2006), phrase en forme de cri du cœur que vous aviez lancée au cours de votre intervention, non sans redonner espoir aux personnes présentes ce jour-là ! Mais est-ce votre cas : avez-vous gardé souvenir de ce premier passage mémorable, sachant que vous avez eu l'occasion de revenir depuis à Cerisy.

Jean-François Caron : Complètement ! À l'époque, j'étais jeune vice-président de la Région Nord-Pas-de-Calais. Je m'affrontais à la question de savoir comment les enjeux de transition écologique et de durabilité pouvaient se traduire dans les politiques publiques, au-delà de politiques environnementales sectorielles relatives à l'eau, aux déchets, à l'énergie, etc. Ma conviction était qu'il fallait s'engager dans une approche globale tout à la fois environnementale, économique, sociale. Dans cette perspective, la question démocratique me paraissait centrale, car si on veut aller vers plus de durabilité, cela suppose une réorientation de nos modèles de développement et, donc, de le faire en conscience avec l'ensemble de la société. Pour le dire autrement, le développement durable ne peut pas être qu'une affaire de technique et de règlementation. C'est un enjeu puissamment politique, au sens noble de ce terme.
Quand, donc, je suis venu ici, à Cerisy, j'étais aux manettes d'une collectivité territoriale importante, avec toutes les difficultés que cela pouvait néanmoins poser par rapport aux représentations qu'on se faisait alors du développement, surtout dans une région comme celle du Nord-Pas-de-Calais, où ce développement a longtemps reposé sur une logique productiviste, à rebours d'un développement "durable". La région a de fait subi les effets de l'extraction industrielle du charbon, les pollutions multiples qui en ont résulté. Si la fin de cette industrie était donc une bonne chose, une autre réalité était à prendre en considération : la difficulté, en l'absence de nouveaux débouchés, de franges entières de la population à trouver un emploi. Tant et si bien que le discours écologiste n'allait pas de soi : avant toute chose, les gens avaient besoin de retrouver un emploi ou d'assurer un avenir professionnel à leurs enfants. Or jusqu'ici, c'est l'industrie charbonnière qui pourvoyait en emplois. Son déclin n'était donc pas vécu par tous comme une perspective heureuse, loin de là. D'autant moins que cette industrie faisait partie du patrimoine. Ici, on avait été mineur de père en fils et petit-fils !

Comment aviez-vous vécu la perspective d'intervenir à Cerisy ?

Jean-François Caron : Je ne connaissais pas ce lieu. Mais quand je disais que je me rendrais à Cerisy, des amis réagissaient sur le mode : "Cerisy ? Quel honneur !". Je me suis donc documenté… En découvrant tous les grands penseurs qui y étaient venus, je n'en menais pas large. Je m'imaginais au milieu d'intervenants qui seraient autrement plus savants que moi !
Une fois sur place, et à mesure du déroulement du colloque, j'ai découvert des gens passionnants. Je compris mieux ce principe d'un colloque de Cerisy consistant à y rester plusieurs jours : cela permet de poursuivre des échanges dans la durée. Je découvris aussi que ce que je racontais pouvait intéresser tout un auditoire ! Ce qui n'avait pas manqué de me frapper, car, moi, je ne me considérais pas comme un intellectuel. J'étais juste quelqu'un d'un peu besogneux qui essaie de faire de son mieux ou de son moins mal.
J'ai fait de véritables rencontres, comme la vôtre Sylvain, que j'ai eu l'occasion de revoir depuis en d'autres occasions, à Loos-en-Gohelle sinon dans le Nord-Pas-de-Calais, celle d'Edith Heurgon et d'autres encore.
C'est au cours de ce colloque que j'ai eu le sentiment d'un début de reconnaissance, la confirmation que ce j'essayais de faire à l'échelle de ma commune et de ma région allait dans le bon sens. De ce point de vue, Cerisy a été une étape pour gagner en confiance, me conforter dans l'idée qu'il me fallait tenir bon. Certes, nous étions encore loin de parvenir à un développement durable, mais nous étions sur la bonne voie.
Sans compter les traces tangibles laissées par ce colloque à travers ses actes publiés sous ce titre qui reprenait une phrase que j'avais prononcée — "Le développement durable, c'est enfin du bonheur !". Le comble quand j'y repense : non seulement, je m'étais rendu à Cerisy, mais encore je devais inspirer le titre d'un bouquin ! Encore une étape dans ma vie à marquer d'une pierre blanche ! [Rire].

