"CERISY, UN LIEU OUVERT AUX TRAVAUX DES DOCTORANTS"
RENCONTRE AVEC MARINE BACONNET ET JUSTINE RAYSSAC
Suite de nos échos au colloque Vulnérabilité du travail dans un monde en quête d'avenir, qui s'est déroulé du 11 au 17 juin 2024, avec, cette fois, le double témoignage de Marine Baconnet et Justine Rayssac, doctorantes en Sciences de Gestion (Centre de Gestion Scientifique - CGS - de Mines Paris) et également en Sciences Humaines, Humanités Nouvelles (CNAM) pour la première. Elles ont présenté leur sujet de thèse dans le cadre d'une table ronde sur le thème "Transformation digitale et bien-être au travail". Elles reviennent ici sur leur expérience de Cerisy.
Pouvez-vous, pour commencer, rappeler le sujet de vos thèses respectives ?
Marine Baconnet : Ma thèse porte sur la transformation de la filière textile et la manière de surmonter les tensions qui en résultent à travers des programmes de formation innovants. Dans une démarche de recherche-intervention, je m'attache à identifier les origines de ces tensions, à la frontière entre le management stratégique et le management opérationnel, afin de mieux comprendre aussi les découplages possibles entre les intentions affichées en matière de responsabilité sociétale et leur traduction effective. Mon hypothèse est que ces décalages proviendraient de la complexité à appréhender la pluralité des cibles et des formes d'apprentissage.
Justine Rayssac : Ma thèse, que j'ai débutée il y a près d'un an et demi, porte sur les impacts de l'industrie 4.0 sur le travail artisanal dans l'industrie horlogère, la manière dont elle bouleverse les pratiques de travail, fait évoluer le métier horloger, son sens et les compétences associées. Bien sûr, il s'agit d'aller au-delà d'un diagnostic pour voir comment piloter cette transformation industrielle en agissant positivement sur la qualité du travail. Dans le cas d'une activité artisanale comme l'horlogerie, qui repose sur des savoir-faire complexes et un patrimoine fort, le bien-être de l'horloger dépend notamment des compétences qu'il mobilise au quotidien et de leurs perspectives d'évolution.
Mon objectif est de réfléchir à un pilotage de la transformation industrielle 4.0 au niveau du management stratégique de façon à permettre le développement à la fois du patrimoine industriel et du bien-être des collaborateurs.
Ce qui suppose, dans un cas comme dans l'autre, de se plonger dans une littérature abondante tout en faisant un travail de terrain…
Marine Baconnet : Exactement. Pour ma part, je m'appuie sur la théorie des organisations, mais aussi la théorie du care telle qu'interprétée par la philosophe et psychanalyste Cynthia Fleury — elle codirige ma thèse avec Cédric [Dalmasso], spécialiste, lui, en sciences de gestion. Dans cette double perspective, je m'attache à rendre compte des décalages (une des notions clés de ma thèse), entre les intentions stratégiques affichées par l'industrie textile et la réalité de son déploiement opérationnel. Je pose l'hypothèse que le care peut dicter des principes de bonne gestion. Appliquée à mon terrain, cela consisterait concrètement à respecter davantage les temps d'apprentissage en réintroduisant le métier de la confection — un métier qui a disparu à force d'être externalisé —, et en créant des conditions de travail plus favorables à l'épanouissement des salariés.
Justine Rayssac : Comme Marine, je m'inscris dans une démarche de recherche-intervention : je m'appuie sur la littérature scientifique tout en faisant un travail de terrain, en l'occurrence dans les ateliers d'assemblage "mouvement" (le mécanisme principal des montres) d'une entreprise de la haute horlogerie suisse. C'est ce travail de terrain qui m'a occupée le plus durant la première année et demie de ma thèse. Désormais, je me plonge dans la littérature pour mettre en perspective et conceptualiser ce que j'ai pu observer.
