Publication 2025 : un des ouvrages


EN RURALITÉ

DES EXPÉRIENCES TERRITORIALES PROMETTEUSES DE RÉGÉNÉRATION EN PAYS COUTANÇAIS ET GRANVILLAIS


Nicole MATHIEU (dir.)


Avec la collaboration de Clémence THOURET


Comment passer d'un colloque complexe, mettant en tension les conceptions méthodologiques et les intérêts des participants au projet européen Ruralization, à une publication qui ne prenne pas la forme d'actes de colloque et qui soit porteuse d'un sens populaire, ouvert sur les futurs des ruralités ?
Comment redonner une vigueur à la définition de ce qu'est et sera le rural ? Comment retisser les relations généralement disjointes entre agriculteurs et nature, entre ruraux et agriculteurs, entre cultures, milieux ruraux et urbains ?
Nous sommes parties de l'apport le plus inattendu, venu de celles et de ceux qui n'ont pas coutume de prendre la parole devant le monde de la recherche et du politique : jeunes "successeurs" refondant une "entreprise" familiale, maraîchers et cultivateurs en "conversion", jeunes en situation précaire faisant preuve d'une lucidité surprenante sur l'état de la société, habitants s'impliquant dans leurs lieux de vie, mais aussi professionnels militants sociaux dont l'action est souvent ignorée ou sous-estimée par les pouvoirs locaux. C'est cette approche que la présente publication a souhaité transmettre et approfondir. Comme une inversion du rituel d'un colloque : ceux qui n'ont pas la parole habituellement partagent leurs leçons de vie avec ceux qui la prennent plus souvent.
Ce hors-série s'applique donc à revenir à la fois sur ce qui a été le plus productif du point de vue de notre méthode de travail, l'action-recherche, incarnée par deux expériences prometteuses en particulier : le Campus Métiers Nature de Coutances et sa mise en œuvre pionnière de l'éducation à la nature ; la Mission locale du bassin d'emploi granvillais comme constructeur de liens durables sur le territoire.
Il met aussi en valeur la dimension insolite de ce colloque à travers une sélection des meilleurs moments qui sont aussi les futurs du rural : la parole aux invisibles, les agriculteurs qui rentrent au château, les jeunes qui questionnent leurs lieux de vie d'aujourd'hui et de demain, les acteurs de terrain qui expriment les dessous de leurs pratiques. Restituer ces paroles pourrait constituer des leçons de vie pour construire les ruralités de demain.


Ouvrage issu d'un colloque de Cerisy (2022) [en savoir plus]
Non disponible à Cerisy [n°694]

CARACTÉRISTIQUES

Éditeur : Revue Études Normandes

Collection : HORS-SÉRIE - septembre 2025

ISBN : 977-0-0142-1529-5-01

Nombre de pages : 84 p.

Illustrations : Couleurs

Prix public : Gratuit

Année d'édition : 2025

Exemplaire papier à commander auprès de Nicole Mathieu : nicole.mathieu@univ-paris1.fr

PRESSE / MÉDIAS

Nicole MATHIEU : La Manche, un observatoire pertinent choisi pour ses potentialités de "régénération rurale" (projet européen Ruralization) [enregistrement audio en ligne sur Canal U, chaîne La forge numérique | MRSH de l'université de Caen Normandie]

Témoignage

Tous les témoignages


"FAIRE AVEC LE SAUVAGE, RENOUER AVEC LES VIVANTS
ENTRE SCIENCES ET LITTÉRATURE"

RENCONTRE AVEC COLETTE CAMELIN


Au cours de l'été 2023, le Centre culturel international de Cerisy accueillait deux colloques en parallèle, comme il arrive en cette période de la saison cerisyenne : Que peut la littérature pour les vivants ? (sous la direction de Colette Camelin, Bénédicte Meillon et Alain Romestaing), d'une part ; Le renouveau du sauvage (sous la direction d'Erwan Cherel, Lydie Doisy, Raphaël Larrère et Fabien Quétier), d'autre part. Mais cette fois, leur programme prévoyait des séances communes. Bien plus, ils débouchèrent sur des actes publiés dans un seul et même volume : Faire avec le sauvage, renouer avec les vivants. Entre sciences et littérature (HDiffusion, 2025). Une première ! Codirectrice d'un de ces colloques et de leurs actes, Colette Camelin, professeure émérite de littérature française à l'université de Poitiers, nous en dit plus sur cette double initiative dont l'idée puise en réalité loin dans le temps.

Photo de groupe des deux colloques réunis


Avant d'en venir à ces actes issus non pas d'un mais de deux colloques de Cerisy, pouvez-vous commencer par revenir sur la genèse de ceux-ci. L'intention de les articuler était-elle affichée dès le départ de leur programmation ?

Colette Camelin : Non, d'autant moins qu'initialement, les deux colloques avaient été programmés l'un indépendamment de l'autre, et conçus selon leur propre logique. Les deux découlaient cependant de la même conscience aiguë des conséquences désastreuses de l'agriculture productiviste, de l'extractivisme, etc., pour la planète et ses habitants : des dégradations de l'environnement, mais aussi, sur un plan plus politique, la montée de populismes qui remettent en cause jusqu'aux politiques de préservation de la biodiversité et des ressources naturelles. Autant de constats désespérants qui auraient pu donner une tonalité pessimiste à nos deux colloques. Mais, justement, les deux équipes organisatrices partageaient aussi le refus de se résigner à ces évolutions, et manifestaient leur volonté d'agir. Comment ? En créant les conditions d'échanges interdisciplinaires — ce que favorise un lieu comme Cerisy —, puis en diffusant le fruit de ces échanges dans la société à travers la publication d'actes, notre objectif étant de toucher le plus grand nombre et de susciter chez chacun le désir de changer ses propres rapports au vivant et au sauvage. Car, comme le dit Bruno Latour, "Non, la Terre ne va pas disparaître, les humains, non plus. Il faut juste se mettre au boulot !" (Bruno Latour, "L'apocalypse, c'est enthousiasmant", propos recueillis par Jean Birbaum, Le Monde, 31 mai 2019).

Comme on l'imagine, les directeurs de l’un et de l'autre colloque se connaissaient assez pour se risquer à envisager des séances communes…

Colette Camelin : Détrompez-vous ! Nous ne nous connaissions pas du tout ! Pour ce qui me concerne, j'avais lu les livres de Raphaël et Catherine Larrère, mais je ne les avais jamais rencontrés. Les directeurs de l'un et de l'autre colloque viennent d'univers disciplinaires très différents : Raphaël était agronome de formation, zootechnicien ; il a beaucoup travaillé sur les relations avec les animaux, dont il a tiré son idée de "contrat domestique" et a beaucoup étudié les pratiques agricoles et forestières avant de s'orienter vers les questions d'éthique environnementale auxquelles il a consacré plusieurs livres, coécrits avec Catherine. Rappelons qu'il présida pendant dix ans le conseil scientifique du Parc national du Mercantour. Des travaux et des engagements multiples qui devaient l'amener à constater le "renouveau du sauvage" à partir notamment d'espèces domestiques. Il parlait bien d'un "renouveau" et non d'un retour, car ces espèces autrefois domestiquées ne retrouvent pas un état d'avant la domestication. Il avait déjà organisé un séminaire sur cette thématique, qui devait l'inciter à proposer à Edith Heurgon (directrice du CCIC) un colloque. À peu près au même moment, elle et moi réfléchissions à un colloque sur le rapport entre littérature et le vivant. Nous sommes alors en 2019, soit avant la crise sanitaire liée au Covid-19 et aux périodes de confinement auxquelles elle devait donner lieu.

Venons-en à votre propre colloque. Comment l'idée vous en est-elle venue ?

Colette Camelin : J'avais de longue date un rêve ! Celui de faire dialoguer des pratiques littéraires et des travaux scientifiques autour de la question du vivant. Ce rêve doit beaucoup à ma lecture d'Edgar Morin, dans les années 1990. Ce dernier insistait déjà sur la nécessité — je le cite [elle consulte ses notes] — d'"articuler, de relier, de contextualiser les savoirs, car les problèmes sont transdisciplinaires". Il prône en conséquence un rapprochement des sciences et des humanités. Ce à quoi je me suis employée, dans le cadre de mes enseignements — en travaillant sur divers auteurs comme Saint-John Perse, Segalen et Lorand Gaspar, etc.
Mais ma démarche en restait encore au stade du bricolage. Je sentais que j'avais besoin de me former, de me doter d'une méthode, pour reprendre le titre de l'œuvre majeure d'Edgar Morin, La Méthode (Seuil, 2008). C'est dans cet état d'esprit que j'ai assisté à deux colloques de Cerisy : Le moment du vivant, organisé en 2012, sous la direction d'Arnaud François et de Frédéric Worms, puis, quelques années plus tard, en 2019, Humains, animaux, nature : quelle éthique des vertus pour le monde qui vient ? sous la direction de Corine Pelluchon et Jean-Philippe Pierron. Ces colloques me fournirent les fondations dont j'avais besoin pour proposer à Edith un colloque sur la littérature dans son rapport au vivant. Je me souviens très bien du moment : c'était en janvier 2019, juste après la signature du bon-à-tirer des actes du colloque Segalen 1919-2019 : "Attentif à ce qui n'a pas été dit", Edith, qui avait participé à cette séance, me demanda, en sortant de chez l'éditeur, si je souhaitais préparer un autre colloque. Je lui fis part de mon rêve, d'en faire un sur la littérature dans ses relations avec des "scientifiques", dans le même esprit interdisciplinaire qui avait dicté le premier colloque que j'avais codirigé quelques années plus tôt, en 2013. Intitulé 1913 Cent ans après : enchantements, désenchantements, il mêlait des approches littéraires, philosophiques, artistiques — avec des contributions sur la danse, la musique, la peinture… Edith a aussitôt manifesté son intérêt et donné son accord de principe. Il ne restait plus qu'à monter ce colloque ! [Rire].

Nous ne reviendrons pas plus en détail sur la genèse de ce colloque, car le lecteur peut la découvrir dans l'avant-propos des actes que vous venez de publier. En revanche, pourriez-vous rappeler les circonstances qui ont décidé de leur programmation en parallèle ?

