"CERISY ? LA VILLA MÉDICIS DU NORD !"
RENCONTRE AVEC PASCAL FROISSART
Suite de nos échos au colloque Les propagations : un nouveau paradigme pour les sciences sociales ? qui s'est déroulé à Cerisy du 25 au 31 juillet 2025, à travers, cette fois, un entretien avec Pascal Froissart (2e en partant de la gauche sur la photo), directeur du Celsa (École des hautes études en sciences de l'information et de la communication), de Sorbonne Université.
Qu'est-ce qui vous a décidé à venir à ce colloque-ci ?
Pascal Froissart : J'y suis venu à l'invitation de Dominique Boullier [co-directeur] qui souhaitait que j'intervienne sur la théorie de la rumeur dans le contexte du XXe siècle. Ce dont j'ai été très honoré, car j'aime beaucoup ce qu'il écrit et j'avais le sentiment que nous avions des choses à nous dire. Ce colloque offrait l'opportunité de le rencontrer et d'amorcer un vrai dialogue, de confronter nos points de vue. Me plaisait aussi la perspective de me retrouver au milieu d'un réseau de personnes qui partagent les mêmes thématiques, les mêmes références, les mêmes interrogations, et mobilisent d'autres théories que les miennes — les théories des sciences de l'information et de la communication.
À défaut d'être déjà venu à Cerisy, j'en connaissais bien sûr la réputation de sorte que, dès l'instant où j'ai reçu l'invitation, a aussitôt ressurgi dans ma mémoire la couverture des actes des colloques parus dans la collection 10-18. Des ouvrages de référence s'il en est. Je me réjouissais de m'inscrire dans cette tradition, de pouvoir me glisser, non sans en être intimidé, dans ce paysage de penseurs et de savants ayant contribué au rayonnement des sciences humaines et sociales, de la philosophie et de la littérature française.
"Intimidé", dites-vous. Or, vous-même représentez des institutions prestigieuses, le Celsa, composante de Sorbonne Université…
Pascal Froissart : Comment ne pas être intimidé quand on se retrouve dans un lieu qui a été fréquenté par Foucault, Deleuze et tant d'autres, que l'on peut voir d'ailleurs dans les photos exposées dès le hall d'entrée du château ! Certes, j'ai la chance de diriger depuis maintenant deux ans le Celsa, l'École de journalisme et de communication de Sorbonne Université, de sorte que je pourrais prétendre être à ma place, ici, à Cerisy. Eh bien non, on n'est jamais à sa place, a fortiori quand on fait de la recherche ; on est toujours — toutefois, c'est mon cas — dans un état d'"intranquillité" : on s'inquiète toujours de savoir si on n'est pas passé à côté du ou des livres qu'il fallait absolument lire pour les besoins de ses propres recherches. On est d'autant moins serein quand il s'agit d'exposer l'état de sa réflexion devant un parterre comme celui réuni dans le cadre d'un colloque de Cerisy ! On s'expose et, donc, on prend un risque…
Je ne résiste pas à l'envie de revenir sur les propos que j'ai tenus lors de la toute première soirée au cours de laquelle les colloquants, intervenants ou auditeurs, sont invités à se présenter. Vous ayant entendu vous présenter comme directeur du Celsa, je me suis amusé à prétendre que le journaliste que je suis était issu d'une école "autrement plus prestigieuse" : l'École supérieure internationale de journalisme "indiscipliné" de Cerisy (le mot "indiscipliné" venait d'être évoqué par un intervenant précédent pour caractériser un colloque cerisyen). Manière de dire non sans humour que ma fréquentation ancienne et régulière de ce lieu pouvait équivaloir à un cursus diplômant et m'autoriser en conséquence à prétendre à une équivalence…
Pascal Froissart : [Rire]. J'avoue qu'en vous entendant évoquer une école "autrement plus prestigieuse", mon premier mouvement a été de me dire : "Ah non, je vais avoir à justifier la qualité de la mienne et récuser l'idée que nous serions en concurrence". L'effet de votre trait d'humour aura donc réussi. Cela étant dit, ce dernier disait aussi quelque chose de juste : pour devenir un bon journaliste ou un bon communicant, les deux métiers auxquels nous formons, un bon diplôme est nécessaire mais pas suffisant : il faut avoir aussi du talent, de la culture, une vraie faculté de réflexivité, sur ce qu'on fait, sur qui on est. Autant de qualités qui sont valorisées dans les enseignements du Celsa, en tâchant de résoudre la quadrature du cercle entre la forte employabilité et professionnalisation exigées de nos diplômés, et la transmission de ces qualités intellectuelles et critiques, au risque sinon de former des étudiants qui seraient inféodés aux seuls objectifs à court terme et à l'urgence. On attend bien plus de leur part. Nul doute donc que le fait d'assister régulièrement à des colloques de Cerisy permet de se cultiver, de gagner en réflexivité.