Comment conciliez-vous l'exigence de confidentialité des entreprises où vous intervenez et celle de publication que vous avez en tant que chercheures ? Une question qui est aussi une invite à préciser si vos thèses sont en convention Cifre, laquelle précise en principe les conditions de communication de vos résultats…
Marine Baconnet : Ma thèse est en convention Cifre, laquelle me soumet effectivement à une clause de confidentialité — je ne dois pas, notamment, mentionner le nom du groupe textile dans lequel j'interviens. Je précise encore que c'est par le truchement du Fonds social de ce groupe textile, dont la marraine n'est autre que Cynthia Fleury, que j'ai eu accès à mon terrain — une de ses usines. A priori, les conditions étaient donc idéales ; elles m'assuraient de pouvoir vivre la transformation structurelle d'une multinationale avec les agents de cette transformation.
Cela étant dit, en tant que chercheure, j'ai éprouvé moi-même une forme de "décalage" par rapport à la réalité de l'accueil qui m'a été réservé dans l'usine (Sourire). Son directeur était davantage intéressé par ce que je pouvais lui apporter d'utile à court terme (intégrer l'équipe logistique, écrire des process, participer aux audits de qualité des lignes de production), et moins par l'enquête que je cherchais à mener, qui nécessitait de collecter des données de toutes sortes en prenant le temps de les analyser. J'ai donc été cherché ces données en vie réelle auprès des formatrices, de la directrice industrielle et, enfin, des opérateurs. C'est par une démarche bottom up en somme, que j'ai pu valider mes constats avec la hiérarchie et remonter petit à petit jusqu'à la direction de l'usine pour gagner sa confiance.
Justine Rayssac : À la différence de Marine, mon terrain étant situé en Suisse, je ne suis pas en convention Cifre. Mais l'entreprise qui m'a accueillie s'est montrée plus qu'intéressée par mon sujet de thèse. Tant et si bien que je n'ai subi aucune "censure" de sa part. La semaine passée, j'ai même pu faire une communication à Montréal. Naturellement, la direction de l'entreprise en avait été prévenue, mais elle n'a pas demandé à intervenir sur le contenu. Nous sommes dans une logique gagnant-gagnant. À tel point d'ailleurs que le prix que j'ai reçu à Montréal pour ma communication, j'ai tenu à le fêter avec elle. C'est dans le même état d'esprit que j'ai pu intervenir à Cerisy. J'ai, il est vrai, la chance d'avoir deux directeurs de thèse, Cédric [Dalmasso] et Sophie [Hooge] qui ont une longue expérience de la recherche-intervention en entreprises ; ils avaient déjà amorcé depuis plus de trois ans un partenariat avec l'entreprise horlogère où j'interviens, ce qui a grandement facilité mon intégration en tant que thésarde.
Venons-en au colloque de Cerisy dans lequel vous êtes intervenues. Quels enseignements tirez-vous de cette expérience ?
Justine Rayssac : J'en repars épuisée ! Il faut dire que je suis arrivée à Cerisy en provenance direct de Montréal — je ressens encore les effets du jet lag ! Cela dit, cela ne m'a pas empêchée de vivre intensément cette expérience cerisyenne. Ce que j'en retiens, c'est la richesse des discussions comme celles de ce matin, qui m'ont fait prendre conscience à quel point j'étais encore ignorante sur bien des sujets ! Bref, Cerisy, c'est d'abord une leçon d'humilité. En tant que benjamine du colloque, en début de thèse, je le reconnais volontiers. D'autant qu'on apprend aussi de nos aînés, notamment sur les outils à développer en recherche-intervention, et que cela ne fait que stimuler l'envie de poursuivre son propre travail de thèse.
Vous connaissiez-vous avant de venir à Cerisy ?
Marine Baconnet & Justine Rayssac : Oui ! (En chœur)
Marine Baconnet : Nous avons été au Canada ensemble. Par chance, j'arrive à supporter le jet lag ! (Rire).
