"RESSENTIS D'UNE DOCTORANTE SUR SA PARTICIPATION AU FOYER"
RENCONTRE AVEC ONA BALLÓ PEDRAGOSA
Cette année, la cinquième édition du Foyer de création et d'échanges se déroulait durant deux périodes de quinze jours (du 15 au 30 juillet et du 2 au 16 août) avec pour thème les oiseaux. Pour la première fois, il accueillait cinq jeunes doctorants, bénéficiant d'une bourse allouée par France Universités, pour couvrir leurs frais de séjour. En voici un écho avec le témoignage d'Ona Balló Pedragosa, espagnole, qui poursuit à l'École Nationale Supérieure d'Architecture de Grenoble (ENSAG) une thèse intitulée "Le son qui reste : l'espace sonore des églises des Pyrénées catalanes". Elle témoigne à l'issue de la première semaine de sa "résidence", au cours de laquelle se déroulait en parallèle le colloque Figures de Michel Guérin.
Pouvez-vous pour commencer rappeler comment vous en êtes venue à vous lancer dans une thèse sur "l'espace sonore des églises des Pyrénées catalanes" ?
Ona Balló Pedragosa : L'origine de ma thèse a probablement à voir avec ma première expérience esthétique : enfant, j'avais visité avec ma classe, le Musée national d'art de Catalogne, à Barcelone — un passage obligé pour les élèves de toutes les écoles de la ville. Parmi les œuvres qui y étaient exposées (et qui le sont encore) : des peintures murales des XIe-XIIIe siècles, provenant d'églises des Pyrénées catalanes, de l'Andorre et, pour certaines d'entre elles, de l'Aragon. Cette visite m'avait impressionnée : elle nous faisait passer d'une peinture murale à l'autre en traversant des galeries, les espaces reconstituant la forme des absides. Les fresques elles-mêmes sont impressionnantes : elles représentent une foule d’animaux fantastiques dans un mixte de cultures païenne et chrétienne. Elles possèdent un style unique, difficilement comparable à d'autres représentations que l'on peut trouver dans d'autres églises en Espagne ou dans le reste de l'Europe.
Comment se sont-elles retrouvées dans le Musée national d'art de Catalogne ?
Ona Balló Pedragosa : Elles y ont été installées au fur et à mesure à partir de 1920, sur décision du gouvernement catalan pour les protéger contre le risque qu'elles ne quittent le territoire : au début du XXe siècle, ces peintures murales étaient prisées de collectionneurs américains qui allaient jusqu'à organiser des excursions et négocier leur achat auprès des prêtes qui officiaient encore dans ces églises. Elles étaient alors extraites en recourant à la technique du strappo. Des ensembles picturaux, comme celui de Santa Maria de Mur par exemple, se sont ainsi retrouvés dans des musées — celui des Beaux-Arts de Boston en l'occurrence. À l'époque, on n'était pas encore aussi sensible au patrimoine. Le gouvernement catalan a fini par prendre une mesure radicale : rapatrier toutes les pentures murales encore existantes dans les Pyrénées dans le Musée national en y dédiant un espace. Ironie de l'histoire : il recourut aux mêmes artisans intervenus pour les besoins des collectionneurs américains…
Dès les années 1920-30, ces peintures ont fait l'objet d'études iconographiques, mais dans le contexte du musée. Or, quand on les observe, on ressent que quelque chose manque. D'emblée, j'ai perçu qu'elles devaient avoir aussi à voir avec l'environnement sonore des églises où elles avaient été réalisées. C'est comme cela que j'en suis venue à les étudier, dans le cadre de ma thèse, au regard de leur environnement sonore original. Un environnement dans lequel j'inclus, bien sûr, l'acoustique intérieure, mais aussi la tradition orale nourrie de légendes villageoises avec leurs chansons, appelées "goigs", ainsi que les sons de l'activité quotidienne comme ceux liés aux pâturages. Tout cela a survécu jusqu'à nos jours de sorte qu'on peut encore l'entendre. En somme, c'est un voyage inversé à celui que les peintures ont réalisé, il y a un siècle, que j'entreprends non sans certaines difficultés.
Lesquelles ?