Nous réalisons l'entretien la veille de la conclusion du colloque que vous aurez ainsi suivi intégralement, notons-le au passage. Que voudriez-vous mettre en exergue parmi les enseignements que vous en tirez sur le fond ? La notion de propagations vous a-t-elle paru aussi pertinente ?
Pascal Froissart : Oui, elle l'est d'autant plus qu'elle se révèle particulièrement transversale à de nombreuses disciplines et propre à éclairer plusieurs contextes, aussi bien dans le temps que dans l'espace. Il est donc tout à fait intéressant de traiter de cette approche-là. Dominique Boullier a réuni un excellent casting en mêlant des personnes d'univers disciplinaires et professionnels fort différents, entre les experts du numérique et des réseaux sociaux, les sociologues, les juristes, les politologues, les historiens, les virologues, les spécialistes des sciences de la communication, etc. Avant même de venir au colloque, à la simple lecture de son programme, j'étais convaincu de son intérêt et de ce qu'il m'offrirait l'occasion d'apprendre beaucoup. Ce qui s'est vérifié.
Et sur l'expérience du colloque de Cerisy, organisé sur plusieurs jours, dans le cadre d'un château, au rythme de cloches qui battent le rappel à la reprise des séances ?
Pascal Froissart : La première chose que je retiens, c'est la question de la temporalité. À Cerisy, on prend le temps. Le colloque dure pas moins de six jours, les communications y sont plus longues, près d'une heure en comprenant un temps d'échange avec le public. Quel luxe !
Comme participant, cela permet aussi de prendre son temps, d'écouter en assumant une attention parfois flottante, d'élargir son champ de pensée en assistant à des exposés inattendus, d'apprécier, de rester indifférent, d'avoir l'impression de rester sur sa faim.
Le lieu, avec son château et son parc, est particulièrement adapté : nous y sommes comme sur une île. On n'y accède pas facilement, que ce soit en voiture ou en train. Mais une fois sur place, on y reste, coupé des sources de distraction de la vie ordinaire. Les cloches qui battent effectivement le rappel de la reprise des séances et pour les repas, ajoutées aux rites qui jalonnent le séjour — le verre de calva offert le premier soir, la photo de "famille", etc. —, tout cela contribue à une ambiance particulière, propice aux échanges.
Sans oublier les repas qu'on partage ensemble…
Pascal Froissart : Sur de longues tables et assis sur des bancs, sans place réservée, de sorte qu'on peut se retrouver à chaque fois face à des personnes différentes. Tout cela est singulier. À mon arrivée, je n'ai pu m'empêcher de faire un parallèle avec la Villa Médicis où j'ai eu la chance de passer quelques jours. Ici, j'ai aussitôt eu l'impression d'être dans une sorte d'équivalent, mais du nord : un lieu à l'écart du monde (quoiqu'en plein Rome dans le cas de la Villa Médicis), qui permet de vivre à un autre rythme. Un luxe par les temps qui courent et dont on prend goût d'autant plus qu'il n'a rien d'ostentatoire !
Considérez-vous que c'est un lieu qui pourrait plaire à vos étudiants ?
Pascal Froissart : Oui, bien sûr ! J'en enverrais volontiers assister à des colloques ou, mieux, pour y terminer la rédaction de leur thèse.
Et vous, comptez-vous revenir à Cerisy ? Une "rumeur" circule selon laquelle vous songeriez à y organiser un colloque sur… les rumeurs.
Pascal Froissart : Quand circulent ce genre de rumeurs, on ne peut que s'en flatter. Je vais en tout cas étudier très sérieusement cette possibilité ! La rumeur est un thème qui mérite réflexion, pas seulement pour son rapport à la vérité, mais pour ce qu'il révèle de notre conception de la société. "Dis-moi quelle place tu donnes au phénomène de rumeur, je te dirai comment tu te représentes ta place dans le monde social…". Par là, on peut imaginer des interventions croisées de politistes, de sociologues, de psychologues, d'historiens, d'épistémologues, de "communicologues"… et rêver aux discussions enflammées qui peuvent s'ensuivre. Je vois déjà les mains se lever dans la bibliothèque du château où ont lieu les présentations.
Propos recueillis par Sylvain ALLEMAND
Secrétaire général de l'AAPC