Colette Camelin : C'est là qu'intervient la sérendipité…

Ah la sérendipité ! Je ne peux qu'être tout ouïe…

Colette Camelin : [Rire]. Chaque rivière — si on peut filer cette métaphore pour évoquer nos deux colloques — suivait son cours, tranquillement, en se nourrissant de rencontres et de lectures. Jusqu'à ce que surviennent d'heureux hasards, auxquels le "bassin versant" de Cerisy est particulièrement propice avec sa passeuse de frontières disciplinaires qu'est Edith.
Parmi ces heureux hasards, il y eut… la crise sanitaire liée au Covid-19… Parler d'heureux hasard à son propos peut paraître surprenant et même choquant tant elle a été d'abord synonyme de drames. Toujours est-il que si elle aura eu pour effet de contraindre de reporter à plusieurs reprises nos deux colloques, ceux-ci finirent par être programmés au même moment, ce qui, comme je l'ai dit, n'était pas prévu initialement.
Entre temps, en 2021, j'étais intervenue au colloque L'enchantement qui revient (sous la direction de Rachel Brahy, Jean-Paul Thibaud, Nicolas Tixier, Nathalie Zaccaï-Reyners), au cours duquel Edith reçut un appel de Raphaël lui annonçant que son colloque devait être (de nouveau…) reporté en 2023 pour cause, cette fois, d'un problème de financement. C'est à ce moment-là qu'Edith a proposé de programmer les deux colloques en parallèle. Un mal pour un bien puisque cela me laissait encore deux ans de préparation, avec également la possibilité d'animer le Foyer de création et d'échanges de l'année suivante, en proposant en guise de fil conducteur, une réflexion collective (avec les résidents) sur le thème "Que peut la littérature pour les arbres ?" — dans l'esprit d'un "proto-colloque" selon la formule d'Edith —, tout en préparant le volume de la collection "Les Traversées de Cerisy", sur le thème Écrire avec les vivants [Hermann, 2022] — un recueil de communications tirés d'actes de colloques de Cerisy, ayant traité de ce thème.
Bref, la Déesse grecque du hasard, Tyché, eut l'amabilité de se rappeler à plusieurs reprises à notre bon souvenir…

Mais pourquoi l'université n'aura pas permis d'exaucer votre rêve ?

Colette Camelin : [Soupire]. Je me garderai de noircir le tableau de la situation du monde universitaire. D'autres sont parvenus à créer les conditions d'un dialogue entre des disciplines qui se méconnaissent. Pour ma part, je me suis toujours sentie enfermée dans les cases disciplinaires. J'ai essayé de faire venir des scientifiques à des colloques que j'organisais, mais c'était toujours compliqué ; les chercheurs pressentis ne voyaient pas forcément l'intérêt de sortir de leur domaines de recherche… À se demander si c'est le principe même de ce dialogue interdisciplinaire qui était compliqué à instaurer.
Heureusement, ce n'est pas le cas. Le premier colloque que j'ai organisé à Cerisy — 1913 Cent ans après : enchantements, désenchantements, avec Marie-Paule Berranger — m'en apporta la démonstration non sans me redonner espoir. Enfin, je trouvais un espace où faire dialoguer des chercheurs d'horizons disciplinaires apparemment les plus éloignés — scientifiques et littéraires. Depuis, j'ai acquis une conviction : Cerisy est le cadre le plus approprié où organiser ce type de dialogue. C'est toujours ainsi que je l'ai vécu, y compris au cours des colloques — une dizaine à ce jour ! — auxquels j'ai participé comme intervenante ou auditrice.

Raphaël Larrère pourrait reprendre tel quel ce que vous venez de dire, lui qui y a organisé ou a participé à plusieurs colloques…

Colette Camelin : Absolument ! Raphaël avait participé à de nombreux colloques, à différents titres — directeur, intervenant, auditeur —, soit seul, soit avec Catherine. Il y avait notamment organisé le colloque Les animaux, deux ou trois choses que nous savons d'eux avec la philosophe Vinciane Despret, ce qui attestait de son esprit d'ouverture à des disciplines autres que "scientifiques".

Nul doute que le fait que les équipes de direction de vos colloques respectifs comptaient des "Cerisyens" — des personnes connaissant Cerisy pour s'y être rendus à maintes reprises — a dû favoriser l'amorce du dialogue : vous ne vous connaissiez pas forcément, mais vous aviez au moins tous l'expérience de Cerisy…

Colette Camelin : Non seulement nous connaissions Cerisy, mais encore nous avions l'expérience de la direction de colloques cerisyens.

Ce qui est essentiel quand on sait que la préparation d'un colloque prend en général deux ans !

Colette Camelin : Comme vous le savez, le principe des colloques parallèles n'était pas nouveau. Chaque année, Cerisy en propose. Reste qu'il est peu fréquent que des parallèles se rencontrent ! [Rire]. Pourtant, c'est bien ce qui s'est produit et plus rapidement qu'on pouvait le penser. Raphaël souhaitait de longue date un dialogue avec des littéraires. Une aspiration qui remonte à loin : rappelons qu'avant de s'engager dans une carrière scientifique, il voulait faire des études de philosophie ; il était donc ravi de la perspective de ce dialogue, d'autant plus qu'il avait eu récemment des échanges fructueux avec des littéraires.

Qu’en est-il des directeurs de votre propre colloque ?

Colette Camelin : Alain Romestaing avait travaillé sur le corps, les animaux et la nature, en collaboration avec des spécialistes d'éthologie. Il était donc ouvert à ce dialogue entre littérature et sciences. Quant à Bénédicte Meillon, elle travaillait à l'élaboration d'une "écopoétique pour les temps extrêmes" dans la littérature étatsunienne.
Très vite, avec Raphaël, nous avons identifié des zones de confluence, où les eaux de nos deux rivières pourraient donc se mêler. Nous nous sommes accordés sur le principe d'échanges dans le cadre de trois demi-journées et de trois soirées communes, enfin, une journée "HORS LES MURS".

Avez-vous songé un temps à fondre les deux colloques en un ?

Colette Camelin : Non, à aucun moment. Chaque équipe avait des sujets spécifiques à aborder, et avait donc besoin de ne pas se dissoudre dans un seul et même colloque. Nous tenions donc tous à préserver des approches disciplinaires distinctes.

L'occasion de souligner que l'ouverture interdisciplinaire ne signifie pas l'effacement des disciplines…

Colette Camelin : Non, c'est même le contraire : c'est parce que chaque spécialité disciplinaire arrive à un niveau de précision dans l'étude d'un objet de recherche, à partir des instruments mis à sa disposition — lesquels peuvent être mobilisés par plusieurs sciences, ainsi que le précise Bruno Latour — que les chercheurs qui en relèvent sont en mesure de discuter avec des chercheurs d'autres disciplines, dans une perspective interdisciplinaire. Mais, au préalable, insistons sur ce point, il importe que chacun aille au bout de son sujet de recherche, avec ses propres instruments, méthodes et concepts.

Qu'en est-il des repas qu'à Cerisy, les intervenants et auditeurs, de quelque colloque qu'ils soient, partagent ensemble ? N'ont-ils pas été propices à des échanges approfondis, quoique plus informels, entre scientifiques et littéraires ?

Colette Camelin : Autant le reconnaître, les repas n'ont pas été autant l'occasion que cela d'échanges croisés entre les participants des deux colloques et ce, pour une raison qui peut se comprendre : les participants de chaque colloque se connaissaient et avaient plaisir à se revoir à l'occasion de "leur" colloque. Il y eut donc assez peu de mélanges. Il en est cependant allé différemment entre les directeurs de colloque : personnellement, il m'est arrivé souvent de déjeuner avec Raphaël et Catherine pour faire un point d'étape ou juste pour le plaisir d'échanger avec eux, à table. En dehors des séances communes, les participants eurent une autre occasion de se retrouver ensemble : la journée "HORS LES MURS", en l'occurrence pour la visite des Falaises littorales de Carolles et Champeaux en haut desquelles nous avons pique-niqué après une demi-heure de marche ; et de la grande Noé, une ancienne carrière d'extraction de granit, objet d'actions de renaturation. Une double illustration, au passage, du "faire avec" et du "renouveau du sauvage".
Dans un cas comme dans l'autre, j'ai profité de la présence de botanistes participant à l'autre colloque, pour en savoir plus sur telle ou telle plante. À la grande Noé, nous avons aussi bénéficié des éclairages des experts de l'OFB de la Manche : ils nous ont présenté les espèces animales et végétales de retour dans le milieu, dont une petite plante qu'ils tiennent pour "un véritable miracle de la nature", et dont je ne résiste pas au plaisir de vous donner le nom exact [elle consulte ses notes] : l'hélianthème à gouttes, de son vrai nom latin Tuberaia Guttata ! [Rire].

Une illustration, cette fois, des "brassages planétaires", la thématique d'un autre colloque de Cerisy, organisé en août 2018 autour du jardinier-paysagiste Gilles Clément (paru sous le titre Brassages planétaires. Jardiner le monde avec Gilles Clément, sous la direction de Patrick Moquay et de Frédérique Mure, aux éditions Hermann, en 2020)…

Colette Camelin : Colloque auquel je n'ai pas assisté mais dont j'ai lu avec profit les actes.

Ce que vous dites là est l'occasion de rappeler l'importance de ces actes de colloque de Cerisy, qui permettent d'établir des filiations entre colloques, de montrer comment des idées creusent leur sillon de l'un à l'autre quand bien même leurs directeurs respectifs ne se connaissent pas forcément.

Colette Camelin : En effet. Pour ma part, je me suis appuyée sur les actes de plusieurs colloques ne serait-ce que pour ma contribution à l'avant-propos : Brassages planétaires, Le moment du vivant, Humains, animaux, nature : quelle éthique des vertus dans le monde qui vient ?, L'enchantement qui revient, Les animaux : deux ou trois choses que nous savons d'eux, La mésologie, un autre paradigme pour l'anthropocène ? Autour et en présence d'Augustin Berque et La démocratie écologique. Une pensée indisciplinée.

On mesure à travers la lecture de vos propres actes, les affinités que les deux colloques entretiennent avec des colloques antérieurs, selon une logique que je qualifierai de "rhizomatique", en référence bien sûr à Deleuze et Guattari. À se demander si un colloque de Cerisy ne vaut pas d'abord par sa capacité à nouer des liens, même invisibles de prime abord, avec d'autres colloques. Des liens qui sautent étrangement aux yeux quand on les remet en perspective…

Colette Camelin : J'en suis tellement convaincue que je ne peux m'empêcher de me replonger dans des actes, dans l'espoir d'y trouver un texte — une préface, une introduction, une communication… — qui m'ouvrira une brèche dans des domaines disciplinaires qui me sont nouveaux. Je viens de la littérature, et plus précisément encore de la poésie. J'ai donc besoin de m'acculturer aux savoirs proprement scientifiques. Et pour cela, les actes de colloques de Cerisy sont une source précieuse.

Je propose de laisser aux lecteurs le soin de découvrir la richesse de vos deux colloques en en lisant les actes communs, pour mieux en venir à la manière dont ceux-ci ont été conçus. D'ailleurs, l'idée d'un seul et même volume s'est-elle imposée d'emblée ?

Colette Camelin : Non, loin de là, pas plus que celle d'un seul et même colloque, ainsi que je l'ai dit. Dans un premier mouvement, nous avons considéré que puisque nous étions parvenus à distinguer des spécialités disciplinaires en les répartissant dans deux colloques distincts, nous pouvions envisager deux volumes. Sauf que très vite, nous nous sommes heurtés à un premier problème : que faire des communications programmées dans les séances communes ? Cela n'avait a priori pas de sens de les publier deux fois ! Il y eut bien une autre possibilité : les répartir dans l'un ou l'autre selon qu'elles avaient une tonalité plus scientifique ou littéraire. Mais on perdait alors l'acquis de la convergence opérée par les deux colloques.

Qu'est-ce qui vous a donc décidés à proposer deux actes en un ?