Depuis, vous êtes revenu une 2e fois, en 2017, à l'occasion du colloque Villes et territoires résilients, puis une 3e fois, pour ce colloque-ci, Métamorphoses par le paysage. Qu'est-ce qui vous y a conduit ?

Jean-François Caron : J'ai été invité par Bertrand Folléa, le codirecteur de ce colloque, qui tenait à ma présence. Je dis bien "qui tenait à ma présence", pour suggérer une insistance et, de ma part, un premier mouvement d'hésitation, car cela me paraissait incompatible avec mon agenda. Pour mémoire, je préside la Fabrique des Transitions au niveau national, ce qui occasionne de nombreux déplacements à travers la France. Preuve s'il en était besoin que Loos-en-Gohelle et sa région font désormais référence au point que d'autres collectivités territoriales souhaitent s'en inspirer et bénéficier de mes conseils. Mais cela rend d'autant plus compliqué un déplacement jusqu'à Cerisy, a fortiori pour y rester durant la totalité d'un colloque. Devant l'amicale insistance de Bertrand, qui souhaitait que je présente mon expérience sur l'articulation paysage et transition écologique, je me suis organisé pour y rester quelques jours, en connaissance de cause de ce que représente par ailleurs Cerisy : un investissement en termes de temps qu'il faut consentir sans être certain du résultat. Cela dit, de manière générale, si, à Cerisy, des communications ne m'apportent pas grand-chose, je sais que d'autres en revanche "décalent", ouvrent sur de nouvelles perspectives. Ce devait être plus encore le cas de ce colloque-ci qui souhaitait éviter l'entre-soi, s'adresser au-delà des paysagistes. Il devait y être question de géochimie [à l'occasion de l'intervention du géologue Jérôme Gaillardet], d'approches philosophique, psychologique… J'ai donc dis oui et je ne le regrette pas !

Sans compter cette sociabilité faite d'échanges plus informels lors des repas qu'on partage et qui offrent le temps de dissiper d'éventuels malentendus avec des intervenants et/ou des auditeurs.

Jean-François Caron : Puisque vous évoquez les repas, j'ajoute qu'on a la possibilité de les partager à chaque fois avec des personnes différentes, ce qui décuple les opportunités de rencontres improbables. Cela a permis aussi d'atténuer la frustration que j'ai pu ressentir au sortir du format de la table ronde à laquelle j'avais été convié. Elle ne comptait pas moins de cinq intervenants… Le temps de prise de parole de chacun s'en est trouvé fortement réduit. Forcément, cela oblige à synthétiser son propos. A priori, les intervenants qui fréquentent Cerisy maîtrisent leur sujet, sont censés se comprendre. Si malentendus il y a, ils viennent davantage de cette contrainte.
De manière générale, j'observe une tendance à privilégier le casting sur les sujets à débattre. Prenez l'exemple de la participation habitante, un enjeu sur lequel je suis amené à intervenir fréquemment. Une fois qu'on a exposé deux/trois concepts, il faut entrer dans le détail, l'opérationnalité des choses : comment mettre en œuvre cette participation habitante ? Avec quel support technique, numérique ? (etc.). Autant de choses qui demandent des développements et, donc, du temps…