Ona Balló Pedragosa : La principale tient au fait que la plupart de ces églises sont fermées, quand elles ne sont pas presqu'en ruine. Il faut trouver la personne qui en possède la clé. Une bonne chose au demeurant. D'abord parce que cette personne, le plus souvent, ne manque pas de vous renseigner à son sujet. Surtout, quand elle pénètre l'église tout en poursuivant ses explications, elle l'active au plan sonore.
Parmi les sons qu'on peut y entendre, j'en étudie certains tout particulièrement, ceux qui se sont maintenus jusqu'à aujourd'hui, comme par exemple ceux produits par un troupeau de brebis, qui passent devant pour aller paître dans une prairie située à l'arrière d'une église. Le berger vit dans la maison qui appartient à sa famille depuis 1540 ou 1640 — il y a encore un doute sur l'acte de propriété. Toujours est-il que le son qu'on entend à leur passage est celui qui a été entendu durant plusieurs siècles…
Précisons que vous êtes, au sein de l'ENSAG, rattachée au Cresson — le Centre de recherche sur l'espace sonore et l'environnement urbain. Un centre que nous connaissons bien — son précédent directeur, Nicolas Tixier, a dirigé plusieurs colloques à Cerisy, en plus d'être administrateur de l'Association des Amis de Pontigny-Cerisy. Est-ce le fait d'être au Cresson qui vous a incitée à choisir votre sujet de thèse ou lui qui vous a amenée à rejoindre ce centre de recherche ?
Ona Balló Pedragosa : C'est mon intérêt pour le son qui m'y a amenée. Ce centre de recherche correspondait à mon souhait de combiner une approche à la fois théorique et de terrain, avec l'intuition que la prise en compte de l'environnement sonore des églises des Pyrénées catalanes permettrait d'en appréhender les peintures murales différemment. J'ai contacté Nicolas sur les conseils de Naïm Aït-Sidhoum, réalisateur et producteur de cinéma grenoblois. Nicolas m'a proposé de faire préalablement un séjour au Cresson pour s'assurer que je trouverais bien ma place dans son centre de recherche. Ce qui a été le cas. J'ai pu ensuite l'intégrer comme doctorante grâce à la bourse doctorale de La Caixa décrochée voici quelques mois. Si ma thèse a débuté officiellement en décembre 2023, en réalité, cela fait deux ans que je travaille sur ce sujet — jusqu'à alors, c'était plus pour le plaisir.
Et c'est ce qui vous vaut d'être aujourd'hui au Foyer, en bénéficiant d'une autre bourse couvrant vos frais de séjour. Vous découvrez donc Cerisy à cette occasion…
Ona Balló Pedragosa : Non, j'y étais déjà venue, l'an passé, à l'occasion du séminaire Comment sonne le monde. L'art infini de la radio, que Nicolas avait coorganisé dans le cadre d'un programme européen. Des intervenants de différentes nationalités — finlandaise, grecque, … — y avaient participé. Nicolas m'a proposé de présenter mon projet de thèse. Nous avons profité de ce séjour à Cerisy pour monter le dossier de demande d'une bourse doctorale.
La découverte de Cerisy avait-elle été l'occasion d'une autre expérience esthétique ?
Ona Balló Pedragosa : Oui ! (rire). Et pour faire transition avec le sujet du Foyer, j'avais été impressionnée par la qualité des chants d'oiseaux que l'on peut entendre en se baladant dans le parc. Une sensation que j'avais éprouvée la première fois que je suis allée dans les Pyrénées catalanes, pour les besoins de ma visite des églises. À ceci près qu'à Cerisy, on ressent une coupure nette selon qu'on est à l'extérieur ou à l'intérieur du château. Lors du séminaire, nous avions d'ailleurs organisé, chaque soir, des séances d'écoute dans des pièces différentes. Une expérience qui m'a convaincue de la reproduire dans les églises.
Un mot sur le Foyer, un dispositif qui tranche avec le principe des colloques comme du séminaire : il s'inspire de la résidence d'artiste ou de recherche à ceci près que les résidents sont invités à consacrer du temps à un travail collectif, en parallèle à la poursuite de leur projet personnel… Même si vous n'êtes qu'à la moitié de votre parcours, quel retour d'expérience voudriez-vous partager ? En quoi est-il utile par rapport à votre démarche de doctorante ?