Colette Camelin : À la toute dernière séance consacrée au bilan des deux colloques, nous avions proposé aux deux représentants de l'OFB, Laurent Germain et Gérald Mannaerts, mandatés chacun pour assister à l'un des colloques, de nous faire leurs retours. Et ce qui nous a beaucoup touchés — moi en tout cas —, c'est que chacun avait tenu à dire le bien que leur avait fait, au regard du travail qu'ils devaient poursuivre au sein de leur institution, l'opportunité d'écouter les scientifiques, dont ils faisaient partie, mais aussi des "littéraires", car, disaient-ils, cela leur inspirait des moyens de mieux dialoguer avec le public, en plus de leur permettre de voir sous un autre jour les problématiques auxquelles ils sont confrontés. Bref, ils avaient manifestement tiré profit de ces échanges improbables entre scientifiques et littéraires.
À partir de là, nous nous sommes dit que si nos séances communes avaient été bénéfiques à des esprits scientifiques, autant en faire profiter à un plus large public. De là, l'idée d'éditer les actes de nos deux colloques dans un seul volume.

Non sans proposer un titre spécifique…

Colette Camelin : En effet, en l'occurrence Faire avec le sauvage, renouer avec les vivants réfère aux deux colloques. Non sans reformuler les intitulés initiaux des colloques.

"Faire avec" : cela fait penser au livre d'Yves Citton (Faire avec. Conflits, coalitions, contagions, Les liens qui libèrent, 2021) qui en appelle, face aux défis de l'anthropocène, à "faire avec", en l'occurrence nos "ennemis d'hier" pour affronter les défis d'aujourd'hui. Ou encore à Baptiste Morizot qui, lui, promeut une "diplomatie" de la relation avec le vivant, et que vous citez d'ailleurs…

Colette Camelin : Effectivement, ce sont des auteurs que je lis avec beaucoup d'intérêt. Je conclus mon propre texte d'introduction (de la 3e partie) en citant notamment le second.
Raphaël avait lui-même distingué trois modes de relations des humains à la nature : un premier qui s'appuie sur la technique à des fins de domination ; un deuxième qui cherche à "faire avec", justement, en composant avec la nature comme on le ferait avec un partenaire dans une relation d'amitié ; enfin, un troisième mode consistant à… ne rien faire, autrement dit à laisser libre cours aux dynamiques naturelles partout où c'est possible.
Des trois modes, Raphaël privilégiait le deuxième, le "faire avec", soit une position intermédiaire entre le sauvage et le domestique, car — c'est une idée à laquelle il était attaché — il n'existe pas à proprement parler de frontière nette entre les deux : le sauvage peut se laisser domestiquer tandis que l'animal domestiqué peut redevenir sauvage — sans retrouver pour autant un état d'avant la domestication. Raphaël renouait en cela avec une notion romaine, cette du saltus, qui désigne cet espace intermédiaire entre la forêt, le domaine féral par excellence des bêtes sauvages (silva), et les espaces occupés ou exploités par les hommes (la ville, les terres agricoles). Une zone intermédiaire qui permettait de se livrer à des activités en dehors des normes sociales — la cueillette de champignons, faire l'amour en cachette, etc. — et qu'on retrouve abondamment évoquée en littérature sous une forme ou sous une autre : le "maquis de Montmartre" de Mac Orlan ; la "zone" d'Apollinaire, cette ceinture de Paris, héritée des anciennes fortifications, et qu'on associe aujourd'hui, en un sens péjoratif, aux "Banlieues".
Si, d'ailleurs, Raphaël a choisi "Le renouveau du sauvage" pour la composante du titre des actes relative à son colloque, c'est par réaction contre la tendance à voir dans les jeunes de ces dernières, des "sauvageons" : loin de faire partie d'un espace ensauvagé, ils vivent, insistait-il, dans des espaces intermédiaires au sens du saltus, propices donc à des échanges avec les deux autres espaces. S'ils ne sont pas à proprement parler dans la ville, ces jeunes n'en sont pas tout à fait à l'extérieur non plus. Ce titre souligne la dimension sociale et politique de la pensée de Raphaël, qu'il assumait en l'articulant à sa démarche scientifique.

Comment en êtes-vous venus à la seconde partie du titre, "Renouer avec les vivants", qui réfère davantage à votre colloque ?

Colette Camelin : D'abord, nous souhaitions passer de l'interrogation — l'intitulé du colloque — à une affirmation, pour être davantage dans une logique d'action. Les débats auxquels ont donné lieu le colloque nous y ont encouragés.

Sans entrer dans le détail du contenu de ces actes, je souhaiterais vous entendre sur le principe de leur structuration en trois parties, les deux premières consacrées à l'un des colloques (hormis une communication sur laquelle on pourra revenir), la 3e reprenant les communications des séquences communes et d'autres encore, de l'un ou l'autre des colloques…

Colette Camelin : Si, avec le recul, cette structuration paraît évidente, nous avons en réalité beaucoup hésité. Je ne cache pas non plus que si j'avais lu la préface de Lucile Schmid avant d'établir le plan, j'aurais proposé une autre structuration proche de ce qu'elle a su faire et qui me paraît plus que pertinent : tisser des liens entre les deux colloques, autour de thématiques transversales. Le résultat est remarquable. J'invite les lecteurs à lire cette préface !
Cela étant dit, Raphaël et moi étions étions contraints, mais aussi désireux, de ne pas rompre la cohérence interne à chaque colloque. La première partie regroupe ainsi des communications de scientifiques et de praticiens, tandis que la seconde, des analyses littéraires.
La troisième est plus novatrice. Si les contributions des séquences communes y trouvaient naturellement leur place (par exemple, l'entretien entre Gisèle Bienne, auteure de La Malchimie [Actes Sud, 2019] et Gilles-Éric Séralini, biologiste, spécialiste des OGM et des pesticides, de l'université de Caen qui a mis en évidence le caractère cancérigène du glyphosate), nous y avons ajouté des communications programmées initialement dans l'un ou l'autre des colloques. Par exemple, "Le sauvage du domestique : art brut et art de l'attention" de Joëlle Salomon Cavin, qui y relate notamment l'histoire d'une souris qui a grignoté le volume d'une œuvre de Raymond Queneau… ; "La recouvrance des noms de lieux "sauvages" au Québec et à Hokkaido", de Francine Adam et Augustin Berque — qui malheureusement ne purent assister au colloque.
Un texte fait exception : c'est celui de Jacques Tassin, agronome, qui traite de l'œuvre de Maurice Genevoix. Quoique programmé dans le colloque Le renouveau du sauvage, nous avons jugé pertinent de le placer dans la deuxième partie.

Au final, on peut parler d'actes uniques dans les "Annales" de Cerisy…

Colette Camelin : Sauf erreur de ma part, il n'y a pas d'équivalent, en effet.

Pourquoi, cependant, n'avoir mentionné que trois directeurs de colloque — outre vous-même, Raphaël Larrère et Alain Romestaing — au titre de directeurs des actes ?

Colette Camelin : Tout simplement parce que, tout en approuvant le principe de deux actes en un volume, les autres n'ont pas souhaité participer à leur édition, faute de disponibilité. Quand on sait le cloisonnement du milieu universitaire, je suis reconnaissante à Bénédicte Meillon de s'être déjà engagée dans la direction d'un colloque aussi atypique au regard de sa discipline et de sa volonté de dialogue avec un autre colloque organisé en parallèle.

Combien de temps se sera écoulé entre l'issue des colloques et la publication des actes…

Colette Camelin : C'est bien simple : les colloques ont eu lieu en juin 2023 et les actes sont sortis de presse en mai 2025, soit un peu plus d'un an et demi.

Soit un laps de temps relativement court au regard de la durée habituelle d'actes de colloques scientifiques comme d'ailleurs de Cerisy… Pour autant, l'édition des vôtres a-t-elle été un long fleuve tranquille ?

Colette Camelin : Non, loin de là ! [Rire]. D'abord pour les raisons que j'ai dites : il y eut de longues discussions avec Raphaël sur la constitution du sommaire. Mais ce qui a demandé le plus de temps a été la rédaction de l'avant-propos, que nous avons jugé utile d'ajouter aux introductions de chacune des trois parties. Il nous semblait nécessaire d'expliquer en quoi l'ouvrage tranche avec les actes de colloques habituels. Il y eut cependant un nombre considérable d'allers-retours entre nous trois pour parvenir à une version définitive. Malgré son état de santé, Raphaël y avait beaucoup travaillé et avait bouclé sa propre contribution avant son décès brutal. Mon dernier échange avec lui sur le sujet précède de quelques jours son décès.

Ce sont des avant-propos à l'image de ces colloques parallèles entrés en dialogue, et de leurs actes — baroques serais-je tenté de dire sans que cela en dévalorise la portée, au contraire. Vous y prenez le temps, les trois directeurs, de revenir sur vos parcours respectifs — exercice auquel se livrent trop rarement les directeurs d'actes, alors que cela permet de mieux comprendre la manière dont ils en sont venus au projet de leur colloque…

Colette Camelin : Je souscris à ce que vous venez de dire. Et c'est d'ailleurs en prenant ce parti — revenir sur nos trajectoires respectives — que nous nous en sommes sortis. Notre intention première était de produire un texte commun. Nous nous y sommes essayés, au prix de ces allers-retours que j'évoquais. Finalement, nous avons tenté une tout autre option : un seul et même texte, mais dans lequel chacun revient, à la première personne, sur la manière dont il en est venu à participer à ces colloques parallèles, ce qui l'y a prédisposé, sans oublier les circonstances ayant permis de concrétiser leur programmation.
Ce parti pris de l'écriture à la première personne ajoute à la singularité de ce texte introductif. L'idée m'en est venue d'un texte de Catherine Larrère, intitulé, justement, "Écrire à la première personne", que j'ai fait figurer dans le recueil Écrire avec les vivants… Je me souviens très bien avoir dit à Raphaël : "Écoute, nous ne parviendrons jamais à écrire un seul et même texte. Faisons comme le suggère Catherine !". Raphaël ne pouvait qu'obtempérer, ce qu'il fit au demeurant avec joie [Rire].

Iriez-vous jusqu'à parler d'"ego-discipline" en référence à ces modes d'écriture apparus dans certaines sciences humaines et sociales — l'ego-histoire ou l'ego-géographie — qui reviennent à reconnaître la part personnelle intervenant dans une démarche de recherche ?

Colette Camelin : Je me retrouve parfaitement dans ce mode d'écriture. D'ailleurs, je lis beaucoup de livres de sciences humaines et sociales qui s'en réclament.

Cela étant dit, cette fragmentation en trois temps n'allait-elle pas à l'encontre de la recherche de points de convergence ?

Colette Camelin : C'est là que le choix du titre de cet avant-propos a été décisif : "La nature férale et la "grammaire fauve"". Si nous voulions témoigner des ponts jetés entre les deux colloques, des discussions et des échanges partagés, du fait aussi d'avoir relu ensemble les différentes communications, il nous fallait trouver à exprimer cette jointure dans le texte liminaire. Le déclic s'est produit autour du principe de liberté. Raphaël insistait en particulier sur le fait que les animaux de la nature férale ont été préalablement domestiqués par des humains, avant de devenir sauvages, mais pas, comme je l'ai dit, au point de revenir à un état originel — un chien peut devenir féral sans pour autant se muer en loup. En revanche, il devient "libre". Or, ce qui caractérise le travail sur le langage en littérature, en poésie comme en prose, c'est précisément le fait de se libérer des idées toutes faites — j'ai été jusqu'à parler des "automatismes idéologiques" et des "éléments de langage". De fait, les figures littéraires libèrent la pensée, en permettant de faire des rapprochements insoupçonnés à travers des métaphores, des images et bien d'autres procédés discursifs. Ce dont je rends compte à travers cette expression de "grammaire fauve" sur laquelle je suis tombée un peu par hasard dans un texte de Henry David Thoreau, qui m'a été transmis par Bertrand Guest, contributeur de la 3e partie.
Ainsi, à travers l'évocation d'une libération, nous rapprochions deux mots, féral et fauve, qui réfèrent au sauvage et au vivant, et dans ce même mouvement, à nos deux colloques.

