"PREMIÈRE VENUE À CERISY D'UN ERGONOME-ARTISTE"
RENCONTRE AVEC DAMIEN HUYGHE
Du 11 au 17 juin 2024 se déroulait le colloque Vulnérabilité du travail dans un monde en quête d'avenir. En voici un premier écho avec le témoignage de Damien Huyghe, un ergonome, par ailleurs artiste, qui a organisé une exposition sur le climat. Une première expérience cerisyenne dont il souligne la vertu : offrir la possibilité de renouer avec une temporalité lente…
Si vous deviez vous caractériser en quelques mots… ?
Damien Huyghe : Ce qui me caractériserait le mieux, c'est la "multifonction", le fait d'exercer plusieurs activités : ergonome de formation et de métier, depuis une trentaine d'années, je continue à intervenir comme consultant auprès d'entreprises, petites et grandes, sur des problématiques liées aux conditions de travail sous tous leurs aspects : la digitalisation et ses effets, le handicap et les RPS [Risques psychosociaux], l'aménagement et la création de locaux et de bâtiments industriels ou tertiaires… Je donne des conférences à l'occasion de congrès ou de colloques.
Depuis cinq ans, je me suis par ailleurs investi dans les enjeux relatifs au changement climatique : je donne des conférences auprès de publics scolaires, mais aussi d'entreprises désireuses de faire évoluer leur organisation. En parallèle, j'ai développé une activité artistique en tant que plasticien, peintre, dessinateur et illustrateur — activité qui occupe de l'ordre de 30% de mon temps.
C'est dire si un colloque de Cerisy, de par la multiplicité des approches qu'il propose d'un sujet en croisant les regards d'universitaires et de praticiens, vous correspondait bien. Sauf que c'est la première fois que vous vous rendiez à Cerisy. Quelles sont les circonstances qui vous y ont amené ?
Damien Huyghe : Des circonstances ? Je parlerai plutôt d'un opportunisme heureux !
Intéressant ! Précisez s'il vous plaît…
Damien Huyghe : J'avais vu passer une annonce relative au colloque. Comment ? Je ne saurais plus vous le dire. Peut-être est-ce par un post de Cédric [Dalmasso, codirecteur du colloque] sur LinkedIn. Toujours est-il que l'évocation de la vulnérabilité du travail avait aussitôt éveillé la curiosité de l'ergonome que je suis. Pour autant ce n'est pas à ce titre que je souhaitais y participer, mais en tant qu'artiste engagé dans les enjeux du changement climatique. Il se trouvait que j'avais réalisé une exposition sur le climat et commencé à y sensibiliser des managers et des entreprises. Je précise que je suis "fresqueur du climat" — je participe à la démarche de "la fresque du climat". Seulement, quand j'ai commencé à en faire, j'ai trouvé qu'une certaine violence se dégageait du constat dressé par cette dernière, qui avait pour effet de rendre vulnérables les participants. J'ai donc entrepris de faire de la modération et de la médiation au travers d'une exposition comme base de discussion avec les gens. J'ai aussitôt vu dans le colloque l'opportunité de faire connaître mon travail. C'est ce qui m'a décidé à prendre contact avec Frédérique Debout Cosme [une des codirectrices]…
Que vous connaissiez ?
Damien Huyghe : Non, pas du tout ! Je lui ai parlé de mon exposition et lui ai demandé si cela l'intéressait. Elle en a discuté avec les autres codirecteurs… C'est comme cela que je me suis retrouvé à Cerisy, à répondre maintenant à vos questions…
Saviez-vous qu'il y avait une salle susceptible de l'accueillir — une salle aménagée dans l'ancienne étable en l'occurrence ?
Damien Huyghe : Dès que j'ai eu connaissance de l'annonce du colloque, je me suis rendu sur le site web du Centre culturel international de Cerisy, pour en savoir plus sur ce lieu… J'ai vu qu'il y avait effectivement un espace d'exposition et que de nombreux artistes y avaient exposé leurs œuvres. Pourquoi pas moi ? C'est ce que je me suis dit (sourire).
Depuis, le colloque a eu lieu — nous réalisons l'entretien peu avant le départ des colloquants ; vous avez réalisé votre exposition. Mais vous avez aussi assisté aux communications, en prenant part aux discussions — en faisant aussi des croquis… À défaut de bilan, quelles sont vos premières impressions ? Avez-vous eu le sentiment de vivre une expérience particulière ?