Ona Balló Pedragosa : Il m'est utile en ceci qu'il me permet de me mettre en mode méditation. C'est ainsi que je le vis en tout cas. Il est vrai que le lieu mis à notre disposition — le hall de l'Orangerie avec ses baies vitrées qui donnent sur le parc —, nous permet de travailler dans le calme, loin du bruit qui fait notre quotidien. Cela fait à peine cinq jours que je suis arrivée et je sens déjà, petit à petit, une focalisation de mon attention sur mon travail de thèse. Bref, c'est le cadre idéal pour travailler sans pour autant s'isoler : le Foyer est propice à des échanges avec les résidents comme avec les participants au colloque qui se tient en parallèle.
Actuellement, le Foyer compte un deuxième doctorant, en la personne de Hector Jenni dont la thèse porte sur les "Formes esthétiques de la conflictualité dans le RAP français" [à l'Université Sorbonne Nouvelle]. Échangez-vous autour de vos travaux de thèse ?
Ona Balló Pedragosa : Oui, et c'est un autre intérêt de ce Foyer. Au début, nous avons commencé à travailler chacun de notre côté. Petit à petit, nous nous sommes rendus compte que nous aurions intérêt de mettre à profit le fait de travailler sur la même table, à l'Orangerie, pour faire des points sur là où nous en étions. Nous avons poussé la rigueur jusqu'à rédiger et signer une sorte de contrat dans lequel nous nous sommes fixés des objectifs à atteindre au terme du Foyer, en nous engageant à les montrer à l'autre. Maintenant, il nous faut nous y tenir (rire).
Incroyable ! Un vrai défi quand on sait les mille et un motifs de distraction du fait de ce colloque qui se tient en parallèle et de ce que vous partagez les repas avec ses participants…
Ona Balló Pedragosa : Je ne pense pas qu'on travaille mieux en se coupant de tout échange, même quand il s'agit d'un projet d'écriture. Et puis ce colloque en parallèle a été l'occasion de vivre une soirée à laquelle je ne m'attendais pas, mais qui enrichira très certainement mon travail de thèse : je veux parler de ce "concert d'improvisation musicale et vidéographique", au grenier du château, proposé par Pierre Sauvanet [codirecteur du colloque] et Stéphane Abboud [vidéaste] avec des instruments de percussion. J'y ai vu une piste pour activer l'espace sonore des églises. Ce n'est pas tout, les mouvements des mains de Pierre étaient filmés et projetés sur un écran, donnant l'impression d'un film en train de se faire sous nos yeux, au rythme de la performance. Une démarche à laquelle j'ai totalement adhéré. J'ai pu ensuite en discuter avec Pierre. Nul doute que cette rencontre aura été décisive pour la suite de ma thèse. Donc, oui, j'apprécie cette formule du Foyer qui nous offre l'opportunité de côtoyer d'autres univers.
Sans exclure la possibilité de poursuivre les échanges au-delà de la durée du Foyer…
Ona Balló Pedragosa : En effet. D'ailleurs, une des participantes au colloque, Sabine Forero Mendoza, m'a proposé d'intervenir à un colloque qui se tiendra à l'Université de Pau, sur le thème du renouvellement de l'expérience du spectateur au musée au travers de nouveaux médias. C'est très proche de mon sujet de thèse, car je me pose la question de savoir jusqu'où on peut transporter la dimension sonore des églises des Pyrénées catalanes, si on n'en est pas réduit à la transposer. C'est en tout cas une question que je pourrais creuser dans la perspective de cet autre colloque.
Si je vous entends bien, vous conseilleriez donc à des doctorants de vivre cette expérience du Foyer ?
Ona Balló Pedragosa : En fait, tout dépend du moment où on se trouve dans son travail de thèse, un long voyage s'il en est. Cela étant dit, il se trouve que Hector et moi en sommes à des stades différents : lui est en train de la finir, tandis que, moi, je la commence. Pour l'heure, je suis encore dans un moment d'ouverture. Mais j'ai l'impression que même dans le moment de clôture, durant lequel il faut achever la rédaction de sa thèse, il peut être utile d'expliquer ce qu'on fait en le clarifiant préalablement à l'oral avant de passer à l'écriture. C'est en tout cas ainsi que procède Hector : il me "raconte" ce qu'il a en tête, avant même d'avoir entrepris de l'écrire. Je trouve intéressant ce passage préalable par la parole. Ce qui suppose de pouvoir échanger. C'est précisément ce que permet le Foyer de création et d'échanges.
Propos recueillis par Sylvain ALLEMAND
Secrétaire général de l'AAPC