J'aime beaucoup cette idée de "grammaire fauve", car j'y vois une caractéristique de ces textes auxquels j'aime me confronter de plus en plus : des textes qui, loin d'une recherche de toute vulgarisation, assument la part d'"altérité" avec ce que cela suggère d'inconnu que comporte une langue, qu'elle soit littéraire ou scientifique. Et ce, quitte à ne pas comprendre de prime abord ce dont il retourne. Mais au moins cela suggère comme une terra incognita qu'il revient au lecteur, s'il le souhaite, d'explorer… Ce feedback un peu "sauvage", si je puis dire, fait-il sens pour vous ?

Colette Camelin : Oui, étant entendu que cette évocation du fauve comme du féral, est aussi une invitation à travailler l'altérité en soi-même. Ce que dit bien Catherine Larrère dans la préface de Humains, animaux, nature. Quelle éthique des vertus pour le monde qui vient ?. Que sont ces vertus si ce n'est cette acceptation de travailler à fortifier sa liberté en soi, ce qui consiste nécessairement à rencontrer l'autre, à découvrir un autre monde, quitte à se risquer à changer son comportement, ses habitudes. Si je devais donc retenir une vertu de la littérature, ce serait celle-ci : une expérience de la libération de soi pour aller vers les autres…

Ce qu'a bien su résumer cet écrivain, dont j'ai un doute quant à l'identité (serait-ce André Gide ?), par ces mots : "Le plus court chemin de soi à soi passe par autrui"…

Colette Camelin : J'ignore si ces mots sont de lui, mais effectivement, c'est une autre manière de dire ce que j'exprimais à l'instant, étant entendu que cet "autrui" peut être aussi du vivant non humain.

Permettez-moi d'en venir à un sujet d'étonnement à la lecture de ces actes comme des colloques et de leurs séances communes : qu'ils n'aient pas été l'occasion de rappeler, que pour être scientifique, on n'en a pas moins possiblement un esprit littéraire. À avoir cherché des ponts, n'avez-vous pas escamoté le fait que des personnes les incarnent à leur façon, que des scientifiques n'ont pas besoin d'aller à la rencontre d'esprits littéraires, qu'ils en sont eux aussi…

Colette Camelin : Au début du colloque, les premières réactions des scientifiques ont été plutôt sur le registre d'une forme de dédain. Mais l'état d'esprit a changé au fil des échanges, jusqu'à la séance conclusive au cours de laquelle, comme je l'ai dit, deux scientifiques patentés, Laurent Germain et Gérald Mannerts, témoignaient de leur plaisir à entendre les intervenants littéraires, en voyant dans la littérature un moyen de mieux communiquer sur les avancées scientifiques mais aussi mieux comprendre les défis au plan humain. À défaut maintenant de pouvoir donner des exemples de scientifiques littéraires, en dehors de Raphaël et de Jacques [Tassin], je constate que des contributeurs scientifiques n'ont pas manqué de faire allusion, dans leur texte, à la littérature.
Finalement, que nous soyons scientifiques ou littéraires, nous partageons ce même humanisme soucieux de tous les vivants, sans distinguer les humains et les vivants autres qu'humains.

Au cours de l'entretien, vous avez fait état de votre volonté d'être dans l'action. Que répondrez-vous à ceux qui objecteraient que passer plusieurs jours dans un centre perdu au milieu de nulle part, en apparence déconnecté du monde, puis consacrer son temps et son énergie à établir des actes, ne sont pas les moyens les plus efficaces d'agir, de le faire en tout cas à la mesure de l'urgence des enjeux dont vous traitez… Je pose la question tout prenant soin de rappeler que le mot "actes" a quand même à voir avec celui d'action…

Colette Camelin : Il nous importait pour commencer de partager avec d'autres l'expérience de la rencontre entre littéraires et scientifiques et de son intérêt. Selon Elisée Reclus, les recherches scientifiques doivent être diffusées, informer les acteurs de la société civile, apporter des connaissances aux étudiants. Si des universités se montrent désireuses de promouvoir ce dialogue entre sciences et littérature — je pense en particulier à celles de Reims Champagne-Ardenne et de Poitiers —, en revanche, c’'est plus difficile dans d'autres. Or, littéraires et scientifiques en ont été convaincus : il importe de décloisonner, de sortir de ce genre de vision dualiste.
En cela, les actes ne sont pas l'aboutissement de la démarche que nous avons engagée il y a maintenant plus de six ans, si on remonte au plus loin de sa genèse. Ils marquent un nouveau commencement en ce sens où leur publication donnera lieu à des rencontres, des débats, ce qui constituent à mon sens autant d'actions. De premières rencontres sont prévues dès ce mois de septembre 2025 — le 19 septembre, une table ronde est organisée à la Sorbonne, à l'initiative de Catherine Larrère, Sandra Laugier, Lucile Schmid et moi-même, en hommage à Raphaël. Par ailleurs, Accustica (Association des acteurs de la culture scientifique de l'université de Reims Champagne-Ardenne), organisera une rencontre avec, outre la responsable de ce centre, des enseignants de l'université de Reims Champagne-Ardenne : le géographe Yann Calbérac qui connaît bien Cerisy pour y avoir organisé des colloques ; la biologiste Séverine Paris-Palacios qui travaille, elle, sur les effets des produits phytosanitaires sur les plantes. Une rencontre de l'association Université populaire écologique de la Marne est programmée le 3 novembre. À Poitiers, le philosophe Alexis Cukier cherche à organiser une présentation avec des littéraires et des scientifiques du laboratoire Ruralités.

À suivre, donc. En attendant, on aura la preuve que les actes d'un colloque ne sont pas condamnés à finir sur une étagère sans être consultés, mais qu'ils sont matière vivante, à même de voyager au gré de nouvelles initiatives et rencontres…

Colette Camelin : Permettez-moi de saluer encore les capacités de connexion d'Edith : elle a suggéré à Philippe Prévost, ingénieur agronome, de m'associer à l'organisation d'un colloque en 2027 : "Artistes et agriculteurs-paysans", avec Bernard Hubert, directeur de recherche à l'INRAe, le sociologue Bertrand Hervieu et l'artiste Julie Crenn. Une autre manière de faire vivre les actes, que ces codirecteurs ne manqueront pas de consulter, comme je l'ai fait avec ceux d'autres colloques. Nous cherchons des points de contact entre des démarches scientifiques et des approches poétiques qui "donnent à voir" le monde (Paul Éluard).

Propos recueillis par Sylvain ALLEMAND
Secrétaire général de l'AAPC

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"TÉMOIGNAGE D'UNE THÉSARDE AU CENTRE DE SOCIOLOGIE DES ORGANISATIONS (CSO)"

RENCONTRE AVEC LAURE GUIMBAIL


Suite de nos échos au colloque Les propagations : un nouveau paradigme pour les sciences sociales ? qui s'est déroulé du 25 au 31 juillet 2025, à travers, cette fois, un entretien avec Laure Guimbail qui poursuit une thèse au Centre de sociologie des organisations (CSO).

Laure Guimbail


Qu'est-ce qui vous a motivée à assister à ce colloque ?

Laure Guimbail : Je connais depuis plusieurs années Jean-François Lucas, codirecteur du colloque. J'ai été bénévole à Renaissance Numérique, le think tank qu'il dirige. J'avais déjà travaillé avec lui du temps où il était consultant chez Chronos (cabinet d'études sociologiques et de conseil en innovation fondé par Bernard Marzloff). Puis j'ai eu envie de tenter ma chance, si je puis dire, dans la recherche en faisant une thèse. J'y ai été encouragée en 2023 par une offre d'emploi d'assistante de recherche à la Chaire Villes et Numérique de Sciences Po, dans laquelle travaillait Antoine Courmont, un ancien doctorant de Dominique Boullier, dont j'ai ainsi pu découvrir les travaux.

Sur quoi porte votre thèse ?

Laure Guimbail : Ma thèse, sous la direction d'Olivier Borraz, sociologue, spécialiste de la préparation à la gestion des crises, porte sur l'impact des nouvelles technologies sur cette préparation et cette gestion. Un enjeu auquel je m'intéresse depuis plusieurs années — en 2020, mon mémoire de fin d'étude en master sur l'"Analyse spatiale de la résilience en milieu urbain, le cas de la reconstruction de Mexico suite aux tremblements de terre de septembre 2017". Concrètement, dans ma thèse, je m'intéresse à la manière dont les autorités s'informent pour prendre les meilleures décisions en situation de crise. De prime abord, j'ai fait l'hypothèse que cela passait par le traitement de données numériques. Je m'étais imaginé un univers de science-fiction, à la Matrix, avec des acteurs rivés à leur écran d'ordinateur ou de téléphone portable. En réalité, en faisant un travail de terrain, j'ai pu mesurer à quel point la réalité est plus compliquée. Cela passe aussi par des interactions humaines, sociales, informelles. Les acteurs se renseignent auprès d'autres, de préférence qu'ils connaissent déjà et en qui ils peuvent avoir confiance quant à la qualité de l'information : en contexte de crise, ils ne disposent pas de beaucoup de temps ; il leur faut pouvoir avoir très vite des informations fiables.
Au cours d'une crise, une rumeur peut surgir d'un coup et se propager à une grande échelle non sans provoquer des phénomènes de foules. On l'a vu récemment avec les incidents survenus après un match du PSG ou la Fête de la musique. La foule se répand dans l'espace urbain, ce qui crée une situation on ne peut plus difficile et stressante pour les gestionnaires de crise. D'où vient l'information qui a déclenché le mouvement de foule ? Comment se propage-t-elle ? Vers où la foule va-t-elle se diriger ? La RATP a-t-elle fermé l'accès à des stations de métro ? Autant de questions, qui nécessitent le recueil d'informations réparties en différents endroits, leur transcription au moyen de logiciels, mais en débutant souvent par un simple appel téléphonique, un message adressé à un groupe WhatsApp, une boucle d'emails, etc.

Au sein de quel laboratoire menez-vous cette thèse ?

Laure Guimbail : J'ai fait le choix de faire cette thèse au CSO (Centre de sociologie des organisations), car j'avais besoin de disposer d'autres outils théoriques, d'autres données que celles habituellement traitées dans la perspective des infrastructures studies. Des travaux que j'avais lus sur cette sociologie des organisations m'avaient convaincue de leur intérêt. Quand j’ai appris la tenue du colloque sur les propagations, j'y ai vu l'opportunité d'élargir encore mon horizon.

Avec quel sentiment en repartez-vous ? Celui d'avoir enrichi votre grille de lecture, votre corpus théorique ? Avec de nouveaux questionnements ?