Justine Rayssac : Ayant toutes deux Cédric comme codirecteur, nous sommes amenées à nous croiser, ne serait-ce qu'au cours des séminaires de recherche. Mais ayant le nez dans le guidon, nous ne prenons pas assez le temps de nous poser, pour échanger et apprendre à mieux nous connaître. Ce colloque nous aura permis de rattraper un peu le temps perdu !
Un mot encore sur la thématique de "la vulnérabilité du travail". En quoi cette vulnérabilité concerne le chercheur lui-même, en dehors du fait d'être un objet de recherche ? Dans quelle mesure ne tiendrait-elle pas, si elle se vérifie, à la difficulté à faire reconnaître la dimension subjective ou à tout le moins personnelle de sa recherche ? Je pose ces questions en espérant qu'elle fasse sens…
Marine Baconnet : Oui, elles le font tout à fait. Cette vulnérabilité est d'ailleurs inhérente à cette démarche anthropologique à laquelle Justine et moi nous nous inscrivons dans une certaine mesure. Personnellement, je suis une disciple du philosophe et sociologue Robert Linhart. Son ouvrage L'Établi [publié en 1978 aux Éditions de Minuit] est à cet égard un modèle du genre. Il y invite le chercheur à s'effacer le plus possible en tant que tel et à faire corps avec ce qu'il observe, à s'intégrer éventuellement dans le groupe qu'il étudie, en se gardant de se placer dans une position surplombante, pour, au contraire, "penser avec". Ce livre m'a aidée à ne plus culpabiliser à l'idée de vivre dans ma chair mon terrain, de m'en saisir à bras le corps pour mener à bien ma démarche de recherche.
Dans une logique d'observation participante ?
Marine Baconnet : Oui, à ceci près que dans le cadre d'une recherche-intervention, on fait bien plus qu'observer ; on accompagne activement la transformation.
Et vous, Justine Rayssac ?
Justine Rayssac : Rien à ajouter et pas seulement parce que je suis encore en jet lag (Sourire), mais parce que je souscris pleinement à ce que viens de dire Marine. Je ne crois pas faire autre chose dans ma manière d'investir mon terrain.
Un mot, cette fois, sur la forme même du colloque, organisé sur six jours, en présence de participants et d'auditeurs libres, qui partagent les repas ensemble…
Justine Rayssac : C'est tout sauf anodin car cela concourt à créer une ambiance propice aux échanges informels, dans la bienveillance. Même si j'ai pu moi-même me sentir un peu en "décalage" (et pas seulement horaire !), on ne me l'a pas fait ressentir. Et c'est fort agréable. De même que ces moments de convivialité, à l'occasion des repas, mais aussi des pauses, sans oublier les parties de ping pong dans la cave. Celles-ci ne sont pas de la pure distraction. En conciliant corps et esprit, elles contribuent aussi aux avancées que nous avons pu faire sur le fond !
Marine Baconnet : Justine a tout dit ! Je pourrais reprendre mot pour mot son commentaire. Ce colloque, je l'ai vécu comme une semaine d'inspiration, de grande inspiration, au point que j'ai aussi ressenti le besoin… d'expirer. Les échanges sont si intenses ! Et pourquoi ne pas le dire ? Après tout, l'approche du travail par sa vulnérabilité incline à voir les manquements ; je pointerai donc ceux que l'on a pu avoir à l'égard du corps : hormis au cours de la journée Hors-Les-Murs, nous avons peu bougé, enchaînant les communications. Je ne saurais donc trop encourager à articuler davantage des moments d'inspiration à des moments d'expiration.
D'où votre exigence de réaliser cet entretien en marchant le long du "Chemin du Monde comme il vient, et d'ailleurs la nuit" !
Marine Baconnet : En effet, j'y tenais beaucoup !
Propos recueillis par Sylvain ALLEMAND
Secrétaire général de l'AAPC