Revenons-en à ce colloque-ci et sa thématique paysagère. Comment y êtes-vous venu ? Dans mon souvenir, elle n'était pas encore présente dans l'approche du développement durable dont vous aviez témoigné lors de votre premier colloque cerisyen… Mais peut-être qu'à l'époque, la Région du Nord-Pas-de-Calais était encore loin de pouvoir s'enorgueillir des paysages hérités de l'ère de l'exploitation industrielle du charbon… Depuis, un chemin a été parcouru qui a rendu plus attractifs ces paysages moyennant un important effort de réhabilitation, de patrimonialisation et de renaturation…

Jean-François Caron : C'est vrai, même si je perçois un biais dans votre vision des choses : elle suggère que les paysages n'auraient pas été jugés assez beaux, qu'un jugement esthétique primait. Je pense plutôt, ainsi que je l'ai dit lors de la table ronde, que l'enjeu majeur était d'assumer notre passé industriel, d'arrêter de nous en excuser, que le temps était venu d'utiliser tous les leviers à notre disposition pour remobiliser la population, la rendre fière de ce passé pour lui permettre de mieux se projeter vers un autre développement, plus durable. C'est alors seulement que s'est imposée l'entrée par le paysage. Personnellement, quand je me suis engagé dans la reconnaissance des terrils au titre de patrimoine culturel de l'humanité, je ne mettais pas en avant des considérations paysagères. Un paysage n'a pas vocation à ne servir que de carte postale. Ce que ce colloque rappelle à juste titre. Un paysage correspond d'abord à un milieu habité, façonné par des usages, des représentations. Tant et si bien que, pour moi, l'enjeu a d'abord été de promouvoir les terrils à travers des pratiques physiques expérientielles en considérant qu'elles auraient un effet plus puissant que de grands discours. Pour cela, je me suis attaché à impliquer les habitants, à leur faire changer de posture, à les mettre eux et les autres acteurs du territoire en mouvement, en m'appuyant sur les ressources du territoire, à commencer par ces terrils qu'il ne s'agissait pas de nier, encore moins de chercher à faire disparaître. Il y avait donc bien une approche paysagère, mais qui n'était pas explicite. Depuis, j'ai pris la mesure de l'intérêt d'une telle approche. Entretemps, il y a eu l'inscription du bassin minier sur la liste du patrimoine mondial de l'Unesco ; je suis devenu président national de l'association des sites français qui y sont inscrits — le Pont du Gard, le Mont Saint-Michel, la Cathédrale Notre-Dame… Autant de sites qui, évidemment, sont indissociables des paysages dans lesquels ils s'inscrivent. Si d'ailleurs je devais retenir un premier enseignement de ma présidence de cette association, ce serait celui-là : la diversité de ces sites patrimonialisés : il peut s'agir aussi bien d'édifices religieux, de vestiges archéologiques que de sites industriels — des sites miniers comme dans ma région, ou d'autres encore comme la Saline Royale d'Arc-et-Senans. Une diversité qui n'a pas été aussi sans m'amener à renouveler ma vision du patrimoine, lequel peut être associé à un monument, une architecture — c'est ce à quoi on pense en premier — mais aussi à des pratiques, à un milieu naturel. C'est dire au passage les enjeux éducatifs y compris au regard de la question du paysage qu'il nous faut traiter : il y a nécessité d'apprendre à voir autrement le patrimoine comme le paysage. Ni l'un ni l'autre ne sont donnés une fois pour toute, mais sont amenés à évoluer. Ce que le colloque a été aussi l'occasion de rappeler.
Vous l'aurez compris : le paysage est plus que jamais au cœur de mes préoccupations quotidiennes au point de justifier pleinement l'effort consenti pour venir jusqu'ici. Ce colloque confirme à quel point l'approche paysagère permet de faire le lien entre une multitude de problématiques que j'ai été amenées à traiter sans toujours parvenir à les mettre en relation.

Propos recueillis par Sylvain ALLEMAND
Secrétaire général de l'AAPC