Laure Guimbail : Oui ! J'ai été notamment très intéressée par la notion de "voisinage" qui éclaire la nature des interactions sociales : les gens interagissent d'autant plus qu'ils ont eu l'occasion de se rencontrer en d'autres occasions, voire de travailler ensemble et de connaître le fonctionnement de leurs organisations respectives. En revanche, la notion de trace, également évoquée au cours du colloque, s'applique avec moins d'évidence.
J'ai aussi beaucoup apprécié les discussions sur les acteurs des plateformes numériques, qui façonnent certains circuits d'information, en décidant de leur degré d'accès. À l'heure des réseaux sociaux, la question se pose naturellement de savoir comment en faire un outil d'information opérationnel. Une question particulièrement prégnante dans le champ de recherche sur la gestion de risque. Seulement, suite aux nouvelles réglementations relatives à l'accès aux données, leur exploitation est plus difficile, au point que des projets de recherche ont même dû s'interrompre.

Qu'est-ce que cela vous a-t-il fait, à vous qui poursuivez une thèse en sociologie, de vous retrouver au milieu de participants d'autres horizons disciplinaires sinon professionnels ? En quoi cela a-t-il été déstabilisant ou, au contraire, stimulant ? De même que la différence de registre de langage entre les chercheurs en SHS, les philosophes, les professionnels du numérique et des réseaux sociaux, etc. ?

Laure Guimbail : Je trouve intéressante la possibilité qui a été donnée à des chercheurs des sciences dites dures et des sciences humaines et sociales de confronter leur point de vue. Pour ma part, j'ai été très stimulée par les communications relatives aux épidémies et autres phénomènes de virologie, d'autant que les spécialistes de ces domaines avaient consenti un effort pour être compréhensibles de tous ; bien plus, ils se sont mis à notre place pour comprendre ce qui, dans leur approche, leurs méthodes, pouvait nous être utile. En l'espace d'une communication, non seulement, on comprend ce que recouvre l'épidémiologie, mais aussi en quoi elle peut intéresser les chercheurs en SHS, être appliquée à nos propres travaux de recherche. Quant aux approches plus philosophiques ou de géographes, elles ont le mérite de pointer d'autres variables que celles auxquelles on pense dans la perspective de sa discipline. Je songe en particulier à la dimension spatiale que nous autres sociologues avons tendance à sous-estimer. J'y ai été d'autant plus sensible qu'avant de faire ma thèse, je me suis intéressée aux politiques urbaines, dans la perspective d'une sociologie urbaine qui prenait a priori en compte cette dimension spatiale sinon territoriale. Elle est de fait essentielle dans le cadre de ma thèse qui s'intéresse à des situations de gestion de crise au sein de la Ville de Paris, un cas particulier sous ce regard. Il me faudra souligner ses spécificités sociales, mais aussi spatiales avant de prétendre généraliser mon propos, le transposer à d'autres contextes urbains.

À vous entendre, vous quittez le colloque enrichie de nouveaux concepts comme aussi d'ailleurs probablement d'interrogations ?

Laure Guimbail : Et aussi avec beaucoup de travail en perspective ! [Rire]. Car il va me falloir non pas tant combler un retard — je n'ai pas eu le sentiment durant cette semaine d'avoir mis ma thèse entre parenthèse ; toute auditrice que je fusse j'étais venue avec la claire intention de nourrir ma réflexion théorique —, qu'intégrer l'apport des exposés, me plonger dans les très nombreuses références bibliographiques qui ont été citées.

Comment avez-vous vécu cette première expérience de colloque de Cerisy qui tranche avec les colloques scientifiques proprement dit, ne serait-ce que par sa durée — six jours en ce qui concerne celui-ci —, la pluralité des intervenants, la présence d'auditeurs, sans oublier ces repas qu'on partage ensemble… ?

Laure Guimbail : J'ai été d'autant plus surprise que, au risque de devoir reconnaître un trou dans ma culture générale, je ne connaissais pas Cerisy avant de découvrir l'annonce du colloque. Même si j'ai su très vite que ce ne serait pas un colloque scientifique ordinaire, j'avais imaginé un de ces séminaires comme en organisent des entreprises, dans de beaux endroits comme ce château, mis juste à disposition [Rire]. Heureusement, j'ai été briefée dans le train. Vous imaginez donc ma surprise ! Même si le programme était chargé avec jusqu'à parfois cinq communications par jour, chacune de 40 minutes, suivie d'un débat, j'ai trouvé ce séjour plutôt reposant. Il faut dire que le cadre est magnifique ; nous sommes environnés de nature. Nous avions le temps de faire des promenades dans le parc ou les alentours… Le fait de partager les repas, de baigner dans une forme de sociabilité, rend d'autant plus simple, l'accès à des spécialistes reconnus dans leur domaine. Nul doute que nous n'aurions pas la même relation avec eux que dans un contexte plus académique. Ici, on peut créer des liens susceptibles de perdurer bien au-delà du colloque. J'ai pu ainsi sympathiser avec des personnes ressources dont je sais que je pourrais les solliciter en cas de besoin pour m'éclairer sur un point de méthode, un concept, utile à ma thèse.

Comme aime à le dire Edith Heurgon, un colloque de Cerisy, c'est une "communauté éphémère" qui se prolonge en principe jusqu'à la publication des actes, sans exclure que des relations perdurent bien au-delà entre des participants…

Laure Guimbail : Sans attendre ces prolongements, le moment présent est précieux ; autant donc le vivre pleinement. La jeune doctorante que je suis mesure sa chance d'avoir pu accéder à des chercheurs de ce niveau-là, de manger avec tel ou tel pour prolonger une discussion et ce, en dehors de tout rapport hiérarchique.

N'empêche, n'y a-t-il pas de quoi être impressionné, la première fois qu'on vient, en découvrant dans le hall d'entrée du château ces photos où figurent tant d'illustres penseurs, chercheurs, écrivains…

Laure Guimbail : C'est vrai que c'est impressionnant ! En les découvrant, je me suis sentie toute petite… Je me suis demandé comment donc j'avais pu ignorer l'existence de ce lieu ! [Rire]. Donc, non, ici, nous ne sommes pas dans un château juste mis à disposition le temps d'un séminaire. Celui-ci est chargé d'une histoire qui en fait un lieu singulier.

Propos recueillis par Sylvain ALLEMAND
Secrétaire général de l'AAPC

Publication 2025 : un des ouvrages


Silvia Baron Supervielle : le pays de l'écriture

SILVIA BARON SUPERVIELLE : LE PAYS DE L'ÉCRITURE


René de CECCATTY, Axel GASQUET, Stavroula KATSIKI, Marc SAGAERT, Martine SAGAERT (dir.)


Cet ouvrage a pour origine le colloque tenu à Cerisy-la-Salle en 2024, en présence de Silvia Baron Supervielle et d'intervenantes et d'intervenants originaires d'Argentine et d'Uruguay, de France et de Grèce, de Bolivie et de Cuba, des États-Unis, du Canada et du Japon. Il emprunte à cette auteure marquante de la littérature contemporaine le titre d'un de ses livres — Le Pays de l'écriture, 2002. Il propose un voyage initiatique et exploratoire dans son œuvre, à la découverte de ses composantes (ríoplatenses, européennes…) et de ses résonances intérieures.
Née en Argentine de mère uruguayenne d'ascendance espagnole et de père argentin d'origine béarnaise, Silvia Baron Supervielle vit à Paris et écrit en français. "Nomade sans le savoir" (La Langue de là-bas, 2023), elle a publié une trentaine de textes personnels (poèmes, nouvelles, romans, récits, essais) et de nombreuses traductions — en français, d'écrivains comme Borges, Cortázar ou Alejandra Pizarnik, et en espagnol, de Marguerite Yourcenar. Elle a aussi fait le choix de l'autotraduction (Al margen / En marge, 2013).
Ses expériences multiples du traduire, non comme entreprise d'élucidation mais comme aventure du dire, donc du sujet, la mènent à une plongée dans "ce mot énigmatique, langue" (L'Alphabet du feu, 2007). Mot polysémique définissant aussi bien son univers spécifique que le secret qu'il abrite.
Comme "les éclairs bleus" d'un tableau de Geneviève Asse, l'œuvre de Silvia Baron Supervielle appartient aux lointains. Sa générosité et sa liberté font écho en nous.


Ouvrage issu d'un colloque de Cerisy (2024) [en savoir plus]
Disponible à Cerisy aux Amis de Pontigny-Cerisy [n°693]

CARACTÉRISTIQUES

Éditeur : Éditions Kimé

Collection : Détours littéraires

ISBN : 978-2-38072-186-7

Nombre de pages : 302 p.

Prix public : 27 €

Année d'édition : 2025

Publication 2025 : un des ouvrages


ANDRÉ PIEYRE DE MANDIARGUES

ÉCRIRE ENTRE LES ARTS


Alexandre CASTANT, Pierre TAMINIAUX, Iwona TOKARSKA-CASTANT (dir.)


Surréaliste de la seconde génération, poète, écrivain, critique d'art, André Pieyre de Mandiargues (1909-1991) est également l'auteur de pièces de théâtre et traducteur d'Octavio Paz, de Filippo De Pisis et de Mishima. En outre, ses écrits esthétiques réunis dans cinq recueils intitulés Belvédère sont, aujourd'hui encore, particulièrement éclairants sur l'art de son temps. Aussi, l'ouvrage Écrire entre les arts se propose d'analyser sous un angle toujours interdisciplinaire, non seulement l'histoire mais aussi l'actualité et la prospective de l'écriture de Mandiargues. Dès lors, en présentant des études sur l'auteur du Musée noir, d'abord liées à la littérature (de la poésie à la fiction), puis aux arts portés par ses écrits (peinture, sculpture, théâtre, photographie, cinéma), en liaison avec les mouvements et les avant-gardes (surréalisme, Nouveau Roman, néobaroque) comme avec la notion d'"image" des genres littéraires qu'il revisite (conte, érotisme, fantastique), il investit résolument le champ, comparatiste et transesthétique, de la relation entre l'écriture de Mandiargues et les arts.


Ouvrage issu d'un colloque de Cerisy (2021) [en savoir plus]
Disponible à Cerisy aux Amis de Pontigny-Cerisy [n°692]

CARACTÉRISTIQUES

Éditeur : Presses universitaires de Rennes

Collection : Interférences

ISBN : 978-2-7535-9900-0

Nombre de pages : 302 p.

Illustrations : Couleurs et N & B

Prix public : 25 €

Année d'édition : 2025

PRESSE / MÉDIAS

• "La Chronique de Gérard-Georges Lemaire, Mandiargues, écrire entre les arts", par Gérard-Georges LEMAIRE, in Visuelimag.com, l'art en train de se faire [Visuel-news] | Publié le 6 novembre 2025.

• "Mandiargues : écrire entre les arts, son & cinéma", entretien avec Alexandre CASTANT réalisé par Alain CHÊNE, en ligne sur la chaîne YouTube @POURLECINEMAtv | Vidéo n°624 mise en ligne le 23 novembre 2025.

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"TÉMOIGNAGE D'UNE CHARGÉE D'ÉTUDES À LA FABRIQUE DE LA CITÉ"

RENCONTRE AVEC MARIANNE LALOY BORGNA


Suite de nos échos au colloque Les propagations : un nouveau paradigme pour les sciences sociales ? qui s'est déroulé du 25 au 31 juillet 2025, à travers, cette fois, un entretien avec Marianne Laloy Borgna, chargée d'études à la Fabrique de la Cité.