Damien Huyghe : Une expérience nouvelle pour moi au sens où les intervenants venaient d'horizons très variés. Les colloques et congrès auxquels j'ai l'habitude de participer en tant qu'ergonome, rassemblent pour l'essentiel d'autres ergonomes. On y discute donc, mais entre pairs ou collègues, sur des enjeux de définition, nos pratiques, en restant à l'intérieur de la sphère de l'ergonomie. Ici, j'ai eu le sentiment de me retrouver à discuter davantage depuis le pourtours et l'extérieur de la sphère. Et j'ai trouvé ça plutôt sympa ! Pour avoir été dans l'innovation avant de me lancer dans l'ergonomie, j'ai souvent trouvé que cette discipline était encline à se replier sur elle-même. Le fait de me retrouver au milieu de gens qui, tout en s'intéressant à l'ergonomie, évoluent dans des sphères connexes — je les côtoie d'ailleurs dans ma vie professionnelle, mais sans avoir vraiment l'occasion d'échanger avec eux —, j'ai trouvé cela plus qu'enrichissant. Au final, je pense avoir plus re-questionné mon métier, ses pratiques, au cours de ce colloque-ci qu'à l'occasion de ceux de ma profession.
En quoi la présence d'auditeurs libres, non nécessairement spécialistes, a-t-elle ajouté à l'intérêt de ce colloque ?
Damien Huyghe : Je pense avoir eu l'occasion de discuter avec chaque participant, intervenant ou auditeur. Initialement, je pensais ne venir que le temps de présenter mon exposition. C'est en découvrant que chacun était libre d'intervenir dans les discussions que j'ai eu envie de prolonger mon séjour. J'ai été heureux de m'être retrouvé ainsi dans le rôle du discutant, au titre aussi d'ergonome, sachant que quand bien même ne l'avais-je pas été, j'aurais pu discuter quand même. Ce que je trouve aussi très sympa.
Vous n'évoquez pas l'ergonomie du cadre de travail, que constitue le Centre culturel international de Cerisy, avec son château, sa bibliothèque, où se déroulent les communications, ses salons, sa cave où on peut prolonger les échanges, sans compter les repas qu'on prend ensemble… Un cadre propice à de la sociabilité, qui tranche, de par aussi son rythme, sa durée, avec les colloques universitaires et professionnels…
Damien Huyghe : En effet ! Si je n'en parle pas spontanément, c'est peut-être parce que la temporalité d'un colloque de Cerisy — une temporalité empreinte de lenteur — me correspond bien : depuis quelque temps, je m'emploie à l'adopter volontairement dans le cadre de mon activité artistique, en m'inscrivant dans une logique de décroissance. Concrètement, en contrepartie de la réalisation d'une fresque du climat, à la demande d'amis, j'"exige" désormais d'être hébergé en mode résidence une quinzaine de jours — je ne veux pas la faire dans un temps contraint, limité qui rendrait l'exercice d'autant moins intéressant pour les participants. Tout cela pour dire que le format d'un colloque de Cerisy programmé sur plusieurs jours — pas moins de six dans le cas de ce colloque-ci — ne me pose pas de problème : je parviens à me dégager du temps dans mon agenda professionnel. C'est que, à dessein, je consacre moins de temps à mon activité d'ergonome. Et plus ça va, plus j'apprécie ce rythme. Cela correspond d'ailleurs aux recommandations d'une approche ergonomique du travail, mais aussi à mon engagement dans le changement climatique.
Pour en revenir au colloque, j'en repars avec le sentiment de m'être fait des amis avec lesquels je vais rester en contact. J'ai même atteint un niveau supérieur d'intimité avec des gens de ma profession que je connais pourtant depuis des années. Donc, oui, le format long du colloque est propice aux échanges, formels après les communications et plus informels, lors des repas ou en jouant au ping-pong dans la cave. Je doute que j'eusse pu m'en faire autant si le colloque avait été dans un format classique.
Edith Heurgon aime parler de Cerisy comme d'une "oasis de décélération". Feriez-vous vôtre cette formule ?
Damien Huyghe : Oui, tout à fait. Vous voyez d'ailleurs que les participants, bien que sur le départ, ne se précipitent pas. Un intervenant qui nous a rejoints l'un des derniers jours a d'ailleurs été surpris de nous voir aussi "paisibles", c'est son mot. Quoi de plus naturel, en réalité. Cela faisait déjà plusieurs jours qu'on vivait au rythme de Cerisy !
Que dites-vous néanmoins à ceux qui pourraient être impressionnés à la vue de ce château chargé d'histoire, fréquenté par de nombreuses sommités, comme le rappellent dès le hall d'entrée les photos exposées sur les murs ? D'ailleurs n'avez-vous pas été impressionné en arrivant ici ?
Damien Huyghe : Non ! Car, encore une fois, ce que je retiens, c'est d'abord ce temps long avec lequel le lieu permet de renouer. Qu'il soit instauré dans un château, fréquenté par des sommités est secondaire pour moi, du moins au stade où j'en suis dans mon parcours professionnel. Je le vis plus comme un dépaysement par rapport aux lieux où j'ai l'habitude d'aller. Je dirais la même chose des "rites" du séjour cerisyen — la cloche, l'omelette norvégienne, etc. Ils peuvent faire sourire de prime abord. En fait, très vite, vous vous rendez compte que cela participe à un décalage qui ne peut que vous inciter à rompre avec vos routines, à penser autrement.
Propos recueillis par Sylvain ALLEMAND
Secrétaire général de l'AAPC