Photo de groupe du colloque


Pour commencer pouvez-vous préciser ce qui a décidé de votre participation à ce colloque-ci ?

Marianne Laloy Borgna : Je suis chargée d'études à la Fabrique de la Cité, qui a déjà été partenaire de différents colloques de Cerisy. Plusieurs de mes collègues y sont venus à différents titres. La Fabrique étant également partenaire de-celui, il m'a été proposé d'y assister. J'étais d'autant plus intéressée que j'ai une formation en sciences sociales — je suis titulaire d'un master 2 d'Affaires publiques parcours Transitions écologiques (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne) et d'un master 2 de Géopolitique locale (Institut français de géopolitique) — ce qui m'a conduite à faire de la sociologie, de la science politique ou encore de la géographie. La promesse d'un nouveau paradigme, comme suggéré dans l'intitulé du colloque, ne pouvait donc que m'interpeller et m'intriguer. D'autant plus que je ne connaissais rien des phénomènes de propagations, le cadre théorique proposé par Dominique Boullier, dont l'ouvrage Les Propagations : un nouveau paradigme pour les sciences sociales (Armand Colin, 2023), a directement inspiré la thématique du colloque.

S'agissait-il aussi pour vous de nourrir un projet que la Fabrique de la Cité porterait sur des thématiques similaires ou bien de faire un travail de veille sur ce qui se débat dans les sciences sociales ?

Marianne Laloy Borgna : Nous sommes effectivement plus, à ce stade, dans une démarche de veille. Je suis donc venue ici sans préjuger d'une suite possible. Cela étant dit, j'ai récemment travaillé sur les problématiques du bruit en ville et des ambiances sonores urbaines. La communication de l'architecte et géographe Pascal Amphoux sur les propagations au prisme des ambiances, programmée demain, retient particulièrement mon attention. Elle fera très vraisemblablement écho avec plusieurs de mes constats ou hypothèses.

Connaissiez-vous Cerisy avant de vous y rendre ?

Marianne Laloy Borgna : J'avoue n'avoir commencé à en entendre parler qu'une fois que j'ai rejoint La Fabrique ; les témoignages de mes collègues n'ont fait qu'aiguiser ma curiosité.

Et alors ?

Marianne Laloy Borgna : Pour la jeune femme de 26 ans que je suis, il y a quelque chose d'impressionnant à pouvoir se rendre dans une institution pareille — car j'ai très vite compris que c'est bien d'une "institution" qu'il s'agit, au sens d'un lieu qui fait référence, riche d'une très longue histoire ; d'éminents penseurs, intellectuels et écrivains y sont venus de sorte qu'on peut dire qu'une grande partie de l'histoire intellectuelle et culturelle française s'est jouée ici. Je suis heureuse de pouvoir en faire à mon tour l'expérience, fut-ce en tant qu'auditrice.

Qu'en est-il quelques jours plus tard ? Que retenez-vous de ce que vous avez entendu ?

Marianne Laloy Borgna : Au regard du contenu, ce colloque a été l'occasion de nombreuses découvertes et ce, dès la toute première communication de Dominique Boullier — je n'étais pas familière du concept de propagations. J'ai été aussi intéressée, et pour tout dire inspirée, par le concept de "voisinage" : pour travailler sur l'environnement urbain, je vois le profit que je peux en tirer. Il fait écho avec des approches des espaces publics, des espaces où a priori des gens de différents milieux sociaux se croisent, se brassent, et éventuellement se rencontrent — soit des approches qui s'inscrivent dans la perspective du "droit à la ville", tel que défini dans les années 1960 par le philosophe et sociologue Henri Lefebvre.
De la communication du sociologue Emmanuel Didier, en particulier, sur les "Méthodes quantitatives et caractéristiques de la société", je retiens aussi les problèmes inhérents à la réalisation de recensements : les biais, les risques d'une "objectivisation" du monde social sous prétexte de le mesurer. La profondeur historique qu'il s'est employé à restituer est précisément quelque chose que j'essaie d'apporter dans mes propres études.

Si c'est la première fois que vous veniez à Cerisy, vous avez cependant l'expérience de colloques scientifiques…

Marianne Laloy Borgna : N'ayant pas poursuivi jusqu'en thèse, je n'ai pas l'expérience de colloques proprement scientifiques, plutôt celle de séminaires et autres tables rondes comme en organisent des institutions privées, non académiques, ou des milieux professionnels. Des académiques y interviennent mais aux côtés d'experts, de consultants et autres professionnels d'un secteur. C'est dire si le format du colloque de Cerisy était nouveau pour moi : même s'il mêle lui aussi des académiques et des non académiques, il se rapproche des colloques scientifiques de par le format des communications, l'importance accordée aux enjeux de méthode et d'épistémologie.
C'est ce qui fait précisément, selon moi, l'intérêt d'un colloque de Cerisy. Le fait de pouvoir passer du regard d'un virologue à celui d'un philosophe, d'un géographe ou d'un tout autre spécialiste, permet de voir comment un concept élaboré dans un champ d'étude donné en vient à se décliner dans d'autres domaines disciplinaires ou professionnels. Cela rend les discussions d'autant plus stimulantes en plus de rassurer : un concept n'est pas l'apanage d'une discipline, d'un domaine ; on peut se l'approprier moyennant un minimum de précaution. Il faut donc remercier les organisateurs d'avoir organisé ce type de rencontre car, ce faisant, ils prennent eux-mêmes un risque.

Je trouve heureux le fait d'évoquer une prise de risque. Armand Hatchuel, familier du lieu, recommande justement de faire à Cerisy les communications qu'on ne se risquerait pas de faire dans un colloque scientifique, devant ses pairs, car, estime-t-il, Cerisy est précisément le lieu où on peut avoir l'audace de faire un pas de côté pour explorer de nouvelles pistes de réflexion et de recherche.
Cela étant dit, comment avez-vous vécu les autres aspects de l'expérience cerisyenne : un colloque qui se déroule sur plusieurs jours, dans un château, avec son parc arboré, et au rythme des cloches qui battent le rappel à la reprise des communications ou pour les repas qu'on partage ensemble ?

Marianne Laloy Borgna : De prime abord, j'appréhendais de vivre cette immersion totale avec des personnes que je n'ai pas l'habitude de fréquenter. Me retrouver ainsi au petit déjeuner avec le géographe Jacques Lévy a été pour moi une expérience étrange ! [Rire]. Je l'avais lu pendant mes années de classes préparatoires… J'étais à mille lieues d'imaginer pouvoir un jour échanger avec lui de manière aussi informelle. D'ailleurs, Cerisy m'a fait aussi penser à ces années de classes prépas. C'était au Lycée Carnot de Dijon, j'étais interne. La petite chambre que j'occupe actuellement ressemble presqu'en tout point à celle que j'occupais dans l'internat. J'ai aimé la possibilité de m'y retirer le temps de me remettre de la densité des débats, de me poser un peu. Le fait que les sujets me soient pour la plupart nouveaux, loin de mes domaines de spécialité, me rappelle aussi ces années de classes préparatoires et le plaisir que j'avais alors d'apprendre des choses totalement nouvelles.

Comment vous projetez-vous dans l'avenir au regard de Cerisy ? Vous imaginez-vous y revenir en tant qu'intervenante voire co-directrice de colloque ?

Marianne Laloy Borgna : [Rire]. Organiser un colloque à Cerisy ? Alors là, au stade où j'en suis dans ma carrière, je ne l'imagine même pas ! En revanche, y revenir, oui bien sûr, fût-ce en tant que simple auditrice.

Propos recueillis par Sylvain ALLEMAND
Secrétaire général de l'AAPC

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"TÉMOIGNAGE D'UNE BÉNÉFICIAIRE DU SOUTIEN DE LA FONDATION SUISSE D'ÉTUDES"

RENCONTRE AVEC SARAH GAVIN


Suite de nos échos au colloque Les propagations : un nouveau paradigme pour les sciences sociales ? qui s'est déroulé du 25 au 31 juillet 2025, à travers, cette fois, un entretien avec Sarah Gavin, boursière de la Fondation suisse d'études.

Rebeca Alfonso Romero, Dominique Boullier, Rubén Bag,
Catherine Modave, Françoise Thibault, Mathilde Pasty,
Frédérique Sainct, Fabienne Peyrou, Marc Lewitanski,
Patrice Orgeas, Sylvain Allemand, Valentin Gürtler,
Pénélope Dufourt, Marianne Laloy Borgna, Laure Guimbail,
Sarah Gavin, Maxime Jouan


Qu'est-ce qui vous a motivée à participer à ce colloque ?

Sarah Gavin : Pour commencer, il me faut préciser que j'ai découvert le principe des colloques de Cerisy grâce à la Fondation suisse d’études, qui permet à des étudiants ayant de bons résultats scolaires (une moyenne générale au-dessus de 5,3 sur 6) d'avoir notamment accès à un programme de formations à travers notamment la participation à des colloques (dont ceux de Cerisy). Nous avions le choix entre trois d'entre eux. Le mien s'est donc porté sur Les propagations : un nouveau paradigme pour les sciences sociales ?

Pourquoi ?

Sarah Gavin : Parce qu'il me paraissait le plus en rapport avec l'économie, le domaine que j'étudie à l'université de Genève, et où s'observe des phénomènes de propagations. Au-delà, je voulais aussi faire l'expérience d'un colloque de Cerisy et ce, d'autant plus que, ne sachant pas encore si je m'orienterai vers la recherche, je ne suis pas certaine d'avoir l'opportunité d'y revenir au cours de ma carrière.

Nous réalisons l'entretien pratiquement au terme de ce colloque auquel vous aurez assisté depuis le début. Quel bilan en dressez-vous au regard du contenu ?

Sarah Gavin : Au plan ne serait-ce que des connaissances, le bilan est plus que positif : nous avons eu droit à de nombreuses présentations sur des sujets très divers. Et si je devais retenir quelque chose, c'est cette diversité même des thématiques traitées, le fait de pouvoir aborder les phénomènes de propagations selon différents points de vue. Chaque communication était indépendante les unes des autres, de sorte qu'il n'y avait pas nécessité de comprendre la communication précédente pour apprécier la suivante, même si les organisateurs se sont efforcés d'assurer une cohérence d'ensemble à chacune des séquences. Tant et si bien que je n'ai pas eu le sentiment de décrocher. Cela étant dit, je me réjouis d'entendre les communications plus orientées vers l'économie même si, encore une fois, j'ai adoré devoir en suivre autant sur de tout autres domaines !
J'ai particulièrement apprécié les communications traitant de la diffusion des rumeurs ou des virus, car ce sont des phénomènes qui nous concernent tous au quotidien, qu'on soit économiste ou pas. Je repartirai de ce colloque avec le sentiment de mieux en comprendre les ressorts et les dynamiques, et d'avoir ainsi parfait ma culture générale.

Des phénomènes auxquels nous sommes confrontés dans nos vies ordinaires sans mesurer à quel point ils sont l'objet de recherches pointues, dont le colloque a justement donné plus qu'un aperçu…

Sarah Gavin : Ces communications ont su montrer à quel point ces phénomènes sont plus complexes qu'on ne le pense. Elles ont offert des points de vue différents de ce qu'on peut entendre à leur propos. Ce faisant, elles ont élargi notre propre vision, incité à une plus grande ouverture d'esprit, aidé à déjouer les risques de désinformation.

Au-delà du fond, comment avez-vous vécu ce colloque, étiré sur six jours ?

Sarah Gavin : Sachant que vous me poseriez la question sur l'expérience même d'un colloque de Cerisy, j'y ai réfléchi ce midi… Je suis en mesure de vous dire que, parmi toutes ses caractéristiques, une me semble contribuer particulièrement à sa singularité…

À savoir ?

Sarah Gavin : Le fait de partager les repas, qu'on soit contributeur ou auditeur. Ce sont des moments de partage informels, propices à la création de liens durables, à des discussions avec des personnes de divers horizons. Après, bien sûr, il y a ce cadre magnifique qui nous déconnecte des rythmes de la vie de tous les jours. Tout concourt à permettre de nous concentrer sur le contenu même du colloque et les échanges.

Que dites-vous à ceux qui pourraient néanmoins être impressionnés par ce cadre. Rappelons que dès le hall d'entrée du château, on peut voir des photos qui rappellent les illustres personnalités s'étant rendues à Cerisy ou à Pontigny — où a débuté l'aventure familiale et intellectuelle de ces colloques organisés sur plusieurs jours.

Sarah Gavin : Impressionnés ? Pour ma part, je ne l'ai pas été plus que cela. Il est vrai que je n'ai pas d'emblée prêté attention à ces photos ! [Rire]. J'ai d'abord éprouvé le plaisir à me retrouver au milieu de participants, intervenants et auditeurs, ouverts à la discussion, et dont la première soirée, au cours de laquelle nous avons été invités à nous présenter, a donné une idée de la grande diversité. Je n'ai pas eu l'impression d'être moins considérée au prétexte que je n'étais encore qu'étudiante !

Précisons qu'à Cerisy, on peut même joué au ping-pong, dans la cave du château, avec d'éminentes personnalités…

Sarah Gavin : Je confirme, même si je n'en ai pas fait. Je retiens aussi l'accueil attentionné qui nous a été réservé par le personnel. Il annonçait d'emblée la perspective d'un séjour agréable.

Propos recueillis par Sylvain ALLEMAND
Secrétaire général de l'AAPC


POUR FAIRE SUITE :

Une expérience aussi riche qu'instructive. Rapport d'étonnement de Sarah GAVIN.

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"CERISY ? LA VILLA MÉDICIS DU NORD !"

RENCONTRE AVEC PASCAL FROISSART


Suite de nos échos au colloque Les propagations : un nouveau paradigme pour les sciences sociales ? qui s'est déroulé à Cerisy du 25 au 31 juillet 2025, à travers, cette fois, un entretien avec Pascal Froissart (2e en partant de la gauche sur la photo), directeur du Celsa (École des hautes études en sciences de l'information et de la communication), de Sorbonne Université.

Pierre Livet, Pascal Froissart, Pascal Amphoux, Edith Heurgon,
Dominique Boullier, Emmanuel Didier, Jacques Lévy,
Marianning Le Béchec, Frédéric Keck


Qu'est-ce qui vous a décidé à venir à ce colloque-ci ?

Pascal Froissart : J'y suis venu à l'invitation de Dominique Boullier [co-directeur] qui souhaitait que j'intervienne sur la théorie de la rumeur dans le contexte du XXe siècle. Ce dont j'ai été très honoré, car j'aime beaucoup ce qu'il écrit et j'avais le sentiment que nous avions des choses à nous dire. Ce colloque offrait l'opportunité de le rencontrer et d'amorcer un vrai dialogue, de confronter nos points de vue. Me plaisait aussi la perspective de me retrouver au milieu d'un réseau de personnes qui partagent les mêmes thématiques, les mêmes références, les mêmes interrogations, et mobilisent d'autres théories que les miennes — les théories des sciences de l'information et de la communication.
À défaut d'être déjà venu à Cerisy, j'en connaissais bien sûr la réputation de sorte que, dès l'instant où j'ai reçu l'invitation, a aussitôt ressurgi dans ma mémoire la couverture des actes des colloques parus dans la collection 10-18. Des ouvrages de référence s'il en est. Je me réjouissais de m'inscrire dans cette tradition, de pouvoir me glisser, non sans en être intimidé, dans ce paysage de penseurs et de savants ayant contribué au rayonnement des sciences humaines et sociales, de la philosophie et de la littérature française.

"Intimidé", dites-vous. Or, vous-même représentez des institutions prestigieuses, le Celsa, composante de Sorbonne Université…

Pascal Froissart : Comment ne pas être intimidé quand on se retrouve dans un lieu qui a été fréquenté par Foucault, Deleuze et tant d'autres, que l'on peut voir d'ailleurs dans les photos exposées dès le hall d'entrée du château ! Certes, j'ai la chance de diriger depuis maintenant deux ans le Celsa, l'École de journalisme et de communication de Sorbonne Université, de sorte que je pourrais prétendre être à ma place, ici, à Cerisy. Eh bien non, on n'est jamais à sa place, a fortiori quand on fait de la recherche ; on est toujours — toutefois, c'est mon cas — dans un état d'"intranquillité" : on s'inquiète toujours de savoir si on n'est pas passé à côté du ou des livres qu'il fallait absolument lire pour les besoins de ses propres recherches. On est d'autant moins serein quand il s'agit d'exposer l'état de sa réflexion devant un parterre comme celui réuni dans le cadre d'un colloque de Cerisy ! On s'expose et, donc, on prend un risque…

Je ne résiste pas à l'envie de revenir sur les propos que j'ai tenus lors de la toute première soirée au cours de laquelle les colloquants, intervenants ou auditeurs, sont invités à se présenter. Vous ayant entendu vous présenter comme directeur du Celsa, je me suis amusé à prétendre que le journaliste que je suis était issu d'une école "autrement plus prestigieuse" : l'École supérieure internationale de journalisme "indiscipliné" de Cerisy (le mot "indiscipliné" venait d'être évoqué par un intervenant précédent pour caractériser un colloque cerisyen). Manière de dire non sans humour que ma fréquentation ancienne et régulière de ce lieu pouvait équivaloir à un cursus diplômant et m'autoriser en conséquence à prétendre à une équivalence…

Pascal Froissart : [Rire]. J'avoue qu'en vous entendant évoquer une école "autrement plus prestigieuse", mon premier mouvement a été de me dire : "Ah non, je vais avoir à justifier la qualité de la mienne et récuser l'idée que nous serions en concurrence". L'effet de votre trait d'humour aura donc réussi. Cela étant dit, ce dernier disait aussi quelque chose de juste : pour devenir un bon journaliste ou un bon communicant, les deux métiers auxquels nous formons, un bon diplôme est nécessaire mais pas suffisant : il faut avoir aussi du talent, de la culture, une vraie faculté de réflexivité, sur ce qu'on fait, sur qui on est. Autant de qualités qui sont valorisées dans les enseignements du Celsa, en tâchant de résoudre la quadrature du cercle entre la forte employabilité et professionnalisation exigées de nos diplômés, et la transmission de ces qualités intellectuelles et critiques, au risque sinon de former des étudiants qui seraient inféodés aux seuls objectifs à court terme et à l'urgence. On attend bien plus de leur part. Nul doute donc que le fait d'assister régulièrement à des colloques de Cerisy permet de se cultiver, de gagner en réflexivité.

Nous réalisons l'entretien la veille de la conclusion du colloque que vous aurez ainsi suivi intégralement, notons-le au passage. Que voudriez-vous mettre en exergue parmi les enseignements que vous en tirez sur le fond ? La notion de propagations vous a-t-elle paru aussi pertinente ?

Pascal Froissart : Oui, elle l'est d'autant plus qu'elle se révèle particulièrement transversale à de nombreuses disciplines et propre à éclairer plusieurs contextes, aussi bien dans le temps que dans l'espace. Il est donc tout à fait intéressant de traiter de cette approche-là. Dominique Boullier a réuni un excellent casting en mêlant des personnes d'univers disciplinaires et professionnels fort différents, entre les experts du numérique et des réseaux sociaux, les sociologues, les juristes, les politologues, les historiens, les virologues, les spécialistes des sciences de la communication, etc. Avant même de venir au colloque, à la simple lecture de son programme, j'étais convaincu de son intérêt et de ce qu'il m'offrirait l'occasion d'apprendre beaucoup. Ce qui s'est vérifié.

Et sur l'expérience du colloque de Cerisy, organisé sur plusieurs jours, dans le cadre d'un château, au rythme de cloches qui battent le rappel à la reprise des séances ?

Pascal Froissart : La première chose que je retiens, c'est la question de la temporalité. À Cerisy, on prend le temps. Le colloque dure pas moins de six jours, les communications y sont plus longues, près d'une heure en comprenant un temps d'échange avec le public. Quel luxe !
Comme participant, cela permet aussi de prendre son temps, d'écouter en assumant une attention parfois flottante, d'élargir son champ de pensée en assistant à des exposés inattendus, d'apprécier, de rester indifférent, d'avoir l'impression de rester sur sa faim.
Le lieu, avec son château et son parc, est particulièrement adapté : nous y sommes comme sur une île. On n'y accède pas facilement, que ce soit en voiture ou en train. Mais une fois sur place, on y reste, coupé des sources de distraction de la vie ordinaire. Les cloches qui battent effectivement le rappel de la reprise des séances et pour les repas, ajoutées aux rites qui jalonnent le séjour — le verre de calva offert le premier soir, la photo de "famille", etc. —, tout cela contribue à une ambiance particulière, propice aux échanges.

Sans oublier les repas qu'on partage ensemble…

Pascal Froissart : Sur de longues tables et assis sur des bancs, sans place réservée, de sorte qu'on peut se retrouver à chaque fois face à des personnes différentes. Tout cela est singulier. À mon arrivée, je n'ai pu m'empêcher de faire un parallèle avec la Villa Médicis où j'ai eu la chance de passer quelques jours. Ici, j'ai aussitôt eu l'impression d'être dans une sorte d'équivalent, mais du nord : un lieu à l'écart du monde (quoiqu'en plein Rome dans le cas de la Villa Médicis), qui permet de vivre à un autre rythme. Un luxe par les temps qui courent et dont on prend goût d'autant plus qu'il n'a rien d'ostentatoire !

Considérez-vous que c'est un lieu qui pourrait plaire à vos étudiants ?

Pascal Froissart : Oui, bien sûr ! J'en enverrais volontiers assister à des colloques ou, mieux, pour y terminer la rédaction de leur thèse.

Et vous, comptez-vous revenir à Cerisy ? Une "rumeur" circule selon laquelle vous songeriez à y organiser un colloque sur… les rumeurs.

Pascal Froissart : Quand circulent ce genre de rumeurs, on ne peut que s'en flatter. Je vais en tout cas étudier très sérieusement cette possibilité ! La rumeur est un thème qui mérite réflexion, pas seulement pour son rapport à la vérité, mais pour ce qu'il révèle de notre conception de la société. "Dis-moi quelle place tu donnes au phénomène de rumeur, je te dirai comment tu te représentes ta place dans le monde social…". Par là, on peut imaginer des interventions croisées de politistes, de sociologues, de psychologues, d'historiens, d'épistémologues, de "communicologues"… et rêver aux discussions enflammées qui peuvent s'ensuivre. Je vois déjà les mains se lever dans la bibliothèque du château où ont lieu les présentations.

Propos recueillis par Sylvain ALLEMAND
Secrétaire général de l'AAPC

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"DROIT DE CITÉ À CERISY"

RENCONTRE AVEC PÉNÉLOPE DUFOURT


Du 25 au 31 juillet, se déroulait le colloque Les propagations : un nouveau paradigme pour les sciences sociales ?. En voici un premier écho à travers le témoignage de Pénélope Dufourt, Docteure en droit public et sciences de l'éducation, et prestataire pour l'Institut Robert Badinter.

Laure Guimbail, Sarah Gavin, Sylvain Allemand,
Marianne Laloy Borgna, Pénéloppe Dufourt, Valentin Gürtler


Pour commencer, pouvez-vous nous dire ce qui a motivé votre venue à ce colloque de Cerisy ?

Pénélope Dufourt : Depuis le mois d'avril de cette année [2025], je travaille en tant que prestataire pour l'Institut Robert Badinter, partenaire de ce colloque. Il m'a été proposé d'y assister pour en faire un compte rendu afin de voir ce que le concept de "propagations" pourrait apporter aux recherches menées par cet institut.

On connaît bien évidemment Robert Badinter, avocat et ancien ministre de la Justice. En revanche, on ne connaît pas forcément cet institut. Pouvez-vous nous en dire plus à son sujet ?

Pénélope Dufourt : Vous le connaissiez peut-être sous son ancien nom, l'Institut des études et de la recherche pour le droit et la justice. Le changement de nom est intervenu en juin dernier. Il s'agit d'un groupement d'intérêt public né de la fusion de deux anciennes entités, l'Institut des Hautes Études sur la Justice et la Mission de recherche Droit et Justice. L'institut participe à la promotion et au soutien de recherches et réflexions interdisciplinaires sur le droit et la justice.

Qu'est-ce qui vous a amenée à le rejoindre ?

Pénélope Dufourt : En novembre dernier, je soutenais une thèse interdisciplinaire en droit public et en sciences de l'éducation, à l'université Paris-Nanterre — elle avait pour intitulé "Penser le droit à l'éducation aux droits humains au XXIe siècle" avec pour sous-titre "Pour une épistémologie juridique de la complexité". Or, l'Institut Robert Badinter promeut des recherches interdisciplinaires afin de penser les questions de droit et de justice. J'étais donc naturellement intéressée de savoir ce qui s'y faisait et de travailler éventuellement avec lui.

Comment avez-vous reçu cette mission d'assister au colloque de Cerisy ? Connaissiez-vous déjà le Centre culturel international de Cerisy et les colloques qui y sont organisés ?

Pénélope Dufourt : J'en ai bien sûr été ravie, même si je ne connaissais pas Cerisy ! Ayant fait des études philosophiques, de sciences politiques et de droit, j'étais a priori intéressée par l'ambition du colloque d'aborder les propagations dans la perspective des sciences sociales et de découvrir par là même des travaux de recherche en cours. Quant au lieu, j'ai vite compris qu'il était propice à des échanges de qualité.

Nous sommes arrivés presque au terme de ce colloque. Quels enseignements en tireriez-vous ?

Pénélope Dufourt : Il m'est encore difficile de répondre à cette question ! Car, en vérité, c'est à l'occasion de ce colloque que j'ai pris la mesure de l'importance du travail de Dominique Boullier et de son ouvrage Propagations : un nouveau paradigme pour les sciences sociales [Armand Colin, 2023]. Si sa communication inaugurale m'a été bien utile tant elle était claire et a permis de poser le cadre des discussions, il reste qu'au fil des interventions suivantes, j'ai eu la sensation d'un élargissement des thématiques et des problématiques. Ce qui pour être stimulant n'en a pas moins rendu plus difficile le travail de digestion ! Je ne doute pas d'y parvenir, mais il me faut encore du temps et du recul.
Il se trouve que, juste avant cet entretien, j'ai mis à profit le temps de pause dont on disposait pour échanger avec des collègues de l'Institut qui n'ont pas manqué de m'interroger sur ce que je retenais du colloque au stade où nous en étions. Je leur ai fait la même réponse. Je suis encore dedans et souhaite rester dans cet état d'immersion, quitte à ne pas encore toujours saisir le rapport d'une communication à l'autre, ni dégager un fil conducteur en rapport avec les problématiques de l'Institut.

Sans vouloir interférer dans votre travail de restitution, il me semble que, vu de l'extérieur, plusieurs contributions et discussions peuvent l'intéresser, à commencer par celles ayant traité des phénomènes de propagande, de désinformation, de rumeur, etc.

Pénélope Dufourt : Tout à fait ! De fait, tout ce qui touche aux pouvoirs des réseaux sociaux ne peut qu'intéresser l'Institut de même que les enjeux de leur régulation. Dominique Boullier était d'ailleurs intervenu en mars dernier lors de l'Assemblée générale de l'Institut afin d'initier une réflexion sur l'impact des dynamiques virales dans l'espace public et judiciaire. On peut retrouver un entretien qu'il nous avait accordé sur le site de l'Institut Robert Badinter où Dominique expliquait notamment l'intérêt de reconsidérer le statut juridique des réseaux sociaux en y voyant des éditeurs et non plus seulement des hébergeurs.

Cela étant dit, à vous entendre, ce besoin de prendre du recul dit moins de l'éventuelle difficulté qu'aurait représenté le colloque, que d'une inclination naturelle chez vous à prendre le temps de la maturation…

Pénélope Dufourt : [Sourire]. Effectivement ! Je ne prétends pas avoir la vivacité d'esprit de certains intervenants ; j'ai besoin de laisser décanter les choses, ce qui me va très bien ! Je revendique le droit de prendre du recul, de relire mes notes — et dieu sait si j'en ai prises au cours de ce colloque — avant de me prononcer.

Un colloque de Cerisy, c'est aussi une expérience particulière : il se déroule sur plusieurs jours ; on y échange avec des intervenants mais aussi avec des auditeurs de différents horizons disciplinaires, professionnels, géographiques, à l'issue des communications ou à l'occasion des repas qu'on partage ensemble, le tout dans un environnement appréciable, un château avec son parc et ses dépendances, rythmé au son de cloches, celle qui annonce les repas, celle qui bat le rappel à la reprise des séances… Comment avez-vous vécu cette expérience ?

Pénélope Dufourt : Avec bonheur ! À Cerisy, on dispose de temps, comparé à des colloques scientifiques où les communications s'enchaînent sans réel temps de discussion avec les intervenants. Au contraire, ici, les communications sont réparties au cours de la journée de façon à laisser du temps aux échanges. Si je ne devais retenir qu'une chose, ce serait celle-ci : la sensation d'un temps qui s'étire. Je pense d'ailleurs que c'est la première chose que les participants viennent chercher à Cerisy. Sans doute que le fait d'être relativement isolé, environné d'un paysage apaisant, contribue-t-il à cette sensation d'une décélération.
Quant au fait de vivre en communauté durant plusieurs jours, de partager des repas avec des personnes qu'on ne connait pas forcément, quel plaisir ! Cela me rappelle une autre expérience que j'ai vécue du temps de ma thèse. C'était au château de Goutelas [Centre culturel de rencontre, situé dans le département de la Loire], qui accueille des séminaires d'écriture : la journée, nous nous retirions pour écrire, mais le soir, nous mangions ensemble, sans avoir à nous préoccuper de faire la cuisine.

Précisons à l'attention de ceux qui ne sont pas encore venus à Cerisy, qu'on peut voir dans le château des photos de colloques antérieurs — y compris des "Décades de Pontigny" —, où figurent des personnalités de la littérature et des sciences. De quoi intimider, non ?

Pénélope Dufourt : Intimider ? Ce n'est pas le mot que j'utiliserais. À voir tous ces chercheurs, penseurs, intellectuels, on comprend que ce lieu a une longue histoire, qui s'enracine dans un autre lieu, Pontigny. C'est plutôt réjouissant !

Au terme de votre séjour, avez-vous acquis la conviction que Cerisy pourrait être un lieu propice pour accueillir un colloque porté par votre institut ?

Pénélope Dufourt : C'est précisément la question que je me suis posée non sans un certain scepticisme : au vu des personnalités qui se sont succédé à Cerisy, une jeune chercheuse peut-elle seulement prétendre imaginer d'en organiser un ? Ma discussion avec Edith Heurgon m'a fait comprendre que, oui, c'était tout à fait envisageable ! Plusieurs jeunes chercheurs, m'a-t-elle rappelé, y ont organisé des colloques avant de gagner en notoriété. Ce dont je me réjouis, car cela ouvre de belles perspectives.

Propos recueillis par Sylvain ALLEMAND
Secrétaire général de l'AAPC

Publication 2025 : un des ouvrages


Repenser l'agir moderne. Rationalités créatives, entreprises responsables et périls communs (Autour des travaux d'Armand Hatchuel)

REPENSER L'AGIR MODERNE

RATIONALITÉS CRÉATIVES, ENTREPRISES RESPONSABLES ET PÉRILS COMMUNS

AUTOUR DES TRAVAUX D'ARMAND HATCHUEL


Franck AGGERI, Sylvain LENFLE, Dinah LOUDA, Blanche SEGRESTIN (dir.)


Face aux défis techniques, socio-économiques et environnementaux qui se conjuguent et déstabilisent les démocraties, les travaux d'Armand Hatchuel ont tracé une voie originale : celle de la construction rigoureuse d'alternatives aux cadres de pensée qui enferment l'agir moderne. Refusant les limites d'une rationalité utilitariste incapable d'expliquer ou de guider l'innovation, ils ont posé les fondements d'une rationalité créative, apte à éclairer l'élaboration collective de futurs inventifs. Ils ont aussi contesté l'irresponsabilité constitutive de la "société à but lucratif", et contribué à l'instauration dans le droit français de la "société à mission". Et ils montrent aujourd'hui que la notion de péril commun conduit à une règle de justice nouvelle pour lutter contre le dérèglement climatique. Ces résultats, qui s'appuient tous sur une théorie originale de l'action collective, ont reçu une large reconnaissance. Mais cet ouvrage, issu d'un colloque de Cerisy, est le premier à offrir une vue d'ensemble du cheminement théorique d'Armand Hatchuel et à analyser la portée de ses propositions. Chercheurs en sciences de gestion, droit, philosophie, économie ou histoire, mais aussi dirigeants d'entreprise, y témoignent de la manière dont ces travaux ont marqué leurs disciplines et leurs engagements.
Les travaux d'Armand Hatchuel ne se contentent pas de souligner les impasses des sciences restées prisonnières des dogmes de l'agir moderne. Ils jettent aussi les bases rigoureuses d'une science de l'action collective créatrice comme socle indispensable pour "bien gérer" dans l'Anthropocène. Un projet désormais vital.


Ouvrage issu d'un colloque de Cerisy (2023) [en savoir plus]
Disponible à Cerisy aux Amis de Pontigny-Cerisy [n°691]

CARACTÉRISTIQUES

Éditeur : Éditions ESKA

ISBN : 978-2-7472-3521-1

Nombre de pages : 344 p.

Prix public : 30 €

Année d'édition : 2025